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Par Bruno Devauchelle

CTICE : c’est féminin ou masculin ? Masculin bien sur. Comment est-ce possible dans une profession aussi largement féminisée ? C’est le paradoxe que développe Bruno Devauchelle. Pour lui,  » En rejetant les TIC, les femmes rejetaient la domination masculine qui s’y cachait. »

Depuis près de trente années que l’ordinateur a mis les pieds dans les établissement scolaires, on remarque aisément que les hommes ont été bien plus souvent sur le devant de la scène que les femmes pour s’en occuper. Nombre de réunions, de rassemblements, de séminaires et autres espaces d’échanges dans lesquels la gente masculine a été bien plus souvent à l’honneur que la gente féminine. On peut d’autant plus s’étonner de cela que le nombre de femmes enseignantes est supérieur au nombre d’hommes exerçant cette profession, cette proportion tendant à ce réduire au fur et à mesure de l’élévation dans les niveaux d’enseignement et allant jusqu’à s’inverser dans le supérieur.

Dans le pilotage académique des TIC, on peut lire sur le site Eduscol ce propos : « Le CTICE est chargé auprès de chaque recteur de coordonner l’ensemble des actions qui concernent les TICE dans l’académie…. » Ainsi la définition générique du conseil auprès du recteur est-elle d’abord masculine. Si maintenant on dénombre les hommes et les femmes présentés comme CTICE ou adjoint sur le même site on dénombre 29 hommes CTICE pour 4 Femmes et, 13 hommes adjoints TICE pour 9 femmes. Cet état de fait pour les CTICE se retrouve dans la même inégalité pour les chefs d’établissements en poste et en recrutement. A la lecture de ces chiffres et en observant les nombreux rassemblements sur les TIC (recherche ou autres) au cours des dernières années, on ne peut qu’admettre que les femmes sont largement en minorité dans ces responsabilités et ces domaines d’activité alors qu’elles sont plus nombreuses dans les établissements scolaires. Dans les colloques universitaires organisés sur les TIC en éducation, on constate le même phénomène, de manière globale. Cependant il faut tempérer cette analyse et s’apercevoir que certains univers professionnels en lien avec les TIC sont très majoritairement féminisés : c’est le cas des enseignants (es) documentalistes. Par ailleurs le nombre de femmes impliquées dans les TICE, dans le monde universitaire est en fort développement.

Mais malgré tout, et de nombreuses études sur le genre et les technologies le confirment, les hommes sont bien plus présents dans le monde des technologies de l’information et de la communication. Au delà de la présence physique il y a aussi l’association imaginaire entre genre et technologie qui renforce encore cette impression : la représentation médiatique et publicitaire des technologies, comme le montre Marie Paule Cani est loin d’être innocente. Dans le monde de l’enseignement ce contraste prend une autre dimension qui mérite d’être analysée. Si d’un coté on peut penser que s’opère la même exclusion vis à vis des femmes que dans les autres milieux professionnels liés aux technologie, on peut aussi s’interroger sur ce qui pourrait être un rejet par les femmes de ces technologies surtout dans le monde de l’éducation. Explorons ces deux façon d’envisager le problème pour ensuite esquisser des pistes d’évolution…

La domination masculine sur la sphère technicienne n’est pas nouvelle. Cet état de fait doit être mis en perspective avec les évolutions de la place des femmes dans la société, quel que soit leur âge. Rappelons le livre célèbre de Elena-Gianini Belloti, Du côté des petites filles, éditions Des femmes 1973, repris plus récemment par Christian Baudelot, Roger Establet, dans leur livre « Quoi de neuf chez les filles ? Entre stéréotypes et libertés », Nathan, 2007, deux ouvrages qui complètent cette analyse de la domination observable par le développement d’une éducation qui amène les filles à intérioriser cette forme d’exclusion. Si ce terme peut sembler fort c’est qu’il recouvre une réalité qui n’est pas si facilement décelable et qui amène certains à aller jusqu’à dire que ces différences sont naturelles, alors qu’en réalité il s’agit bien d’un construit social et culturel complexe, mais surtout très ancien. La notion d’exclusion est intéressante mais elle est aussi diabolisante c’est pourquoi il nous semble qu’il faut aussi examiner l’idée d’un rejet des TICE par les femmes.

Et si les enseignantes refusaient d’adopter ces technologies dans le monde scolaire parce qu’elles sont un symbole de la domination masculine dans la société ? Cette hypothèse difficilement vérifiable est pourtant bien intéressante quand on observe le renversement historique du monde scolaire au cours des 70 dernières années. Avec la montée en nombre des femmes dans l’enseignement, on a assisté simultanément à une mise à distance progressive des technologies de l’univers scolaire. Dans le même temps la place prise par les sciences et les technologies dans la société s’est fortement accrue au point même de la dominer (comme Jacques Ellul le montre). On peut imaginer que le monde scolaire, majoritairement féminin, a développé une résistance aux technologies, voire un rejet symétrique de la difficulté de l’ensemble de la société à reconnaître aux femmes une place égale à celle des hommes et à les accepter dans des mondes professionnels aussi symboliques que celui de l’informatique par exemple.

En observant de manière plus fine les jeunes qui entrent dans le métier d’enseignant, on s’aperçoit que les femmes n’ont ni plus ni moins d’intérêt que les hommes pour les TIC. En regardant les enseignantes plus agées, on s’aperçoit qu’elles sont davantage dans le rejet des TIC. Serait-ce alors un effet de génération ? Difficile de le dire tant que la génération actuelle n’aura pas acquis plus de temps d’exercice du métier. Et pourtant on peut s’apercevoir qu’un renversement est en train de s’opérer mais de manière douce. En rejetant les TIC, les femmes rejetaient la domination masculine qui s’y cachait. En adoptant les TIC dans leurs pratiques, les femmes sont en train de prendre progressivement le dessus. Il n’est plus rare d’assister à d’habiles démonstrations pédagogiques d’utilisation des TIC par de jeunes femmes qui prennent ainsi l’ascendant sur leurs confrères masculins. Minoritaires en nombre ils sont aussi en train de perdre progressivement le pouvoir que leur conférait l’habitus des technologies en éducation. Nombre de femmes désormais sont au premier rang des expérimentatrices innovantes des TIC en classe. Nombre de femmes mènent aussi des travaux de recherche dans ce domaine. Certes elles restent minoritaires dans les départements informatiques de l’enseignement supérieur, mais cela risque progressivement de se modifier par ce changement culturel que nous observons sous nos yeux.

Les TIC perdent de leur pouvoir de générer de la domination de genre par leur banalisation sociale. Passées du monde du travail à celui des loisirs et de la famille puis à celui de l’école, les TIC ont désormais fait suffisamment de chemin dans les consciences pour que les femmes ne se sentent pas méprisées par leur usage. Trop souvent on a vu les moqueries masculines sur les hésitations féminines devant les « machines ». Sorte de propos de comptoir, cette conception est trahie de plus en plus chaque jour par la réalité des pratiques féminines. Profitons de cette conclusion pour saluer quelques unes des plus éminentes chercheuses dans le domaine et que nous avons eu la chance de croiser au cours des années passées : Monique Grandbastien, Monique Linard, Maryse Quéré, Marie France Kouloumdjian, Genviève Jacquinot. Reconnaissons ici la très grande qualité de leurs travaux universitaires qui les ont amenées, trop souvent, à se confronter à un univers masculin qui ne leur a pas toujours facilité la tâche….

Bruno Devauchelle

Quelques articles et travaux en ligne à consulter :

La lettre Emerit, n°50, 2007, La technologie et le genre, une question récurrente

http://www.ftu-namur.org/fichiers/Emerit50.pdf

Notes éducation permanente, n° 18 octobre 2005,la technologie et le genre

www.ftu.be/documents/ep/EP10-07.pdf

Revue Terrains et travaux 2006, n°10, Genre et technologie (note critique), Éric Dagiral

http://www.cairn.info/revue-terrains-et-travaux-2006-1-page-194.htm

Filles et garçons face à l’informatique, Marie-Paule Cani, 2008

http://apmst.grenoble.cnrs.fr/IMG/pdf_FGST2008-Marie-Paule-Cani.pdf

Collet, Isabelle. (2011). Effet de genre, le paradoxe des études d’informatique, TIC & Société,

http://ticetsociete.revues.org/955

ou encore sa thèse : Collet, Isabelle (2005). La masculinisation des études d’informatique Savoir, Pouvoir et Genre. Sciences de l’éducation. Nanterre, Paris X. Thèse de doctorat sous la direction de Nicole Mosconi.

Les tic :cheval de troie de la réussite scolaire en milieu défavorisé ?, Thierry Karsenty, Université de Montréal

http://www.mels.gouv.qc.ca/sections/prprs/medias/pdf/prprsfiche29.pdf

Garçons et filles sont-ils égaux devant le numérique ?

Une étude de l’OCDE montre que l’écart entre les genres est moins important pour la lecture numérique que pour la lecture sur papier. Une découverte qui peut amener les enseignants à s’appuyer sur le numérique faire lire les garçons.

Dans le dernier numéro de Pisa in Focus, n°12, l’organisation analyse les capacités des jeunes de 15 ans à vivre à l’heure digitale. Les résultats montrent de fortes inégalités entre pays. Mais la principale découverte concerne le niveau en lecture des jeunes de 15 ans. Sur papier on observe de tres fortes différences entre les sexes, les filles ayant un bien meilleur niveau que les garçons.

Pour la lecture sur écran, l’écart entre les sexes existe toujours. Mais il se réduit fortement et même pour certains pays s’inverse. Pour l’OCDE cela reflète une familiarité moins grande chez les filles que les garçons pour naviguer sur le web et tirer profit de l’hypertexte. Les garçons en tirent plus de plaisir. « On pourrait encourager les garçons à lire davantage en ligne pour devenir de meilleurs lecteurs et de ce fait augmenter aussi leur plaisir de lire », explique Andreas Schleicher, directeur de la branche éducation de l’OCDE. On entrerait ainsi dans un cercle vertueux qui les amènerait à lire davantage sur papier. « Les parents, les enseignants et les décideurs devraient aussi prendre note des performances plus faibles des filles en lecture sur é cran. Or sans ces compétences ces jeunes auront du mal à faire leur chemin à l’âge numérique ».

Pisa in focus n°12

http://www.oecd.org/dataoecd/29/22/49442737.pdf

Sur le site du Café