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Comme d’habitude dans un colloque, la dernière ligne droite entend ramasser les contributions pour tirer des perspectives. Mais devant l’étendue des questions, chaque rapporteur en reste à un prudent énoncé des tensions, avant de laisser la parole à deux points de vue « éclairés » : Denis Meuret et Jean-Yves Rochex vont adresser chacun leur critique au Socle Commun, mais de deux points de vue opposés.

Pour Patrick Rayou, l’approche du Socle par le local permet d’appréhender des tensions saisissantes :
– tensions d’héritage : le local, lorsqu’il est sommé de faire exister les compétences, dément l’idéee qu’il suffit d’appliquer ou d’innover…
– tensions d’appropriation de acteurs : on voit que les compétences sont réappropriées par les collectifs, et c’est à valoriser.
– tensions au sein des formes scolaires : il y a des logiques communes, réinterprétées à travers de clivages historiques qui sont liés aux traditions des différents pays, avec des difficultés à s’articuler avec les nouvelles formes prises par les « cultures de la jeunesse ».

Françoise Lantheaume, sur les liens entre le Socle commun et les contenus d’enseignements, résume les questions essentielles : quelle est la cohérence entre le socle et les programmes ? Comment elle évolue, comment elle impacte les traditions disciplinaires d’enseignement ? Comment peut-il constituer effectivement un ciment national ?

Dominique Raulin, à propos des compétence, rappelle les ambiguités : cherche-t-on à évaluer des compétences, ou à évaluer par compétence ? Derrière l’évaluation, il y a apprentissage, mais le lien peine toujours à être fait… Comment concilier le besoin d’évaluation externe par le système et l’évaluation formative au service des apprentissages ? Les évolutions des récentes versions des tests nationaux au CE1 et au CM2 montrent bien que les ambiguités demeurent. « Il faut re-politiser les savoirs scolaires, mettre à jour l’ambivalence républicaine de l’Ecole qui n’arrive pas à faire vivre le principe de « justice » en son sein en s’outillant pour ne pas rester prisonnier des injonctions paradoxales de la prise en compte de la diversité ».

S’il n’y a pas de consensus scientifique sur le socle, les acteurs pourront-ils se mettre d’accord, ou au moins comprendre à quoi tennent les différences d’approches entre sociologues, économistes, didacticiens… ?




Meuret : contenu du socle et justice de l’Ecole

La situation des plus faibles
meuret« Notre système est, et devient de plus en plus inégalitaire » constate D. Meuret. Pour lui, l’influence de l’origine sociale sur le diplôme est aujourd’hui plus fort en France qu’aux USA, en Angleterre ou aux Pays Bas. Le score du décile d’élèves les plus faibles en compréhension de l’écrit baisse depuis 2000, alors que dans la moyenne des pays de l’OCDE, il progresse. En France, les politiques générales sont de faire redoubler et de faire prendre en charge par les RASED, et es politiques de « soutien » sont jugées par la Cour des Comptes comme « un empilement de dispositifs différents et non évalués », alors même que «moins de 20% des élèves de l’Education Prioritaire bénéficient d’une aide aux devoirs ».
Le socle version SMIC : « aucun élève en dessous ».
« Je ne vois pas pourquoi le fait de fixer un niveau minimum nivellerait par le bas ». L’ambition qu’aucun élève ne maîtrise pas ce qui est « indispensable » me semble cohérent. « Les sociétés complexes doivent donner à tous le moyen de faire face à la complexité. C’est la condition de la justice ». Pour lui, une des démarches serait de s’appuyer sur les compétences qui servent à acquérir les autres, au sens où l’a défini Sophie Morlaix. On peut aussi, comme le définit l’OCDE dans Definition and Selection of Competencies (DeSeCo), définir par l’aval en définissant les compétences utiles pour vivre au XXIe siècle : se servir d’outils interactifs, interagir dans des groupes hétérogènes, agir de façon autonome, savoir défendre ses limites… « Si cela semble souhaitable, c’est différent de PISA qui, dans ses cinq niveaux, classe sur une échelle sans définir de seuil acceptable ou nécessaire ».
Comment atteindre le socle des indispensables ? « En faisant pression sur les agents », par les méthodes douces du benchmarking (évaluations nationales et internationales ou par des méthodes plus dures : primes aux enseignants efficaces, pressions sur les établissements qui sont « hors chemin critique ». Mais si on sait que le manque de diplôme est un handicap pour l’insertion sociale, personne n’a défini le socle minimal théorique à atteindre. « Les points clés me semble être à chercher du côté du renforcement de la démocratie, par la délibération et l’échange ». Pour Meuret, suivant Dewey, le « commun » n’est pas au départ, il est à l’arrivée. La langue en constitue donc le pilier, avec l’enseignement des sciences qui sont un vecteur pour «procéder par essai/erreur » dans une nouvelle citoyenneté éveillée et active.
Le socle « culture commune » tel que défini en France se retourne contre les élèves les plus faibles.
« Ce socle repose sur une philosophie politique particulière, non pas en cherchant les compétences utiles aujourd’hui, mais en retournant à l’Ecole de Jules Ferry, en retrouvant ce sens contre l’inflation des savoirs et l’obscurité engendrée par les spécialistes. Bref, en retournant avant la modernité »… avec en discours majeur, le discours républicain. Mais pour D. Meuret, il s’appuie sur une conception inadéquate de la faiblesse scolaire, inventant des dispositifs pour les « élèves qui sont en difficultés passagères » alors que les difficultés d’apprentissage sont constitutives des processus d’apprentissage, pour tous les élèves qui ont besoin de l’Ecole.


Jean-Yves Rochex : « Avoir l’ambition de la démocratisation, c’est ancrer sur une forte exigence pour la culture scolaire. »
rochexPour Jean-Yves Rochex, le contexte international fait passer le modèle éducatif à un quasi-marché, le rôle de l’Etat étant de mettre en place les évaluations qui permettent aux « consommateurs » de se repérer. « Pour preuve, les indicateurs de la LOLF indiquent qu’il ne peut y avoir deux systèmes d’évaluation, l’un pour lecalcul des coûts, l’autre pour comprendre les difficultés des élèves ». Le discours sur l’efficacité et la productivité monte en puissance, on invite à penser les unités d’enseignement comme indépendantes, on minore les facteurs des processus extra-scolaires. « La dégradation des résultats des élèves du dernier décile est-elle liée uniquement à ce qui se passe dans les écoles, ou s’articule-t-elle sur la dégradation des conditions sociales pour les plus en difficultés ? » lance-t-il a son auditoire
La thématique de l’équité s’accompagne d’une focalisation visant à « doter du minimum pour éviter l’exclusion sociale ». C’est ce que montre la recherche Europep sur l’évolution des politiques d’éducation prioritaire en Europe. « Il est assez piquant de constater la volonté de « garantir le minimum » alors que dans certains contextes sociaux, on appelle à réduire le redoublement sans mettre en place de dispositif alternatif, et en conséquence on fait passer de classe en classe sans s’assurer des acquisition des élèves. Cette insistance sur le « commun » s’accompagne paradoxalement d’une insistance particulière sur la « diversités des talents, des besoins, des intérêts, des rythmes… ». La « modernité » visant à s’adapter à la diversité, en permettant « à chacun de trouver la voie de sa réussite », fait courir le risque de naturaliser la diversité, sans s’interroger sur les processus sociaux et scolaires qui permettent de réduire les difficultés scolaires.


De quoi parle-t-on quand on parle de compétences ?

Théoriquement, on critique les curricula en reprochant au collège d’être exclusivement tourné vers le modèle du lycée, et piloté par l’aval, par le modèle des formations d’excellence. Or, on ne sait pas grand chose des contenus réellement enseignés dans les classes.
Alors que Jean-Claude Forquin, en 1995, demandait de penser en « éléments » plutôt qu’en « rudiments » (la culture élémentaire vaut au-delà d’elle-même), Jean-Yves Rochex pense qu’on choisit entre le socle commun « base minimale pour la suite » et socle comme « préservant ce qui ne peut pas être accessible à tous ». « Ses thuriféraires nous vendent les compétences au nom de la critique des savoirs disciplinaires, au nom des « savoirs de la vie courante ». Or, plus une compétence est « générale », moins elle est opérationnelle. Jean-Claude Forquin s’interrogeait sur la « tendance à établir une disconction entre les savoirs savants et les savoirs de la vie ». On oppose savoir-faire et savoirs, mais le rapport entre les éléments du modèle ne sont pas théorisés. Si la compétence est un « savoir-agir », on oublie que la plupart des psychologues modernes insistent sur le passage à construire entre savoirs quotidiens et savoirs scientifiques ». C’est bien parce qu’il y a un saut, de l’expérience ordinaire au concept, qu’on ne peut pas faire l’impasse sur l’interrogation exigeante du rapport au savoir des élèves, et des ambiguités des situations d’apprentissages.


Des exemples pris dans les documents officiels du Socle

Prenant l’exemple des sous-compétences identifiées pour contribuer à la compétence « lire » : « lire à haute voix un texte de manière expressive », « adapter le propos au destinataire et au propos recherché », Rochex prend la salle à témoin : comment répondre Oui ou Non à chacune de ces « compétences » ? « Chacune d’entre-elles peut donner lieu à une définition minimaliste, ou maximaliste. Comment vont faire les enseignants pour agencer, arbitrer, sans régulation politique par des instances ? » Le risque lui semble donc grand, en terme de démocratisation, que les modes d’arbitrages locaux ou sociales restent invisibles, selon les contextes sociaux d’enseignement, avec des formes de restrictions curriculaires : entrainement aux tests ou l’arrivée massive des tâches à bas niveau cognitifs. « Si on a une conception forte de la démocratisation de l’école, il faut l’ancrer fortement sur une conception exigeante de la culture scolaire » conclut Jean-Yves Rochex.
Jacqueline Gautherin : « creuser les recherches pour démêler ce qui reste chevelu »
Le débat entre les deux contradicteurs sera pour une autre fois. Jacqueline Gautherin conclut les deux jours de travaux :

meuret« Le socle ne va pas encore de soi, en France. Nous avons donc développé ici des perspectives comparatistes, pour comprendre comment les choses se passaient ailleurs, avec des spécificités et des points communs. Nous avons donc pris plusieurs points de vue pour démêler cet « objet chevelu » à partir des regards croisés de la sociologie, de la didactique, de l’anthropologie, de la psychologie, de la philosophie. Les tensions peuvent être vécues comme fécondes, mais aussi conduire à des rigidités. Elles renvoient à des problèmes anciens qui ressurgissent, habillés de nouveaux concepts : égalité, intégration, concurrence, innovation, discrimination, politique, diversité, marché, uniformisation… Le « commun » du socle reste ambigu, le ciment a du mal à prendre. Sans doute parce que le modèle est hybride, faute d’avoir été suffisamment discuté. On a donc délégué beaucoup aux acteurs de terrain le soin de choisir la forme que va prendre le socle, avec des maillons faibles : la recherche, les dispositifs, les outils, les formations à inventer pour aider les enseignants. »
Dans les mois à venir, le socle va se solidifier par des livrets de compétences, qu’il va falloir remplir. Les indicateurs de performance de la LOLF vont entrer en jeu… A suivre, avec de « beaux » objets de recherche… Pour Jacques Moret, nouveau directeur de l’INRP, cloturant les travaux, « c’est une question qui agite l’éducation, et donc une question que doit creuser l’INRP », avec une recherche fondamentale solide pour tirer des conclusions et faire remonter les éclairages aux décideurs, mais aussi les faire connaitre au grand public. Un beau défi…