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« En tant qu’enseignant j’adore pouvoir prendre du recul lors de ces séances où je ne suis pas obligé de dire le « cours » et donc de performer au lieu de former : j’écoute le ronronnement de mon moteur pédagogique et j’ai le loisir d’y faire les réglages ou d’y chercher la panne sans avoir à le couper ». Julien Llanas utilise des jeux vidéo avec ses élèves. Mais il est aussi concepteur de jeux. Un des jeux qu’il accompagne, Donjons& Radon, fait partie des projets retenus par le plan de relance numérique.

Julien Llanas vous êtes professeur d’histoire-géographie et en même temps passionné par les applications pédagogiques du jeu sérieux. Un de vos bébés sera soutenu par le plan de relance numérique du gouvernement. De quoi s’agit il exactement ?

Le projet s’appelle Donjons&Radon. Il s’agit, théoriquement pour l’instant, d’un jeu se situant dans la lignée des Ultima ou Dungeon Master. Le joueur explore des donjons, gagne de l’expérience en achevant des monstres et des quêtes. Mais l’originalité de ce serious game réside dans la nature des actions offensives, défensives ou combinatoires qu’exécutera le joueur : elles seront fondées sur l’application de connaissances issues des sciences expérimentales au collège.

De plus comme dans un Dungeon Siège, en « back office », un joueur, potentiellement un enseignant, pourra créer ses propres donjons en choisissant l’architecture, la population et les objets présents. Le but est de permettre la création de donjon en rapport avec des notions spécifiques issues des programmes afin de mieux cibler un enseignement ou de permettre d’intégrer le jeu dans une séquence pédagogique. Cet outil d’édition sera donc destiné aux enseignants comme un deuxième outil qui sera lui dédié à l’évaluation. Il s’agira d’un module d’analyse des traces, qui pourrait prendre la forme d’un historique du parcours de l’avatar, et qui permettra de savoir selon les types de quêtes ou de monstres achevés quels sont les points forts et les faiblesses du joueur par rapport aux savoir implémentés dans le jeu.

Enfin, toujours dans l’optique de permettre un contrôle souple et aisé du logiciel par l’enseignant, une interface de réalité augmentée pourrait permettre à ce dernier de disposer d’éléments à scanner pour déterminer quels seront les objets ou monstres que rencontreront les joueurs dans les donjons qu’il crée. Ces différentes pistes sont ambitieuses mais le partenariat monté pour soutenir ce projet rassemble tout de même le laboratoire d’informatique de Paris 6, l’académie de Créteil, le groupe Compas et Microsoft sous la direction de la société Ad-Invaders.

Quel est votre rôle dans la conception de ce jeu ?

J’ai d’abord participé à la définition du projet et au montage du dossier. Ensuite je devrais être intégré à l’équipe qui réalisera le jeu ce qui est très motivant pour moi car je m’intéresse actuellement aux rapprochements entre les sphères de l’éducation et du jeu vidéo, ceux qui ont eu lieu, ceux qui sont en cours et ceux qui sont envisageables à plus ou moins long terme. Mon travail sera essentiellement de faciliter le transfert des contraintes pédagogiques et didactiques dans le « game design » et de suivre le développement du jeu et les tests consécutifs. J’espère également avoir le temps de prendre du recul, lorsque le projet sera lancé, pour analyser la collaboration entre enseignants et développeurs. Travailler dans le cadre d’une thèse en sciences de l’éducation devrait me permettre de formaliser tout cela.

Avez vous d’autres projets en construction ?

Je travaille depuis plusieurs mois sur un projet de jeu vidéo sérieux pour faciliter l’apprentissage du programme d’histoire du XXe siècle. J’ai eu la chance de pouvoir appliquer quelques-unes de mes idées dans le cadre de ce projet. J’interviens en tant que professeur d’histoire afin de donner des conseils sur les connaissances qu’il serait pertinent de transmettre, les documents à ne pas oublier et les principes méthodologiques intéressants pour l’optimisation pédagogique des ressorts ludiques de ce logiciel interactif de loisir. Ce projet a bien occupé mon été et représente encore actuellement 4 à 6 heures de travail hebdomadaire. J’en profite pour mettre en place des synergies avec les enseignements que j’assure en classe de troisième cette année. La première maquette jouable sera disponible en interne à la fin du mois et on saura alors véritablement si le jeu en vaut la chandelle. Mais je suis assez confiant.

Comment votre entourage institutionnel vous regarde t il ?

Il me semble que l’institution suit la question des jeux vidéo dans l’éducation avec intérêt voire enthousiasme. Mais leur point de vue est nécessairement différent. Les questions liées au transfert des pratiques, à la réception de ce type d’innovation par la communauté pédagogique toute entière sont plus prégnantes au niveau institutionnel qu’à l’échelle de la pratique collective d’un groupe d’enseignants opérant dans un établissement ou deux. La seule difficulté pour l’institution est le manque de moyens. Le manque de temps pour suivre ces expérimentations bien sûr, même si l’académie de Créteil est partenaire de Donjons&Radon, mais surtout le manque d’outils ou de stratégies permettant d’assouplir le cadre scolaire afin de permettre un développement ou une généralisation des pratiques innovantes.

Enfin, le jeu vidéo pour l’éducation ne se conçoit à l’échelle locale, régionale ou nationale que par une relation étroite avec les éditeurs et les constructeurs qui pourront apporter leur savoir-faire ou adapter leurs productions si les enjeux économiques rendent cette perspective envisageable. Or le cadre institutionnel adéquat permettant aux enseignants de se rapprocher du monde de la recherche ou de l’industrie pour mettre en place des projets pédagogiques innovants n’a pas encore été bien défini. De plus l’enseignant a souvent du mal à trouver des interlocuteurs disponibles. La recherche en France sur les technologies éducatives est anémiée ou peu structurée et le marché consubstantiel, qui a besoin d’innovations fortes, émerge donc ailleurs en Europe et dans le Monde. Par conséquent l’institution ne peut pas porter à bout de bras des innovations pédagogiques à fondement technologique sans le soutien d’acteurs issus du monde de la recherche ou de l’industrie : planifier, former, équiper, analyser les pratiques, les sélectionner, tout cela devient une véritable gageure sans chercheur ou produit adéquat. Perspective et horizon font défaut et un écosystème entier dédié aux technologies éducatives est à retaper en France pour que l’enseignant puisse y trouver sa place, accompagné ou guidé par l’institution.

Vous même en tant qu’enseignant utilisez vous des jeux en classe ? Lesquels ?

Dans le temps scolaire j’utilise quelques jeux sérieux que je présente et que j’analyse comme étant avant tout du discours et de l’artefact. J’essaye de présenter l’auteur, le message et de réfléchir à la réception avec la classe. J’essaye aussi d’aborder la question de la fabrication de ces média et de leur qualité en faisant appel au sens critique et au goût des élèves.

L’éducation civique se prête particulièrement bien à l’intégration des jeux sérieux avec des logiciels comme Food Force du Programme Alimentaire Mondial ou Envers-et-Contre-Tout de l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés. Il est important de sensibiliser les élèves au discours présent dans le jeu vidéo : ce n’est pas anodin si dans un jeu l’ennemi est d’origine mexicaine, si le joueur maîtrise l’évolution pour développer sa civilisation ou enfin si dans un jeu de gestion éliminer le peuple autochtone permet d’accumuler plus de points.

En dehors du temps scolaire, que ce soit dans le cadre des ateliers entre midi et deux ou le soir en accompagnement éducatif culturel et sportif, l’expérimentation pédagogique est perçue comme plus légitime par les différents acteurs de la communauté éducative, enseignants compris. C’est donc dans ce temps « non-scolaire à l’école », avec plusieurs collègues, que nous avons construit l’année dernière des séquences pédagogiques intégrant les contraintes des programmes académiques mais fondées sur une pratique tutorée des jeux vidéo avec les élèves.

L’expérience recommence cette année. Nous avons utilisé plusieurs jeux tels que Buzz! Quizz, Oblivion, Singstar, Civilization, Little Big Planet. Rien de bien révolutionnaire si on observe ce qui se fait de l’autre côté de l’Atlantique où des écoles, dans le district de New York, proposent déjà un curriculum fondé essentiellement sur les jeux vidéo qui y sont à la fois construits et déconstruits.

Après discussions et réflexions entre collègues, la chose qui me paraît essentielle est la possibilité donnée à l’enseignant de se reposer sur l’interactivité du jeu vidéo pour mettre en place une véritable situation d’apprentissage par l’action accompagnée d’une évaluation formative. En tant qu’enseignant j’adore pouvoir prendre du recul lors de ces séances où je ne suis pas obligé de dire le « cours » et donc de performer au lieu de former : j’écoute le ronronnement de mon moteur pédagogique et j’ai le loisir d’y faire les réglages ou d’y chercher la panne sans avoir à le couper. Il est question de « loisir » et de se « reposer » mais en toute franchise, le travail nécessaire pour mettre en place ce type d’atelier rend nécessaire la constitution d’une équipe de plusieurs enseignants.

Quel est l’accueil coté parents, élèves, direction…

Nous n’avons pas eu de retours significatifs à propos de l’atelier jeux vidéo et éducation ou de l’intégration occasionnelle du jeu vidéo en classe. Cela concerne moins de 5% des élèves de l’établissement et le jeu vidéo fait partie du paysage que ce soit pour les jeunes enseignants du collège ou les parents. En toute logique, la direction encourage une activité dans la mesure où elle motive des enseignants et des élèves qui vont travailler ensemble entre midi et deux en se fixant un but pédagogique. Confiance, liberté et professionnalisme sont des valeurs largement partagées dans notre communauté éducative et nécessaires pour la mise en place d’innovations pédagogiques.

De plus, même si les retours sont peu nombreux, les parents sont sûrement intéressés par l’intégration du jeu vidéo dans la sphère éducative. Le dialogue peut d’ailleurs à l’occasion se nouer avec la famille sur ce sujet. Les jeux vidéo ne sont souvent aux yeux des parents qu’une perte de temps et d’argent. Ils sont même parfois considérés comme un danger que ce soit en relation avec la question de l’échec scolaire ou de l’addiction. Et pourtant ils n’envisagent pas d’en priver leurs enfants ou de façon marginale. Le développement d’un discours critique chez l’enfant vis à vis des jeux vidéo permettra d’affiner son goût pour ces produits culturels et donc de rejoindre plus souvent celui de ses parents qui sont sensibles à la qualité du principe de jeu ou de l’univers visuel. Et il serait même envisageable pour les parents, avec le soutien d’acteurs du monde de l’éducation, de déplacer du temps de jeu de la sphère purement ludique vers une sphère mixte ou le ludique cèderait un peu de terrain au pédagogique.

D’autres produits culturels ont bénéficié de la même coopération bénéfique entre éducation informelle pourvue par la famille et éducation formelle délivrée à l’école. Cela a sûrement incité certaines industries culturelles à intégrer dans leur production des attentes diverses en termes de citoyenneté et de développement personnel : même si la problématique n’est pas exactement la même des musiques, des livres et des films se retrouvent aujourd’hui à la fois prescrits à la maison et à l’école. Dans les années à venir, il n’y a pas de raison que ce phénomène ne soit pas plus souvent observé pour le jeu vidéo si chacun y met du sien.

Entretien : François Jarraud

Julien Llanas sur le Café :

Jeux sérieux : où en est-on dans l’enseignement – Entretien avec Julien Llanas

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/laclasse/Pages/200[…]

Le dossier Enseigner avec le jeu

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/laclasse/Pages/93_Dos[…]

Julien Llanas fait partie des enseignants innovants

http://www.cafepedagogique.net/communautes/Forum2009/Lists/Cat[…]