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Depuis quelques années, on assiste à la montée de plusieurs courants d’opinions qui marquent leur défiance envers les « pédagogistes ». Les mots n’étant jamais anodins, précisons : ils dénoncent ceux qui feraient le lit de la mort des savoirs, de l’enseignement magistral et de la transmission culturelle, qui réduiraient l’Ecole au puero-centisme et aux devinettes, au nom de l' »Egalité des chances des moins-doués ». Ils reprochent le laxisme, les dérives post-soixante-huitardes, « l »enseignement du vide ». Ils s’opposent à ce que « l’enfant construise lui-même son propre savoir » ou puisse apprendre « librement », fustigent « l’élève au centre » de la loi de 1989, l’idée que l’enseignant et l’élève puissent être sur un pied d’égalité, bref de « déscolariser l’Ecole ». Toutes ces expressions ont été relevées dans des écrits récents de ces courants d’opinion et d’idées. Selon l’endroit où on se trouve dans la constellation éducative, on les trouvera affligeantes ou salvatrices.

Afin d’essayer de comprendre ce qui peut « fonder » les discours sur le pédagogique, il est sans doute nécessaire de faire un retour historique sur ce qui, en matière d’éducation, peut contribuer à forger des croyances, des opinions, des représentations, des conduites, des points de vue, des engagements.
Le Café « pédagogique » ne pouvant oser la neutralité, nous ne prétendrons pas ici nous instaurer en juge, mais prendre le temps d’un retour critique sur quelques faux amis qui raidissent parfois des conflits qui n’auraient pas lieu d’être, et tournent donc aux procès d’intention. Et au passage, peut-être débusquerons-nous quelques vraies bonnes questions…

Parler de « pédagogie », c’est nécessairement s’intéresser à plusieurs concepts : qu’est-ce qu’un enfant ou un adolescent ? Comment apprend-on ? Quelle rôle joue l’Ecole ? Quel modèle de société a-t-on en tête ? Selon les réponses qu’on donne à ces quatre questions (on peut avoir de nombreuses combinaisons !), les conceptions et points de vue sur ce qui doit se passer dans une école, entre des adultes et des enfants seront très différentes… Tentons un bref retour historique en tentant d’en rester aux faits, mais le lecteur y fera son miel…
Conceptions sur l’enfantIl est indéniable que dans les deux cents dernières années, les conceptions de l’enfant ont évolué. Rappelons pour mémoire qu’il y a à peine soixante-dix ans, une part considérable des hommes français cultivés pensaient que les femmes n’étaient pas dotées d’une raison suffisante pour pouvoir voter, et que les « droits de l’enfant » (et surtout ceux des filles) étaient un concept inconnu. Sauf à considérer qu’une mutation génétique spécifique soit survenue accidentellement, on peut considérer qu’il s’agit là d’une évolution culturelle liée au développement de l’éducation, qui n’est d’ailleurs pas répartie sur le globe de manière homogène. Même la question du degré de châtiment corporel acceptable pourrait faire l’objet d’une discussion serrée qui dépasserait notre propos. Historiquement, cependant, on peut opposer deux caricatures : celle d’un enfant naturellement bon qu’il s’agirait de ne pas corrompre, et celle d’un être vicieux qu’il faudrait corriger pour assurer -au choix- le salut ou l’accès à la pensée. On pourrait en trouver trace dans nombre de comportements éducatifs familiaux.
S’y ajoute cependant une évolution concomitante, c’est l’inflation du discours « libéral » (pour ne pas dire commercial) sur l’enfant : renversant les codes traditionnels, la publicité sert une idéologie qui présente l’enfance comme le seul âge valant d’être vécu, entre régression et fusion, renvoyant aux orties l’adulte-ronchon refusant de se laisser aller aux délices de la consommation. Plusieurs spécialistes le prouvent. Du coup, tout discours sur l’effort, l’engagement dans le travail, source de développement devient suspect… Et l’Ecole, en promettant pour plus tard les bénéfices des sacrifices d’aujourd’hui, est assez loin des courants porteurs…
Conceptions sur l’apprentissageRien n’est moins homogène non plus que les théories psychologiques sur le développement et l’apprentissage. Nous en resterons donc aux caricatures pour tenter de préciser les forces en présence.
Le behaviourisme, centré sur le processus stimulus/réponse, développe l’idée que les stimuli de l’environnement développant chez les sujets des réponses comportementales, il est plus important de s’intéresser à la stimulation de la situation qu’au fonctionnement intérieur des sujets. Dans cette perspective, l’enseignement est donc découpé en objectifs précis, visant à renforcer les comportements adéquats et à éliminer les autres.
Le cognitivisme, centré sur le traitement de l’information par les différentes mémoires (mémoire de travail, mémoires à long terme sémantiques, épisodiques, …). les connaissances sont « déclaratives » ou « procédurales » (comment faire un noeud de cravate, ou poser une addition). Comme le dit Gaonac’h, « les connaissances qu’un individu possède déjà sont le principal déterminant de ce que cet individu peut apprendre ». Dans cette perspective, apprendre, c’est encoder dans la mémoire à long terme en faisant les classifications nécessaires pour les retrouver facilement, c’est entraîner des procédures qui vont libérer de la mémoire de travail, c’est « se construire des représentations et opérer un calcul sur ces représentations ».
Le constructivisme, souvent identifié à Piaget, pose comme principe les interactions entre le sujet et son milieu, en cherchant des états d’équilibre. Le petit homme a à sa disposition des « structures cognitives » qu’il va faire fonctionner dans des « systèmes succesifs » (les fameux stades : sensori-moteur avant 18 mois, préopératoire jusqu’à 8 ans, avant celui des opérations concrètes (jusqu’à 12 ans), puis formelles).
Le socio-constructivisme n’est pas, comme on le lit parfois, une simple variation des thèses piagétiennes. En introduisant un troisième acteur dans l’apprentissage (le socio, le groupe, l’enseigant…), il pose le concept vygotskien de développement : c’est l’apprentissage lui-même qui conduit au développement cognitif. Les fonctions psychiques supérieures (l’attention, la mémoire, la volonté, la pensée verbale…) ne sont pas dans la substance du sujet, mais découlent des rapports sociaux, en transformant l’interpersonnel en intrapersonnel, grâce aux médiations sémiotiques (échanges langagiers amenant progressivement à définir les concepts et le sens des mots, rôle de l’écrit, de tableaux, des outils…). Le rôle de l’Ecole, dans cette perspective, est notamment de passer de connaissances « quotidiennes » à des connaissances « secondarisées » permettant de se mettre à distance, de classer les connaissances dans les savoirs disciplinaires historiquement constitués en culture (d’où l’expression historico-culturel »)
Conception de l’Ecole et de la sociétéLa sociologie explique que l’Ecole n’est pas un lieu neutre, mais une institution qui joue un rôle dans la société. Chacun connaît Bourdieu et sa théorie des Héritiers et de la Reproduction : l’Ecole y joue un rôle de chasse-gardée des élites. Elle vient à point pour expliquer les désenchantements de la massification scolaire. Mais cette théorie est retravaillée, y compris par ceux qui s’en inspirent. Van Zanten décrypte les stratégies familiales pour échapper à la carte scolaire, Ben Ayed explique comment la carte scolaire et le combat contre les inégalités socio-spatiales est la meilleure explication de la bonne réussite des petits Stéphanois, Lahire permet de comprendre pourquoi certains élèves « réussissent malgré tout », Dubet dénonce la pseudo-égalité des chances et crie « Malheur aux vaincus », Duru-Bellat parle même d’inflation scolaire. Sans rentrer dans le détail de ces thèses, on peut convenir que l’Ecole n’est pas le lieu neutre, le sanctuaire égalitaire de la République dont il faudrait défendre l’immaculée vertu. l’Ecole, comme toutes les organisations sociales, est un lieu de pouvoir, de domination. Le grand Jules Ferry lui-même, entendait construire « l’Ecole pour le Peuple », pas « l’Ecole du Peuple »…
En filigrane à décortiquer dans tous les discours sur la « pédagogie », des conceptions philosophiques, des valeurs, des postulats idéologiques : réclamer la « réussite de tous » n’est-il pas un acte de foi dans une société qui cultive partout les inégalités ? A moins que ce ne soit parfois un cache-sexe moralisateur qui cache les véritables desseins des réformes et discours managériaux assénés au quotidien.
Conceptions et croyances des acteursA la lueur de ces catégorisations sommaires, mais nécessaires pour organiser le propos, on concédera qu’il serait particulièrement surprenant que les acteurs de l’Education (enseignants, cadres, parents, chercheurs, commentateurs et faiseurs d’opinion…) aient les mêmes conceptions sur l’Enfant, le développement psychologique, le rôle de l’Ecole ou l’organisation de la société. Rien d’étonnant, donc, à ce que des clivages extrêmes apparaissent : ceux qui croient que l’enfant peut s’épanouir librement contre ceux qui pensent que les enfants de 14 ans sont mieux à l’usine qu’à l’Ecole, ceux qui pensent que les enfants « manuels » sont prédestinés à s’épanouir dans le bricolage plus que dans les mathématiques, ou ceux qui expliquent que l’Université doit redevenir le lieu où ne sont promus ceux qui le doivent à leur « mérite ».
Mais des rapprochements plus surprenant peuvent exister : bien des partisans de « Sauver les Lettres » seraient sans doute d’accord avec le « car la Culture donne forme à l’Esprit » du constructiviste Bruner. Bien des militants de l’Education Nouvelle vous expliqueront qu’ils sont d’une grande rigueur dans leur gestion de classe, que la dictée peut être un levier pédagogique formidable, à certaines conditions, ou qu’ils ne répètent que très rarement deux fois une consigne à leur classe. Signe des temps, le récent livre de Sylvain Grandserre, militant pédagogique, a pour titre « travailler à l’Ecole », ce qui rejoint une des conclusions qu’Yves Reuter a tirée de sa recherche sur l’efficacité de l’enseignement dans une école Freinet.

Mais bien souvent, les conceptions des enseignants s’entrechoquent, se stratifient en fonction de leurs expériences. « On fait comme on peut », et on se déclare très rarement « socio-constructiviste » ou « behaviouriste »… La plupart sont au contraire tiraillés entre des conflits de valeurs : on voudrait bien croire à la réussite de tous, mais chaque jour semble nous prouver le contraire. On naturalise des comportements alors qu’on est tout à fait convaincu, lorsqu’on prend de la distance, que ce sont des construits sociaux. On fait redoubler, même si on a lu que ça n’était pas efficace… Vous-même, lecteur, pouvez remonter aux différents modèles présentés, vous demander duquel vous êtes le plus proche, souligner ce qui vous semble jargonneux ou botter en touche en pensant, comme on l’entend souvent, que tout ça est bien gentil, mais « qu’on la ou on l’a pas, un point c’est tout ». Chacun son baton et courage…
Le mythe du « changement »On pourrait multiplier les exemples, et de nombreuses études montrent désormais que la situation a plutôt tendance à empirer lorsque les prescripteurs emploient une énergie considérable à vouloir faire « changer » les « conceptions » des enseignants pour « modifier » leurs « pratiques ». Comme si le métier n’avait pas de « théorie »… Au fur et à mesure que des résultats de recherches semblent attester des « avancées » dans les savoirs, la tentation est grande de passer « de la théorie à la pratique », de « diffuser les bonnes pratiques »… Gommant souvent toute entrée par les valeurs, au profit de discours soit managériaux soit idéologiques, les propos injonctifs somment, selon les genres, d’enseigner « par compétences », de construire des « situations-problèmes », de mettre « l’enfant au centre », de travailler en « projets transdisciplinaires », d’utiliser les TICE…. Comme si les enseignants étaient trop idiots pour forger eux-mêmes leurs priorités, on fait des raccourcis, on « vulgarise » sans nuancer. On fait avec les enseignants comme on leur reproche de ne pas faire avec leurs élèves : on ne les prend pas pour des êtres pensants. Non pas que ces concepts ou dispositifs soient en soi négatifs : c’est leurs raccourcis et leurs vulgates qui, faisant passer pour simple ce qui est complexe, pour les besoins de la démonstration et du « changement », fourvoient ceux qui y croient dans des pièges dont ils peuvent avoir du mal à s’extirper.
Rien d’étonnant, donc, à ce qui en découle ressemble parfois à des caricatures : oui, il faut oser dire que certaines mises en œuvre pédagogiques sont très complexes à mettre en œuvre, et qu’elles ne produisent pas toujours ce qu’on en espérait… Que la norme éducative d’un CPE n’est pas forcément la même qu’un prof d’atelier, ou un prof d’EPS, qui pourtant ont les mêmes élèves en lycée professionnel.
Dans un environnement où « faire classe » devient un défi qui n’est jamais gagné d’avance, où il ne suffit plus de monter en chaire pour professer ex-catédra, le développement professionnel n’est pas garanti, et la souffrance au travail, pour reprendre les mots de F. Lantheaume, jamais bien loin.

Ce n’est pas pour rien que les enseignants font comme ils font, c’est à dire, redisons-le, comme ils peuvent, n’en déplaise aux prescripteurs. Ainsi, on constate souvent que malgré une formation plutôt appuyée sur des paradigmes socio-constructivistes, les enseignants débutants semblent vite se rapprocher plutôt des pratiques des enseignants en fonction. Certains y verront un conformisme bêlant, d’autres un principe de réalité. Plus raisonnablement, on peut y lire l’importance, pour tout sujet, de ses propres « croyances » (représentations ?) en matière de développement psychologique, de convictions personnelles et de valeurs, de compromis sociaux, de sentiment d’efficacité personnelle.
Si le prescripteur n’en tient pas compte, qu’il soit ministre ou formateur, il n’est pas anormal que se développent des sentiments d’incompréhension, de rejet, de repli. A quel moment fait-on confiance aux collectifs professionnels en leur donnant suffisamment les moyens de s’emparer de ces questions, de le travailler, de les discuter, au sens scientifique du terme, pour « s’attaquer » à un problème tellement complexe qu’aucune société humaine ne l’a jamais encore résolu ? Quand peut-on sérieusement discuter une manière de faire avec un collègue, non pour savoir qui a la meilleure, mais au nom de quelle logique il la met en œuvre, chaque jour, dans des gestes professionnels progressivement intériorisés ?

La pédagogie, au sens étymologique, ne saurait-être, elle aussi, qu’un sport de combat…