Jean-Pierre Vernant, La Traversée des fontières, Seuil, coll. La librairie du XXIe siècle, oct. 2004.
« Pourquoi avons-nous besoin de la Grèce pour penser notre présent ? » Jean-Pierre Vernant pose cette question au seuil d’un court texte (« Penser la différence »), paru en 2002, et repris dans ce recueil. Elle éclaire le titre de l’ouvrage, qui dessine l’axe de gravité de la réflexion de Vernant au cours de ces dernières années.
Il s’agit donc, on l’aura compris, d’un recueil de textes (articles, conférences, entretiens, etc.), déjà publiés ici et là, entre 1995 et 2002. Ces textes paraissent hétéroclites, par leur propos, leur forme, leur longueur… Ainsi, derrière l’idée de franchissement, le lecteur passe d’Athènes à Vichy, de Troie à Strasbourg… L’auteur, dans sa préface, reconnaît « effacer les frontières entre les âges de la vie ».
Néanmoins, nous aurions tort de déplorer cet effacement, qui permet au lecteur de franchir avec bonheur les âges de notre histoire. Et il ressort de ce voyage une étonnante unité : une idée, rationnelle mais vivante, de la mémoire. Celle-ci est indissociable de la vie humaine ; elle est, par conséquent, à la fois une et complexe : à la fois « individuelle, sociale, historienne », notre mémoire franchit elle-même les ponts, et ignore les cloisons trop opaques. « La mémoire n’est pas en nous comme un organe qui remplirait une fonction délimitée et précise » (« Histoire de la mémoire et mémoire historienne », p. 127).
Jean-Pierre Vernant déploie ainsi quelques versants de sa propre mémoire, rendant ainsi la nôtre plus lisible. C’est un anthropologue, un fin connaisseur de la Grèce et de ses mythes. En tant que tel, il nous parle de l’héroïsme, de la mort et du temps dans L’Iliade et L’Odyssée : comment les Grecs, grâce à leurs mythes, pensaient-ils la mort, la gloire, et l’immortalité ? Il prend chez Homère deux exemples : Achille, qui, par sa mort, aussi glorieuse que précoce, continue de vivre dans la mémoire des hommes, jusque dans l’idée de liberté qui est au coeur de la démocratie athénienne ; et Ulysse, qui, par ses récits et ses métamorphoses, invente et élabore sa propre identité, réalisant ainsi son idéal de fidélité à lui-même. La mémoire est toujours celle des hommes vivants.
Mais c’est aussi un témoin d’une guerre qui n’a pas fini, soixante ans plus tard, de remettre en question notre rapport, collectif et individuel, à notre histoire; en tant que tel, il pose, en particulier à propos de l’affaire Aubrac, la question du témoignage.
C’est un grand-père enfin, conscient de pratiquer l’art immémorial de la transmission.
Vernant nous apprend non pas à douter de tout (le bien et le vrai, le mal et le faux, le passé et le présent), mais il nous invite, au contraire, en nous rappelant que « l’homme est la mesure de toutes choses », à lire et à penser en épousant les mouvements variés de la mémoire et des textes, qui s’interprètent en se transmettant, et qui se transmettent en s’interprétant – c’est-à-dire, fondamentalement, en se comprenant.
Lire une interview de Jean-Pierre Vernant :
http://www.lire.fr/entretien.asp/idC=47849/idR=201/idG=8