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Par François Jarraud

Peut-on enseigner l’Europe ? Nicole Allieu-Mary, coordinatrice à l’INRP d’une recherche portant sur l’enseignement de « L’Europe explicite ici ses interrogations : peut-on enseigner qui fait débat dans la société civile ? Comment les enseignants d’Histoire-géographie s’emparent-ils de cette demande institutionnelle et comment leurs conceptions (du métier mais aussi de l’Europe) ont-elles une incidence sur les savoirs qu’ils privilégient et sur la nature même de l’histoire et de la géographie qu’ils mettent en scène dans la classe ?


La Journée Europe et Éducation du 6 mai 2009, organisée par la Direction des Actions Éducatives de France5 et le Centre Europe direct de la Documentation française a été interpelante et revigorante. Tonique en effet, par la diversité, le dynamisme – voire la passion – de ceux qui y ont présenté des expériences et initiatives de cette Europe des acteurs dans le champ éducatif. Le site curiosphèse.tv, lesite.tv et bientôt la plate-forme européenne de vidéos éducatives (EduTube Plus) sont le reflet, à grande échelle, de la volonté d’offrir aux enseignants des outils pédagogiques performants. Stimulant aussi le constat que souvent, l’enthousiasme personnel des enseignants, leur engagement militant, rendent possibles des expériences très riches sans forcément de grands moyens. Qu’il s’agisse de « philosopher » en visioconférence chaque semaine, avec des enseignants et des lycéens de lycées français d’Europe ou de construire avec des élèves polonais, turcs et français un film d’animation. Ce dernier projet, initié par Michel Bach, enseignant à Bar-sur-Aube, pose assez bien la problématique d’ensemble. Choisir la Pologne et la Turquie comme partenaires – pour des élèves à qui l’Europe apparaît comme très lointaine et abstraite – n’est pas anodin : c’est faire le choix d’une exigence citoyenne. On ressort nécessairement de ces présentations avec le sentiment excitant que « si on veut, on peut »[1].


Pourtant, cette journée laisse un drôle de sentiment. Invitée par les organisateurs à réagir en tant qu’expert au sondage « Europe & Éducation », j’avoue ma surprise devant les résultats que j’ai découverts[2]. Constitué par des abonnés de Curiosphère-tv ayant accepté de répondre en ligne à un sondage sur l’Europe, l’échantillon (1288) était inéluctablement biaisé : je m’attendais à un véritable plébiscite. Sur l’engagement dans des projets éducatifs à dimension européenne. Sur la connaissance des dispositifs existants et leurs modes de financement. Sur les possibilités de formation continue qu’offre l’Union européenne. Et, au moins pour les enseignants d’histoire-géographie qui constituent la discipline la plus mobilisée (31% des 1004 enseignants du secondaire de l’échantillon), une bonne connaissance du manuel franco-allemand[3]. Les chiffres révèlent sèchement les nuances à apporter à l’enthousiasme collectif des intervenants. Près des ¾ des sondés (71%) n’ont jamais participé à un projet éducatif à dimension européenne pour deux raisons majeures : ils ne connaissent pas ces projets (61% d’entre eux) et/ou ces derniers sont trop compliqués à monter. Seul un sondé sur sept connait l’existence de programmes européens de formation continue. Sur les 360 personnes déclarant connaître l’existence de « manuels européens »… 54 seulement disent les utiliser. La seule composante en harmonie avec ce à quoi l’on pouvait s’attendre : le désir d’être mieux informé, voire de se lancer dans des projets éducatifs à dimension européenne.


À dire vrai, ma surprise n’est que partielle. Coordinatrice à l’INRP d’une recherche portant sur l’enseignement de « L’Europe » (continent comme Union européenne) et les enjeux identitaires et civiques qu’il sous-tend[4], je ne peux que confirmer le rapport parfois ambigu des enseignants face à cet objet.


La discipline scolaire histoire-géographie, très fréquemment associée à l’éducation civique, est plus encore que d’autres travaillée par les tensions existant entre les finalités qui lui sont assignées : finalités patrimoniales et culturelles (enraciner une culture commune à tous) ; finalités intellectuelles (exercer son esprit critique) ; finalités civiques (construire le citoyen actif dans la cité). Quel que soit l’objet d’enseignement – même le plus « froid » – on voit bien la difficulté qu’a l’enseignant d’HGÉC à tenir ensemble des exigences parfois contradictoires : contribuer à fabriquer du consensus et du lien social tout en permettant à chacun de se construire une identité ; transmettre une culture commune tout en montrant que les savoirs sont des constructions à interroger de manière critique. On comprend aussi que notre discipline (telle que les recherches didactiques ont pu la modéliser depuis vingt-cinq ans[5]) fonctionne le plus souvent – sauf pratiques innovantes marginales – sur une vulgate qui expose des savoirs positifs, dégagés de leurs conditions d’émergence scientifique et dénués de toute connotation politique.


Or, enseigner l’Europe aujourd’hui, c’est enseigner un objet incertain. C’est s’interroger sur ses « limites » en tant que continent (programme de quatrième, IGEN, 2007) ; c’est réfléchir à ce qui peut fonder une « identité européenne » (programme de première, leçon Qu’est-ce que l’Europe ?) ; c’est aborder avec les élèves « les finalités du projet partagé par les nations qui la constituent » (IGEN, 2007) ; c’est, parmi les compétences sociales et civiques décrites dans le Pilier 6 du Socle commun de compétences (Annexe au décret 2006-830 du 11 juillet 2006) permettre de « développer le sentiment d’appartenance à son pays, à l’Union européenne ». C’est enseigner finalement quelque chose en devenir et sur lequel il y a débat dans la société civile. Comment les enseignants d’HGÉC s’emparent-ils de cette demande institutionnelle ? Leurs conceptions (du métier, de leur discipline, de leur rapport personnel à l’Europe…) ont-elles une incidence sur les savoirs qu’ils privilégient et sur la nature même de l’histoire et de la géographie qu’ils mettent en scène dans la classe ? Telles sont les questions que nous nous sommes posées. C’est un portrait finalement complexe et pluriel que nous voyons se dessiner au travers des entretiens que nous avons menés, qui entre en résonnance avec les réponses à la seule question ouverte de l’enquête EÉ.



Des rapports à l’Europe et à l’Union européenne hétérogènes


Une représentation communément partagée consiste à croire en un processus continuiste de construction d’une identité européenne. Comme le soulignait déjà François Lebrun (Le Débat, 1993, l’Europe à l’école), la connaissance de ces/ses racines européennes, « maison commune » dans laquelle les adolescents vivront, permet de « se forger une conscience éclairée de citoyen européen ». Ainsi, les connaissances partagées créent du sentiment d’appartenance ; cette identité construite conduit tout naturellement à la conscience d’être citoyen européen. Enseignons l’histoire de l’Europe, nos repères culturels communs, sa géographie et le projet communautaire : nous fabriquerons des Européens. Une telle conception devrait faire, des enseignants d’HGÉC, ontologiquement des pro-européens. Or, les choses sont plus complexes. Le face à face de la méthode de l’entretien conduit sans doute à des positions plus nuancées que celles formulées dans l’anonymat d’un sondage. Si nous n’avons pas rencontré dans notre étude de positions aussi radicales, manifestant un refus de cette « Europe là » (sondage EÉ), nous retrouvons toute la palette des postures décrite par Robert Frank[6]. L’identité culturelle – l’Européanité – ne consiste pas à connaître et partager des traits culturels communs, « elle est la conscience d’être Européen. Pour qu’il y ait identité, il faut un processus d’identification ». Elle ne se prolonge pas automatiquement, au plan politique, par un Européisme, « sentiment de nécessité vitale de construire l’Europe ». Si quelques-uns s’affichent comme des européistes convaincus, nous avons rencontré aussi des collègues perplexes, à la fois face à la mission qui leur est confiée et pour eux-mêmes. Méfiants vis-à-vis d’une commande jugée par trop politique, ils se montrent parfois réticents à entrer dans des débats précis et argumentés, avec leurs élèves, sur l’élargissement, les questions institutionnelles ou les options (fédéralisme ou Europe des nations ?). Se réfugiant souvent derrière des arguments concernant les élèves (« même si l’Europe est présente dans les programmes, elle reste un fait souvent abstrait notamment pour les élèves dont l’horizon géographique est limité » sondage EÉ) ils manifestent une certaine gêne face à un objet devenu scolairement sensible. Certains l’avouent sans ambages : Européen ? oui. Citoyen européen ?…


Le schéma ci-dessous permet de visualiser les deux entrées majeures que nous avons repérées face à la demande institutionnelle.



Une ligne de partage entre une entrée culturelle et une entrée politique

Avec toutes les nuances que suppose la singularité de chaque posture, semble se dessiner une bipolarité d’ensemble : deux entrées didactiques, deux conceptions de « l’Europe ». D’un côté, une Europe essentiellement perçue et présentée comme un héritage, un legs, celui de toute une culture commune dont la transmission permet de créer du lien, du sentiment d’appartenance et d’aider chaque jeune à se construire une identité. L’Europe est une sorte de « déjà là » – perceptible dans les monuments qui nous entourent, dans nos langues, dans les racines de religions monothéistes dominantes…- et que l’enseignant a mission de dévoiler. Le présent trouve sa légitimité dans le passé : l’histoire peut se dérouler à la manière d’un « roman » (de national, devenu européen). La dialogique unité-diversité penche nettement du côté de ce qui nous relie. D’un autre côté, une Europe présentée délibérément comme une construction politique tournée vers le futur. L’histoire enseignée se fait plus téléologique : à partir de la vision que l’on se fait du projet, on « puise » dans le passé (souvent récent) ce qui peut faire sens. Dans le premier cas, l’accent mis sur le patrimoine culturel renvoie le politique à un futur, un ailleurs et non dans l’ici et maintenant de la classe : ce « présent inachevé » sera ce que les futurs citoyens en feront. Dans le second, le point de départ politique conduit à des argumentations qui mêlent de façon subtile la géographie, l’économie, la géopolitique, l’histoire : c’est depuis le présent qu’on interroge le passé pour construire la légitimité du projet européen. Á un déroulement « classique » du temps historique, on ne dédaigne pas une vision discontinue de l’histoire pourvu qu’elle serve le projet civique.


Il nous a semblé que certaines remarques du sondage EÉ ne disaient pas autre chose : « C’est à travers l’éducation et la culture, qui conduisent au respect de l’autre et à la tolérance, que cela devient peu à peu possible » ; « il faut éduquer nos enfants futurs citoyens européens sur une base de valeurs communes liées aux cultures, aux droits de l’homme, à la diversité qui est une force positive pour arriver grâce à la tolérance et à la coopération… ». Resterait à savoir si les élèves, eux, se sentent Européens ?


Nicole Allieu-Mary

Chargée d’études et de recherche à l’INRP




Sur le Café :

Europe et éducation un couple délicat

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2009/05/Europeet[…]

L’Europe et le système éducatif

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lesysteme/Pages/2009/10[…]

Dossier : élections européennes, êtes-vous préparé ?

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/schumaines/e[…]

Enseigner l’Europe

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/documentatio[…]

Le référendum européen (dossier)

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2006/Constitut[…]

Europe et éducation : il reste à faire


France 5, Centre Europe Direct et la Documentation française organisaient le 6 mai, une journée de débats et rencontres sur l’Europe et l’éducation. Force est de le constater : mal informés, parfois méfiants devant un enseignement qui renvoie à un projet politique, les enseignants ne donnent pas à l’Europe, aux projets européens et à la citoyenneté européenne une place prioritaire.


Cinq temps forts attendaient les congressistes : une présentation de la politique éducative européenne par Frédéric Vincent, membre du cabinet de Jan Figel, la présentation de la vidéothèque européenne EduTube, une analyse sur la façon dont les professeurs d’histoire-géographie abordent la question européenne, la publication d’un sondage sur les rapports entre profs et Europe et enfin le témoignage d’auteurs de manuels européens.


L’éducation c’est 1% du budget européen. Frédéric Vincent a rappelé que l’éducation ne représente que 1% du budget européen. C’est qu’elle reste affaire nationale, dirigée selon les pays soit par l’Etat soit par les collectivités locales (Länder allemands par exemple). L’Union entretient des programmes d’échange scolaire (Erasmus, Comenius, Leonardo) qui rencontrent un certain succès. Pour F Vincent, même si certaines recommandations européennes sont appliquées (pour l’enseignement des langues ou dans l’organisation de l’enseignement supérieur par exemple), on ne vas pas vers une uniformisation des systèmes éducatifs européens.


Un Youtube pour l’Ecole ? C’est justement une nouvelle initiative européenne que Jean- Marc Merriaux, directeur des actions éducatives de France 5, a présenté. Dix-huit partenaires de onze pays européens sont associés, sous le pilotage de France 5, pour réaliser EduTube , une vidéothèque éducative européenne. Elle devrait comprendre environ 9 000 vidéos multilingues, associant des contenus professionnels et des réalisations d’enseignants et d’élèves. Une des difficultés rencontrées pour la réaliser c’est que les enseignants réagissent différemment sur certains thèmes. L’image n’est pas un langage si universel que cela…



Des enseignants réticents envers l’Europe ? Réalisé à partir des abonnés à Curiosphère, un sondage a demandé à près de 2 000 enseignants ce qu’ils pensaient de l’enseignement de l’Europe. Il montre un déficit important d’information : 89% des enseignants ne s’estiment pas bien informés sur les dispositifs européens, seulement 28% connaissent les manuels européens. Les enseignants qui ont participé à ces projets européens sont très satisfaits (91% satisfaits). 74% aimeraient en faire mais ils jugent cela trop compliqué.


Il revenait à Nicole Allieu-Mary, responsable du programme « Enjeux contemporains de l’enseignement de l’histoire-géographie » à l’INRP, d’expliquer ces attitudes face à l’Europe, en s’appuyant sur ses travaux sur les enseignants d’histoire-géographie. Soumis à des injonctions claires d’avoir à construire une citoyenneté européenne, comme leurs aïeux avaient contribué à bâtir sous la IIIème République le sentiment national, les enseignants ne se plient pas à la vulgate officielle. Selon Nicole Allieu-Mary, les enseignants réagissent différemment à ces demandes officielles. En fonction de leur vision de l’Europe, de la citoyenneté mais aussi de la pédagogie, ils se bricolent un discours sur l’Europe tout personnel. Très peu ont un fort sentiment de citoyenneté européenne même si tous pensent participer d’une « européanité ». Le partage est aussi pédagogique. Les enseignants qui ont une vision patrimoniale de l’Europe défendent plutôt une pédagogie traditionnelle. A côté, des enseignants adhèrent à l’Europe comme un projet politique et sont plus ouverts aux projets européens en classe. C’est dire que la dimension européenne perturbe aussi les représentations professionnelles. Nicole Allieu-Mary cite en exemple les manuels européens. Le manuel franco-allemand exige d’enseigner autrement , en favorisant l’approche historiographique, les débats, toutes pratiques perturbantes pour l’enseignant français.


Des manuels qui peinent à trouver leur place. Justement trois manuels européens étaient présenté spar leurs auteurs. Guy Fontaine a pu évoquer les difficultés à réaliser son manuel Lettre européennes (de Boeck), qui est un manuel d’histoire de la littérature européenne. Pierre Escudé est le directeur d’un projet européen qui a donné naissance à Euro-Mania, un manuel d’initiation aux langues romanes. C’est peut-être Guillaume Le Quintrec, un des auteurs du manuel d’histoire franco-allemand (Nathan), qui a rencontré le plus d’obstacles sur sa route. Obstacle pédagogique : les Allemands ont du accepter un manuel « à la française » car les deux pays font classe très différemment. Obstacle idéologique : un communiqué syndical a salué négativement la publication ! Obstacle économique : le manuel peine à trouver son marché.


Finalement ces trois exemples montrent que réaliser un manuel européen reste une gageure. C’est assez représentatif des rapports entre éducation et Europe. Chacun chez soi…

Le programme

Le sondage

Enjeux contemporains de l’enseignement de l’histoire-géographie

Le manuel franco-allemand passe le Rhin pédagogique





[1] Une telle journée conforte la militante pédagogique que je suis (Thèse sur l’Interdisciplinarité pédagogique sous la direction de Philippe Meirieu, 1998, Lyon II).

[2] Sondage réalisé par le cabinet Trajectoires (groupe reflex – Lyon) du 2 au 17 avril 2009 : http://www.curiosphere.tv/ressource/22538-sondage-europe-[…] Nous indiquerons « sondage EÉ » dans le texte.

[3] Collection inaugurée en 2006 pour les Terminales, dirigée par Guillaume Le Quintrec et Peter Geiss (Éditeurs : Nathan, France et Klett, Allemagne). Le tome 2, L’Europe et le monde du Congrès de Vienne à 1945 (niveau première) est sorti en avril 2008.

[4] Enseigner l’Europe et enjeux citoyens, équipe ECEHG – Enjeux Contemporains de l’Enseignement de l’Histoire-Géographie – de l’Institut National de Recherche Pédagogique (Lyon) : http://ecehg.inrp.fr

[5] Allieu-Mary N. ; Audigier F. & Tutiaux-Guillon N. (2006). « 25 ans de recherche en didactique de l’Histoire ». Historiens et Géographes, n° 394, p. 195-209.

[6] R. Frank, « Les métamorphoses de l’être européen », CAESmagazine N° 70, printemps 2004.