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Par André Giordan

Le succès du livre Apprendre à apprendre (Librio, 2007), conçu et écrit de concert avec Jérôme Saltet a surpris, et continue de surprendre le monde de l’éducation. Il est exceptionnel qu’un livre dans ce domaine dépasse les 50 000 exemplaires dans une seule année. Classé souvent premier en Sciences Humaines, il apparaît en permanence dans les 20 meilleures ventes du libraire numérique Amazon.

On ne peut pas dire qu’il s’agit d’un effet de mode ou qu’on eût affaire à un effet d’annonces. Aucun grand média n’en a parlé, excepté la chaîne culturelle de la Radio Suisse romande. Seuls quelques rares sites ont annoncé sa sortie dont celui du Café pédagogique.

Même les revues pédagogiques l’ont ignoré, il est vrai que cet essai me met pas en avant une belle théorisation, mais avance pour les grands élèves, les étudiants ou le grand public des possibles pratiques pour mieux apprendre !

Ce succès inattendu interroge le professionnel de l’éducation. En fait, ne répond-t-il seulement à une forte attente, attente en permanence laissée aux oubliettes ? Ce succès ne confirme-t-il pas la réussite de ceux qui ont compris pour des raisons familiales ou culturelles ce qu’apprendre veut dire ? Il devient alors regrettable que de tels apprentissages ne soient pas (ou peu) l’objet d’apprentissages à l’école, à l’université ou dans les formations d’une part.

D’autre part, cet engouement ne corrobore-t-il une des hypothèses du modèle d’apprentissage allostérique (allosteric learning model). A savoir, tout ne se joue pas au seul niveau cognitif comme le pensent les tenants des théories constructivistes ou des méthodes actives. Les principaux obstacles à l’apprendre ne se situent-ils pas à un autre niveau : au niveau « méta »(réflexion), habituellement appelé « métacognitif » dans le jargon des sciences cognitives. Ce peuvent être des difficultés liées à la représentation de l’école, de certaines disciplines, de l’apprendre par l’apprenant ou tout simplement des incompréhensions précises liées à ce qui est demandé, attendu ou à ce qu’est le métier d’apprenant. Travailler ce niveau en classe ou lors de formation professionnelle permet chaque fois de dépasser nombre de blocages ; mieux une telle approche augmente nettement les potentialités de réussite, quel que soit la situation ou l’épreuve.

« C’est l’élève qui apprend, et lui seul. »

« C’est l’élève qui apprend, et lui seul. On ne peut apprendre à sa place » « Il apprend à sa manière » comme n’a jamais appris ni n’apprendra quelqu’un d’autre. « Il apprend en partant de ce qu’il est et de ce qu’il sait», c’est-à-dire à partir de son histoire, dans un contexte chaque fois particulier, écrivions-nous dans Apprendre ! (Belin 1998). Encore faut-il que chaque élève (enfant ou adulte) soit en possession des outils et des approches pour apprendre. C’est tout l’enjeu de l’apprendre à apprendre. Pour y parvenir, au moins quatre piliers à élaborer apparaissent incontournables :

la volonté d’améliorer ses capacités d’acquisition de connaissances ou d’appropriation des démarches adéquates,

la prise en compte de ses habitudes de pensée,

l’accompagnement nécessaire pour lever les blocages mais d’abord

la permanence du désir d’apprendre (ou la redécouverte de celui-ci quand il est évanoui).

En effet si l’apprendre est naturel pour tout individu, ses processus n’ont rien ni de spontané, ni d’évident. Or les enseignants qui ont souvent été des « bons élèves » ou qui viennent de milieux culturels favorisés n’ont pas toujours conscience qu’apprendre est un vrai métier ! Il n’est pas automatique de savoir prendre des notes, de faire un plan ou une note de synthèse. Tout un outillage d’approches demande à être partagé quand on n’a pas grandi dans le bain culturel adéquat. Pour « réussir » à l’école ou dans une formation continue, n’est-il pas important d’avoir compris encore comment résoudre les problèmes, traiter l’information, prendre des notes, résumer, formaliser, rendre compte, monter un projet, argumenter à l’écrit comme à l’oral, etc…

Sur tous ces plans, il existe des rituels, des passages obligés qui ne sont pas d’accès immédiats. Ce sont des conventions, des habitudes de pensée à décrypter ; on ne prend pas des notes de la même façon pour un examen ou pour monter un projet. Ce sont également des compétences devenues indispensables au quotidien qu’il s’agit de préciser. Traiter l’information, c’est apprendre à trier l’information, la situer, en repérer la validité ou encore avec la recherche numérique savoir trouver la base de données, le moteur de recherche adapté ou les « bons » mots-clef !

D’autres compétences sont encore tout autant décisives à acquérir, comme savoir investiguer (observer, enquêter, modéliser,..), innover, évaluer, créer ou entreprendre. Des approches plus pertinentes pour aujourd’hui sont également à ajouter comme l’analyse systémique. A l’inverse de l’analyse classique -d’origine cartésienne- qui dissocie, décompose, l’approche systémique travaille sur les liens, elle rassemble les données, les met en relation dans le but de prendre en compte l’ensemble d’un système (une organisation par exemple). Enfin, il ne faudrait pas oublier la pragmatique : cette approche d’investigation permet d’apprendre à poser les problèmes, à en rechercher les causes ou les origines, puis surtout d’imaginer des solutions alternatives et de penser le changement nécessaire, qu’il soit personnel ou collectif. Autant de compétences absentes ou éludées des discussions sur le tronc commun…

Sa manière propre d’apprendre

Apprendre à apprendre ne s’arrête cependant pas là !.. Pour s’approprier avec pertinence cet ensemble de compétences et que celles-ci deviennent mobilisables dans un projet personnel, encore faut-il que chaque personne (enfant ou adulte) prenne conscience de sa manière propre d’apprendre[1]. Tout individu possède depuis sa plus jeune enfance des fonctionnements propres ; il les met en œuvre le plus souvent inconsciemment. Au XIXème siècle, un neurophysiologiste français Jean-Martin Charcot avait jeté les bases d’une théorie selon laquelle notre mémoire par exemple se spécialise selon nos sens : la vision, l’audition. Cette idée a été largement reprise par Antoine Binet, celui des tests, et développée par Antoine de La Garanderie, puis par la PNL, la Programmation Neuro-Linguistique, une approche à la mode dans les entreprises.

Pour eux, l’échec scolaire ou les difficultés en formation continue viennent souvent du fait qu’une personne ou un élève «visuel» suit un enseignement « auditif » et inversement. Il importe dès lors pour chacun de prendre conscience de sa dominante : mémoire visuelle, auditive, kinesthésique. Eventuellement de la préciser ; on sait aujourd’hui que ces catégories ne donnent que de grands traits ; le fonctionnement du cerveau est beaucoup plus complexe. La mémoire fonctionne sur la base de modules superposés, « en étage »[2]. Elle stocke les informations selon des modes très variés où d’autres paramètres interviennent comme l’affectif, l’émotionnel, les ressentis, etc…

Ce sont toutes ces constantes qu’une formation à « apprendre à apprendre » permet de dégager. Une école, une formation qui font réussir se préoccupent de faire prendre conscience à l’apprenant de son profil d’apprentissage. En prenant en compte le fonctionnement mental en place chez chacun, elles se doivent ensuite de le faire évoluer. Car si chaque individu a bien-sûr sa propre structure mentale ; il n’y est pas enfermé. Pour réussir, connaître qu’il existe d’autres façons de faire et de s’y essayer est un « plus » incontournable. Plus on sait pratiquer différemment, plus on possède d’outils et de ressources ; plus l’apprendre sera aisé. On peut alors privilégier l’une ou l’autre approche suivant les tâches demandées. Face à une activité nouvelle, l’apprenant cherche en permanence à repérer la manière de faire la plus adaptée.

Pour les élèves, confrontés à des échecs répétés, l’apprendre à apprendre présente un intérêt à plusieurs titres. Il accompagne tout apprentissage nouveau de quelque nature qu’il soit. L’enseignant formé comprend mieux le fonctionnement de l’apprenant, repère tout de suite les obstacles ; il peut plus aisément lui fournir l’environnement adéquat pour comprendre. Un travail sur l’erreur avec l’apprenant est sur ce plan à introduire. L’erreur demande chaque fois à être dédramatisée, elle ne doit plus être une « faute » à sanctionner, elle peut devenir un moyen d’apprendre ! Dans l’apprendre à apprendre, faire des erreurs n’est plus grave. Ce qui serait grave serait de ne pas chercher à comprendre la source de ses erreurs et de ne pas y remédier.

Tout un ensemble d’accompagnements peuvent ainsi être mis à la disposition de l’apprenant pour mettre à jour ses potentiels, son ouverture vers des choses nouvelles, son regard sur le monde. Ils apprennent à affronter positivement des situations nouvelles, à faire ressurgir des savoirs enfouis, à se redonner confiance en soi et surtout… à oser changer.

Tous ces accompagnements favorisent l’autonomie de l’apprenant, ils présentent un intérêt tout particulier pour les élèves en grandes difficultés ou les individus dits à « bas niveaux de qualification ». Ces personnes doutent souvent de leurs capacités. Ils ne se pensent pas capables d’aborder certains problèmes parce qu’ils ne se sentent pas préparés[3]. A côté des méthodes d’investigation à connaître, l’apprentissage peut porter suivant le cas sur l’estime de soi, la gestion des efforts, les stress, la planification de l’approche,.. De même, son implication, ses émotions, son organisation ou sa gestion du temps peuvent être travaillées et enrichies.

Bien sûr, il est un point que l’apprendre à apprendre doit susciter en permanence, c’est le désir d’apprendre. Les principaux blocages chez les individus sont à ce niveau, soit parce que l’école a contribué à développer l’ennui, soit parce que l’individu a été confronté à des pratiques répétitives qui lui ont fait perdre la curiosité ou le goût pour les études.

Un ensemble de possibles propres à motiver sont mis à disposition : le plaisir de découvrir par soi-même, de se questionner et de chercher. Les questions nourrissent la curiosité et entraînent par là la dynamique du connaître. Les attentes de l’enfant ou de l’adulte sont recherchés par des mises en situation ; ses projets, quand ils peuvent être explicités, jouent un rôle moteur, auquel contribue une confiance et une «estime de soi » retrouvée. Place est faite au débat et à la coopération entre élèves, à l’expression de leurs vécus ou de leurs expériences. L’enseignant suscite en permanence les intérêts, fait exprimer leurs conceptions ; il les fait encore travailler sur leurs différences ou partager leurs interprétations. Le sens de l’activité, du contenu est mis en avant. Sont convoqués également, la nouveauté, l’actualité, les sujets qui font débat comme l’environnement, le développement durable, les grandes questions sur la vie,.. Les pédagogues québécois y ajoutent encore le défi, le goût du risque ou l’émulation…

Il n’y a jamais de solution « toute faite » pour susciter ce désir, surtout quand celui-ci a été enfoui… cela se saurait ! Tout est complexe, systémique, les apports, les interactions doivent être multiples, voire paradoxaux en la matière. Pour certains, le plaisir de connaître ou simplement de « faire » peut être un déclencheur. D’autres ont besoin de trouver dans les investigations de la joie, du bonheur ou du… sens. Pour certains, ce sens peut être immédiat, d’autres ont besoin d’en repérer la direction sur la durée, etc.. Sans celle-ci, ils ne se mobiliseront pas.

Il est ainsi une dimension qui gagne à être « travaillée » sur ce plan, c’est celle de la personne. L’identité de l’élève, du jeune adulte en formation, son projet personnel est à mettre en avant. Il s’agit qu’il prenne conscience » de ses ressources, de ses ressorts intimes : qu’est ce qui le porte ? à quoi il tient ? quel est son regard sur le savoir ?, etc.[4]… mais aussi qu’il évoque ses angoisses ou ses peurs de l’école, de l’enseignant ou de l’apprendre. Comment comprendre autrement cet étrange mystère qui est celui du désir ?.. Cela implique que l’enseignant ne se conçoive plus comme le spécialiste d’un contenu, il doit s’envisager d’abord comme le professionnel de la « personne qui apprend ».

La dimension « méta » dans l’apprendre

Chaque fois, une position « méta » permet à l’apprenant de prendre du recul pour comprendre comment il apprend, les chemins par lequel il est ou doit passé, les ressources à s’approprier et les apports possibles ou les limites des institutions (école, formation,..). L’exemple des mathématiques, par exemple, est significatif à cet égard. La plupart des obstacles ne proviennent pas de la discipline en tant que telle, mais de la représentation que les apprenants s’en font. Les programmes et les enseignants y contribuent sans s’en rendre compte ! Les mathématiques enseignées n’ont rien de bien sorcier, malheureusement elles sont affublées d’une phraséologie absconse et d’un vocabulaire hautement répulsif. L’usage du symbolisme y est démesuré et les implicites omniprésents. Le professeur ne signale jamais, par exemple, qu’il utilise la parenthèse dans un sens différent de celui qu’elle a dans la vie de tous les jours. De même, nombre de problèmes prennent le contre-pied de la réalité vécue par l’élève. Pris dans cet engrenage, l’élève ne saisit pas ce dont il est question. Et comme la matière fait office d’instrument de sélection, le mythe des mathématiques –« matière difficile »- fonctionne à plein régime!

Une approche métacognitive des exercices de mathématiques permet d’aborder autrement les problèmes, d’analyser le faire et l’image du faire, de dresser une «check-list» des solutions ne ressemblant pas à celles auxquelles l’apprenant a coutume de recourir. Cette démarche s’avère bien plus efficace que les vade-mecum préconisant des marches à suivre stéréotypées. Les espaces de prise de recul durant lesquels l’apprenant réfléchit sur le type de savoir en question augmente son pouvoir de discernement. Il peut comprendre mieux le raisonnement ou la démarche demandés. Sans cela, le savoir se réduit à des étiquettes, des algorithmes, des rituels ou à des tâches parcellaires qui ne peuvent faire sens…

D’une manière générale, plus l’apprenant réfléchit sur le traitement d’une tâche, plus il en repère et en répare les erreurs, les limites et les dysfonctionnements. Il devient rapidement capable d’analyser les évènements en cours, d’expliciter la stratégie utilisée et sa pertinence. Une efficacité optimale émerge. Les conceptions sur soi, sur le rapport aux autres, sur le rapport à l’autorité ou à l’école, changent du tout au tout, en particulier pour les personnes (enfants, adultes) en grande souffrance. Une telle approche peut se faire par la recherche de métaphores, le fonctionnement analogique ou le jeu de rôles qui incite à la réflexion en provoquant l’imagination. Chaque fois, réfléchir sur l’apprendre permet de corriger l’image stéréotypée que l’on se fait de soi-même.

Une telle pratique de la métacognition est plus qu’une simple formation méthodologique : il faut plutôt l’envisager comme un apprentissage d’un rapport au savoir, et même d’un rapport au monde. Notre cerveau comprend plus que ce qu’il peut expliciter. Chaque personne se crée en créant son propre monde. Mais les individus ne conçoivent pas toujours que le niveau de leurs performances dépend, en partie, de leur propre investissement. Ils ne perçoivent pas toujours la nécessité de recourir à une stratégie particulière. Quand ils le font, la procédure sélectionnée n’est pas toujours la plus adaptée. Lorsque la procédure est malgré tout pertinente, son efficacité peut s’avérer très faible. La mise en oeuvre laisse à désirer, l’effort cognitif requis est trop élevé.

Toute la difficulté est de passer d’un fonctionnement automatique mais local, adapté aux quelques situations que l’apprenant a l’habitude de traiter, à une mobilisation plus large de procédures de pensée intégrées dans des stratégies gérées consciemment. L’élève peut savoir utiliser une règle de trois, il a un grand pas à faire pour maîtriser une théorie des proportions dans laquelle s’inscrit cette règle. Le passage de l’un à l’autre, l’intérêt de le faire, les relations entre les deux contribuent à apprendre. Cette dimension tient ainsi une place tout aussi capitale que le cognitif, l’affectif et l’émotionnel dans le processus de l’apprendre[5].

André Giordan

L’ouvrage :

A Giordan et J Saltet, Apprendre à apprendre,Librio, Paris, 2007, 98 p., 2 euros.


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[1] Une erreur fréquente chez les enseignants est de penser que les élèves fonctionnent comme eux ont appris. Une école qui fait réussir est une école qui propose un éventail de possibles que chaque élève peut s’approprier suivant qui il est.

[2] Trop souvent la perception de l’information et la représentation que chacun se fait du savoir sont confondues. L’enseignant s’imagine souvent que toutes les fois qu’un support présente des images, l’élève va s’en faire immédiatement une image. Il y a des apprenants qui n’ont jamais aucune image dans leur tête. Il suppose également que tous les mots entendus vont être codés sous forme verbale. Toute information sonore peut ne pas être non plus représentée auditivement.

[3] Cela est également intéressant en formation continue pour les individus qui ont depuis longtemps été rivés à des tâches routinières

[4] Toutefois, autre paradoxe, le rôle de l’enseignant n’est pas de rester au niveau des désirs immédiats de l’élève. Il doit toujours lui proposer -voire lui opposer- un projet éducatif. Mais, ce contrat éducatif ne peut jamais être avancé à brûle-pourpoint : “ce matin, nous allons étudier les fractions”. L’enseignant doit prendre du temps pour interpeller, concerner ou faire que l’élève se questionne sur le contenu envisagé à partir de ce qu’il est.

[5] Pareille démarche devrait commencer tôt, à l’école maternelle. On sait combien les premiers savoirs se révèlent déterminants toute la vie et modèlent intensément les pratiques.