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Par Pierre Frackowiak

Si l’évaluation de CM2 n’aide en rien le professeur, a-t-elle une utilité au regard du pilotage du système éducatif ?  » Qui peut affirmer sans rire qu’un pilote peut piloter sans cap, sans carburant, sans outils ? », explique P Frackowiak, inspecteur honoraire. « Or, les inspecteurs n’ont pas de cap : quelle école pour quelle société ? Quels enjeux ? Ils n’ont pas de carburant : pas de postes pour renforcer, aider, impulser des écoles et des projets, pas de crédits. Ils n’ont pas d’outils »…

Les évaluations nationales ont fait cette année l’unanimité contre elles, des syndicats d’enseignants aux chercheurs les plus experts et à la FCPE. Les arguments des contestataires sont d’une logique implacable, ils imposeraient une remise à plat totale avec une nouvelle réflexion collective s’appuyant sur les travaux des chercheurs, avec une large concertation associant experts, encadrement intermédiaire, acteurs, formateurs, avec une information sérieuse de l’ensemble de citoyens tous concernés par l’avenir du système éducatif. Le ministère persiste malgré tout. Il réussit à obtenir très habilement des accords sur quelques points qu’il considère comme essentiels dans le cadre de la mise en place de sa politique de destruction de l’école. Face à cette détermination, les opposants, naïfs ou las, finissent par limiter leurs critiques aux modalités des évaluations : la date de passage, les épreuves elles-mêmes, l’exploitation qui en est faite, et à abandonner les questions de fond. Le ministre a alors beau jeu de s’engager à étudier des améliorations de forme sans rien remettre en cause. Cet affichage d’ouverture apparente, de bonne volonté bien médiatisée, permet d’éviter les débats de fond et de poursuivre tranquillement la mise en œuvre de sa stratégie. C’est ainsi que l’on obtient des opposants légitimes qu’ils deviennent complices de fait d’une mauvaise action.

Nathalie Mons, dans le café pédagogique, Eveline Charmeux, Philippe Meirieu, André Giordan, Gérard de Vecchi, André Ouzoulias, des praticiens comme Sylvain Grandserre, les mouvements pédagogiques, et tant d’autres spécialistes reconnus, ont démontré que ces « évaluations » n’en étaient pas en fait, qu’elles n’étaient que des contrôles – ce qui n’est pas la même chose – dans deux domaines (le français et les maths), négligeant les autres domaines du socle commun de connaissances et de compétences, ignorant totalement les finalités du système éducatif. Ils ont souligné qu’elles étaient exclusivement négatives : repérage des difficultés ponctuelles, des manques et des carences chez les élèves en difficulté plutôt que la recherche des réussites, des savoirs existants scolaires et non scolaires, des compétences. Cette recherche du négatif est particulièrement grave quand on sait que les apprentissages efficaces sont ceux qui s’enracinent dans les savoirs et les représentations existantes et non dans les vides ou les lacunes. Il vaut toujours mieux partir de ce que l’on sait pour aller plus loin plutôt que de tenter de combler des lacunes.

Deux arguments du ministère, relayés par des opposants qui se fourvoient, sont à reprendre et à débattre d’urgence si l’on ne veut pas favoriser l’irréversibilité de l’opération : le taux de participation et le besoin pour améliorer la réussite scolaire.

Le leurre du taux de remontée des résultats

Le ministère affiche un taux de remontée des résultats record cette année, supérieur à 95%. Il en conclut évidemment, comme l’avait fait l’inspection générale pour les nouveaux vieux programmes de 2008, qu’après une période de contestation, considérée comme de l’incompréhension ou de la résistance idéologique, les enseignants ont désormais massivement compris et adhèrent à la politique gouvernementale. Tous ceux qui ont des contacts réguliers, proches, avec les écoles, savent que cette autosatisfaction est un leurre, que ce score n’est pas une adhésion, mais un signe de lassitude face à l’absence de concertation et surtout une preuve de l’efficacité de l’accroissement de l’autoritarisme de la hiérarchie intermédiaire.

Les pressions, menaces, chantages, leçons de morale, appels à la loyauté, exigences d’obéissance, supplications ont atteint des niveaux surprenants dans un système où la démocratie, la liberté, la pensée divergente, l’esprit d’initiative devraient logiquement être des valeurs fondamentales. Les pressions ne sont pas toujours spectaculaires, elles n’en sont que plus efficaces : « vous êtes la seule école du département à refuser, vous allez être sanctionnés, je ne peux plus rien pour vous, l’inspecteur d’académie tranchera, inutile de solliciter tel poste de formateur ou tel congé de formation, je viendrai les chercher moi-même », jusqu’à « rendez service à votre inspecteur, soyez solidaire, il va avoir des ennuis », etc.

Cet autoritarisme fait désormais partie de la « culture d’entreprise ». A lui seul, il enlève toute sa valeur à l’opération. Au-delà, chacun sait que ce type d’opération appelle des attitudes diverses dans la préparation, la conduite et le traitement des épreuves. Ici, on prépare les épreuves avec un bachotage induit par la compétition inévitable, là, on aide fortement les élèves lors de la passation, ailleurs, on le fait pour avoir la paix sans y attacher la moindre importance, ailleurs, on pondère les résultats pour qu’ils soient meilleurs ou moins mauvais… Rien ne permet de garantir la validité des épreuves. Que l’on ne me dise pas que ce constat met en cause la conscience professionnelle des enseignants. Instituteur puis instituteur/inspecteur durant 30 ans, gardant un contact suivi avec les enseignants dans de nombreux départements de France, je connais mieux que beaucoup de responsables du système la pérennité de cette conscience, qui reste exemplaire malgré les difficultés et malgré les coups reçus, car ce qui compte avant tout chez les enseignants, ce sont les élèves. Personne ne peut le contester. Il s’agit simplement d’être lucide, de ne pas se satisfaire des apparences et de dire la vérité.

Le non sens de l’utilité de ces « évaluations »

Le ministère déclare que les enseignants ont besoin de ces « évaluations » pour venir en aide aux élèves en difficulté et mettre au point les programmes de l’aide individualisée et des stages de remise à niveau. Certains responsables syndicaux se croient obligés aux yeux de l’opinion publique, d’admettre cette thèse, ce qui revient à ne pas remettre en cause l’opération au fond. Or, cette thèse est fausse. D’abord, il convient de rappeler que les enseignants n’ont pas attendu les « évaluations » nationales pour fabriquer leurs outils de contrôle et tenter de prendre en compte les problèmes des élèves en difficulté. Sans attendre les résultats de ces « évaluations », ils sont capables de repérer très vite les problèmes. Après une ou deux semaines de classe, sans consulter les documents de l’année précédente, ils sont capables de faire un classement du 1er au 29ème à main levée, classement à peu près confirmé par des épreuves. Les « évaluations » nationales ne font que confirmer leurs propres observations. On prétend qu’il est important d’objectiver, de normaliser, de donner des outils de comparaison. Si tel est l’objectif, il ne s’agit plus en réalité d’aider les maîtres mais de mettre au point des instruments de mesure de l’efficacité du système, ce qui est complètement autre chose. Cet objectif que l’on peut comprendre, accepter et soutenir, peut parfaitement être atteint et même avec une validité plus sûre, en travaillant sur des échantillons comme on sait parfaitement le faire aujourd’hui, avec des sociologues et des statisticiens, sans traumatiser tous les élèves, les parents et les enseignants. La confusion entre évaluation des performances des élèves et évaluation du système est une tare de l’opération. Quant à l’organisation du soutien, l’argument relève de l’escroquerie intellectuelle. On prétend pouvoir appliquer les techniques de l’industrie automobile aux apprentissages scolaires. On détecte une panne avec le plus de précision possible et on répare. Ce système panne/réparation n’a pas de sens en éducation. La panne visible a des causes qui peuvent être très éloignées, très en amont du constat. La tendance naturelle est de réparer la panne à l’aide d’exercices précis – il y a des experts pour commercialiser des batteries – et d’un renforcement des explications magistrales – tu n’as pas encore compris, pourtant je te l’ai expliqué – alors que les apprentissages doivent être repris bien en amont avec une multiplication de mises en situation de construire les savoirs et les compétences. Les lacunes peuvent avoir des causes éloignées des apprentissages eux-mêmes, ces causes qui rendaient bien utile les RASED que l’on supprime.

L’hypocrisie du pilotage par les résultats

Le summum de l’hypocrisie par rapport à ces « évaluations » est atteint avec la notion de « pilotage par les résultats ». Les inspecteurs auraient besoin des résultats pour « piloter le système » ! Observons que cette notion, elle aussi empruntée à la banque et à l’industrie, n’a jamais fait l’objet d’une concertation avec les intéressés, enseignants et hiérarques, qu’elle s’est imposée d’une part par un effet de mode lié à l’informatisation et à la technicisation et d’autre part par le mirage d’une revalorisation de l’image d’un corps, celui des inspecteurs, qui commençait à se demander quelle était sa place dans le système et qui a vu là une opportunité pour redorer son blason. Qui peut affirmer sans rire qu’un pilote peut piloter sans cap, sans carburant, sans outils ? Or, les inspecteurs n’ont pas de cap : quelle école pour quelle société ? Quels enjeux ? Ils n’ont pas de carburant : pas de postes pour renforcer, aider, impulser des écoles et des projets, pas de crédits. Ils n’ont pas d’outils. Les résultats des élèves aux « évaluations », même placés dans des hits parades, ne sont pas des outils pour l’inspecteur. L’inspecteur n’agit pas « sur » les élèves, d’autant que généralement, il ne sait plus faire l’école (quand il a su le faire). Il pourrait agir « sur » ou de préférence « avec » les enseignants s’il y avait des outils d’observation et d’analyse des pratiques. Or, à ce jour, et avec la disparition de la recherche et de la formation, la situation ne pourra que s’aggraver, le système est incapable de mettre les résultats des élèves en rapport avec les pratiques qui les produisent. C’est l’absence totale de réflexion de mobilisation de l’intelligence collective sur ce problème fondamental qui permet hélas d’affirmer que cette notion est une escroquerie intellectuelle. Les inspecteurs ne disposent aujourd’hui que de deux armes : l’incantation et l’injonction. On sait que l’on ne peut rien faire avancer avec ces sabres de bois liés à des positionnements hiérarchiques quant les enseignants ont besoin de formation, d’accompagnement et de respect.

L’éthique du futur

Notre système éducatif est bien mal en point. Au-delà des suppressions massives de postes, il est en voie de destruction par l’intérieur, avec – on l’a vu ci-dessus – la complicité consciente ou la naïveté de militants, de responsables qui s’affichent comme des défenseurs de l’école et tombent dans le piège avec, parfois, une bonne foi poignante. Comment se sortir de cette course vers la catastrophe ? Il faut une nouvelle réflexion fondamentale. Il faut un nouveau projet éducatif pour les 20,30 ou 40 ans qui viennent. Il faut donc un projet très prospectif, qui puisse transcender les alternances politiques, qui s’attaque aux structures, aux missions des enseignants, aux programmes disciplinaires, etc. Il faut faire du neuf, ne pas seulement corriger l’existant, et avoir du courage.

Quand on constate qu’aucun des projets éducatifs en cours d’élaboration dans la perspective de 2012 n’aborde les questions d’évaluation qui seraient le domaine réservé d’on ne sait pas qui, et que tous fuient la question centrale de la pédagogie, parfois au seul nom de la nostalgie, on a tout lieu d’être inquiet.

« Si nous voulons que demain ne soit pas déjà trop tard, l’anticipation doit prévaloir sur l’adaptation, l’éthique du futur doit l’emporter sur la tyrannie de l’urgence ». Jérôme Binde. Il reste encore un peu de temps. Il n’est peut-être pas trop tard

Pierre Frackowiak

Co-auteur avec Philippe Meirieu de « L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société? ». Editions de l’Aube. Mai 2008. Réédition en format de poche, octobre 2009

Auteur de « Pour une école du futur. Du neuf et du courage. » Préface de Philippe Meirieu. Editions La chronique sociale. Lyon. Septembre 2009

Auteur de « La place de l’élève à l’école». Editions La chronique sociale. Lyon. Janvier 2010.

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Evaluations ; le dossier du Café

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