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Professeur d’université à Rennes, Catherine Tauveron s’est focalisée progressivement sur la lecture littéraire à l’Ecole, la littérature de jeunesse et la production d’écrits. Elle avait largement contribué à l’écriture des programmes de 2002 en français. Elle intervient sur la redoutable question de la production d’écrit à l’Ecole, notamment au cycle III.

Enseigner l’écriture est une tâche redoutable pour les enseignants. D’abord, parce qu’elle est en soi une connaissance complexe, mais aussi parce qu’il est difficile d’enseigner ce qu’on n’est pas sûr de savoir faire soi-même : lorsqu’à l’occasion d’une recherche, elle demande à des enseignants de produire le « texte-type» qu’ils voudraient que leur élève écrive, elle constate avec surprise qu’un sur deux refuse l’exercice. Preuve, selon elle, qu’on peut très bien être un « bon lecteur », connaisseur de genres littéraires, sans pour autant avoir soi-même, dans sa vie personnelle ou professionnelle, recours à l’écriture, en particulier de récits. « Cela induit évidemment une insécurité personnelle des enseignants face à ce type d’enseignement, qui va se traduire sur les élèves ». Les situations sont finalement rares, essentiellement centrées sur des consignes telles que « imaginer le dialogue entre… », « faire le portait de… » ou « décrivez… ». Parfois, on cherche à pasticher le style d’un auteur, d’imaginer la fin d’un récit, de construire une histoire à partir d’images séquentielles…Apprendre à écrire : un impensé ?
Pour C. Tauveron, impossible de penser la production d’écrit sans se poser la question du sens de l’activité proposée : pour quel lecteur, sinon « le cartable du maître » ? Partant du principe que les activités « sans enjeu » peuvent difficilement appropriées par les élèves, comment produire un texte sans lecteur potentiel à qui penser quand on cherche à faire ressentir le suspens ou l’intrigue ? On n’écrit pas pour soi, sans faire le pari d’un lecteur réel.

Mais au-delà de cette question essentielle du destinataire, enseigner l’écriture se ramène souvent à des procédures : « respecter le schéma narratif », « utiliser le passé simple et l’imparfait ». Mais l’enseignant manque de critères pour évaluer la « cohérence » du texte produit. Or, il existe autant de « normes » que de « genres littéraires », chacun ayant son cahier des charges. On oublie donc souvent que paradoxalement, renforcer la contrainte dans la consigne permet à l’élève de pouvoir, en même temps qu’il cherche ses mots, se mettre à « penser » par écrit. On croit trop souvent que l’écrit n’est que le produit d’une inspiration préalable qu’on va mettre en mots en maîtrisant des techniques apprises. « Or, on sait que c’est l’inverse : on écrit pour savoir ce qu’on va penser, on pense dans la dynamique de l’écriture. Il faut l’apprendre aux enfants ». Les grands écrivains sont avant tout des « réécriveurs » capables de reprendre l’ouvrage, ciseler, préciser les mots pour faire jaillir les images. Montrer les brouillons de Victor Hugo à une classe, c’est changer de point de vue sur le présumé génie de l’inspiration et les contraintes de la réécriture.

Ecrire et réécrire : le place du temps et du collectifDans ce contexte, il lui semble important de sortir du traitement orthopédique de la correction, et d’organiser l’activité d’écriture en laissant place au temps, pour favoriser la maturation : donner la consigne le jour d’avant, en demandant « d’y penser », commencer à fabriquer des listes, des univers sémantiques, revenir sur un brouillon trois jours plus tard, procéder à des relectures ciblés sur une seule tâche (orthographe, grammaire, ponctuation, contenu). Pourquoi ne pas imaginer, comme dans les situations de débats interprétatifs, des échanges collectifs sur la « manière de faire » utilisée pour produire un effet, comparer plusieurs propositions, renforcer la perception de l’écriture comme un « travail d’artisan » où les choix tactiques sont liés à des émotions et des expériences personnelles ?
Entrer dans l’écrit, c’est bien entrer dans une « théorie de l’esprit » : concevoir les pensées de son narrateur, de ses personnages, de son lecteur même, en sortant du strict prototype factuel que les enseignants connaissent si bien : une action par phrase, et cette croyance que pour « faire les lignes demandées dans la consigne », il faut ajouter des actions aux actions, comme dans une fuite en avant. « Organiser une stratégie pour toucher son lecteur » précise C. Tauverons. Et se toucher soi-même, en passant, ce qui n’est sans doute pas le moindre des défis de l’Ecole… « Littéraliser sa vie, c’est lui donner de l’épaisseur, et du pouvoir de dire Je ». S’autoriser, s’auteuriser…