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Par Marcel Brun

Former des enseignants c’est d’abord comprendre comment ils travaillent dans la classe, observer ce qu’est la “profession” enseignante. Christine Felix, au nom de l’équipe avec qui elle travaille dans le cadre de l’équipe marseillaise ERGAPE, notamment avec Laurence Espinassy et Jean-Claude Mouton, nous précisent les modalités d’intervention de leur équipe de recherche.

L’ex-recteur de Marseille, M. De Gaudemar, fait référence dans son interview à l’OZP, à une démarche de recherche centrée sur les questions-clés de la pédagogie au quotidien. A quelles conditions la recherche peut-elle se préoccuper des conditions réelles de l’exercice professionnel ?

On ne peut ignorer aujourd’hui combien les très nombreuses réformes en matière de politiques éducatives obligent à un renouvellement des conditions de travail, d’exercice et des finalités mêmes du métier enseignant. Or, assez peu de travaux s’intéressent à l’activité des professionnels dans ces espaces de travail renouvelés et encore moins à la dimension subjective de leur activité, à savoir ce que « ça leur demande » d’avoir à exercer, par exemple, leur activité en marge de la classe et/ou hors du temps strictement scolaire. Que sait-on de ces nouvelles formes de travail ? Comment se traduisent-elles dans le rapport au travail, dans les satisfactions ou insatisfactions professionnelles ? En quoi et comment sont-elles susceptibles de se constituer comme source de développement de compétences ou contribuer, au contraire, dans certaines conditions de travail particulièrement difficiles, à provoquer un affaiblissement voire une dégradation des milieux de travail, contrariant l’activité collective et individuelle des professionnels de l’enseignement ? Quelles ressources disponibles pour ces professionnels afin de faire face à l’élargissement et la diversification des contextes de travail ?

De mon point de vue, ces questions restent trop souvent ignorées de bon nombre de recherches, réduisant l’activité enseignante à sa seule signification objective, la transmission des connaissances. Et tout porte à croire que l’on cherche à transformer ce travail de l’extérieur sans chercher à comprendre ce qui fonde son « efficacité malgré tout ». Le travail de recherche de notre équipe propose une autre posture : considérer l’enseignement comme un travail, refusant ainsi de réduire l’activité de l’enseignant à celle des élèves et de leurs seules performances. Ce point de vue scientifique est guidé par une préoccupation d’utilité sociale : analyser le travail réel des enseignants permet de poser en d’autres termes la question de sa professionnalisation.

Concrètement, comment procédez-vous ?

Reconnaître le travail réel des professionnels, dans le cadre de l’approche ergonomique de l’activité qui est la notre, requiert un processus d’intervention en réponse à une demande et des méthodes d’analyse particulières mises en œuvre dans une recherche fondamentale de terrain qui associe les chercheurs et les praticiens dans l’objectivation des « produits » de cette activité et dans leur analyse. C’est donc toujours, à la demande et avec le concours des professionnels, que nous nous efforçons de produire des connaissances sur le travail des professionnels lorsqu’ils s’efforcent de donner, de conserver ou de reconstruire un sens à l’activité qu’ils déploient en regard des prescriptions supposées organiser diverses situations de travail (enseignement en classe, dans les dispositifs d’aide aux élèves, travail inter catégoriel dans les établissements, tutorat en stage de formation et conseil pédagogique auprès des professeurs stagiaires, entrée dans le métier des jeunes professeurs,…).

Concrètement, il s’agit d’un dispositif où sont filmés des professionnels en situation de travail qui donneront lieu, par la suite, à des controverses, à propos de la manière dont s’exerce le métier. Sans entrer dans le détail méthodologique de cette démarche, ce type d’intervention propose un cadre pour que le travail ordinaire d’enseignement puisse redevenir un objet de pensée et pas seulement l’application de prescriptions.

Et quels prolongements voyez-vous pour ce type de démarche ? Avec quels résultats ?

Difficile de rendre compte des résultats produits par cette manière de faire de la recherche en éducation. Mais pour prendre un seul exemple illustrant la volonté d’associer la formation à la recherche, on peut évoquer la constitution, sur Marseille, d’un collectif de travail associant des professionnels à des chercheurs de l’équipe Ergape en vue d’accompagner, sur le terrain, les équipes éducatives dans la mise en œuvre de la politique de relance de l’Education Prioritaire. Formés aux outils de l’analyse de l’activité dans la tradition de l’ergonomie francophone, les membres de ce Groupe d’Appui Pédagogique (G.A.P) sont amenés à intervenir dans les établissements de l’académie en vue et de seconder les équipes dans l’exercice de leur métier.

Indissociablement lié à une visée pragmatique de résolution de problèmes professionnels, ce collectif de travail est également engagé dans une visée de production de connaissances. Leur intervention auprès de divers publics (professeurs des 1er et 2nd degrés, professeurs novices et expérimentés, tuteurs en établissements scolaires, conseillers pédagogiques, assistants d’éducation, …) révèle, par exemple, une nouvelle division sociale du travail ainsi qu’une diversification des fonctions et des missions de ces divers professionnels au sein d’un même établissement, une recomposition des milieux de travail entre différents partenaires éducatifs –dans et hors établissements scolaires-, un renouvellement des savoirs et des pratiques de métier exigeant, à la fois, de nouvelles formes d’engagement personnel et moral et l’élaboration de nouvelles compétences pour faire face aux prescriptions qui reconfigurent le métier enseignant.

Ces résultats, tous issus de l’analyse du travail réel des professionnels, ont donné lieu, par exemple, à la conception et la mise en œuvre d’une plateforme de formation (*) dont l’ambition est, entre autres, de réduire les risques d’une formation qui serait centrée sur les savoirs académiques et didactiques, ignorant les manières dont les professionnels s’emparent et transforment ces avoirs pour exercer leur activité au quotidien. Mais réciproquement, ces ressources s’efforcent de prévenir le risque de développer des formations transversales déconnectées des savoirs scolaires en jeu.

A quelles difficultés peuvent être confrontés les formateurs qui travaillent avec vos ressources ?

Dans cette approche, il ne s’agit pas de construire un discours normatif à propos des « bonnes pratiques à tenir » mais bien de rendre compte des difficultés que le métier rencontre et des potentialités qu’il s’efforce de construire pour faire face aux situations de travail. Ces ressources ont pour ambition de seconder les équipes dans leurs choix, aider les acteurs à développer leur expérience dans des contextes de travail renouvelés, les accompagner dans la production d’outils, de nouvelles ressources, capables de les aider à construire du répondant professionnel.

Une des difficultés principales réside dans le fait qu’on s’intéresse ici au travail tel qu’il est réalisé réellement dans les situations de travail ; toujours à distance du travail prescrit et de la conception que l’on se fait de ce que devrait être le travail enseignant et la formation à l’enseignement. Dans tous les cas, cela suppose d’engager de nouvelles coopérations entre les différents lieux de formation, universitaires et professionnels, de repenser de nouvelles collaborations entre les divers intervenants, tous « gens de métier », d’établir de nouvelles relations afin de mettre en place un environnement de formation qui permettrait d’aborder de manière conjointe les enjeux liés à l’activité professionnelle.

Propos recueillis par Marcel Brun

(*) http://neo.ens-lyon.fr/neopass/themes/neotheme_2.html