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Point fort du Forum, la table ronde du Forum a réuni des personnalités diverses et des conceptions parfois éloignées. G. Longhi a inventé et mis en place des dispositifs pour décrocheurs dans son lycée. Jacques Berardin préisde aux destinées d’un mouvement pédagogique, le GFEN. Yves Reuter et Jean-Yves Rochex jettent des regards presque opposés sur l’innovation dans son rapport à la démocratisation. Henriette Zoughebi, vice-président de la région Ile-de-France en charge des lycées, lutte sur le terrain pour la démocratisation.

Longhi : « Remettre régulièrement les compteurs à zéro « 

Gilbert Longhi entend se servir des « interstices pour développer la démocratie du quotidien » : plus de bienveillance, plus de persévérance. « Si on apurait régulièrement le dossier scolaire des élèves, si on remettait les compteurs à zéro, on ne leur ferait plus trainer leur passé pendant des années ». Il souhaite un « statut du décrocheur ». Il appelle à « majorer le rêve sans créer d’illusion », à en finir avec la sous-traitance vers l’extérieur de la difficulté scolaire, à développer la « quiétude », au droit être quelques temps « en dehors de l’école » sans être « vidé », avec le droit au retour quand on est décrocheur…

Reuter : « La Gauche ne doit pas minimiser les disciplines »

Yves Reuter revient sur les témoignages des enseignants, et y retrouve six composantes de ce qui contribue à la réussite des élèves : accueillir les élèves, mais aussi faire le pari de leurs possibilités à apprendre, articuler l’école avec le « milieu des élèves », créer des situations véritables de travail et de communication, développer la coopération plutôt que la compétition, avec un investissement important des enseignants, et le risque d’être montré du doigt par ceux qui font autrement…

Mais les « innovations », précise-t-il, ne disent rien sur les effets réels en matière de démocratisation. L’institution le sait-elle, qui omet de lire les rapports qui existent et préfère multiplier les nouvelles concertations ? « Mais pour écouter ceux qui innovent, il faut aller voir sur le terrain pendant des jours entiers, pas seulement pendant une heure, entouré de cinquante journalistes ». Faute de cette connaissance, l’institution est bien en mal d’organiser la transmission de ce qui a déjà été fait, inventé, et au eu des effets.

Ceci dit, et y compris dans ce qu’il a entendu, le didacticien s’étonne que la réflexion sur les contenus, sur les disciplines reste souvent au second plan. « Une discipline scolaire, ça s’examine de près, pour comprendre ce que sont les difficultés des élèves lorsqu’ils doivent apprendre. « Dans ce cadre, si la Gauche cherche à minimiser les disciplines et les savoirs scolaires, ne risque-t-elle pas de finir ce que la Droite a commencé ? » Faire de la grammaire, c’est analyser les tensions qui traversent les savoirs scolaires et ne pas seulement laisser les élèves se dépatouiller avec ça… La dictée, la dissertation ont des fonctions qu’il faut certes interroger, mais il est pour lui urgent de réintroduire dans les débats la question des savoirs, des contenus scolaires, des disciplines…

Rochex : « Comment passer du tweet à l’écriture longue ? »

Jean-Yves Rochex s’inscrit dans le fil précédent : « De mon point de vue, la démocratisation n’est pas soluble dans l’innovation. » Celle-ci ne relève pas que de la pédagogie « ordinaire », elle repose sur des logiques de mobilisation militante, organisée ou non. « Et on ne peut pas faire de tous les fonctionnaires des militants ». Certes, précise-t-il, les initiatives militantes sont porteuses d’apports, d’enseignements, mais il faut aussi préciser les limites, si on veut penser l’avenir pour l’ensemble des enseignants, l’ensemble des élèves. Sinon, on risque que le militant devienne un repoussoir…

Pour le psychologue, l’idéologie de l’innovation met l’accent sur l’extraordinaire, l’inaugurable, sans qu’on tisse toujours le lien avec l’ordinaire de la classe, sans qu’on explicite comment l’extraordinaire a construit des apprentissages ou des ressources. « Comment on passe du tweet à l’écriture longue, c’est ça qui est intéressant. Comment on travaille, à partir du rap, à revenir à la culture scolaire ? ». Il poursuit : « ces questions sont maltraitées chez les politiques, mais aussi dans nos débats entre protagonistes de la réflexion sur le système éducatif. On minore les questions qu’on a à poser aux projets, on n’interroge pas assez les « manière de faire » de tous les élèves avec les apprentissages, pour comprendre comment ils se débrouillent entre les tâches et les savoirs. »
Enfin, insiste-il, certaines pédagogies ne sont–elles pas plus en phase avec les rapports à l’école des classes moyennes, enseignants compris ? Le rapport sur la « refondation » est significatif : la « refondation pédagogique » invite à remplacer le frontal par le projet, le grand groupe par le petit groupe. Trente ans après la création des ZEP, il lui semble pour le moins qu’on ne prenne pas en compte les transformations de la forme scolaire.

Rochex reprend une question de la salle pour compléter son propos : « Les cursus modulaires, la différenciation des exigences, ce sont toujours les plus démunis qui en sont victimes, quand ceux qui savent lire le système savent choisir les parcours qui ont de la valeur. Nous avons un débat à avoir sur le commun et la norme, condition de l’individuation ».

« Mais la pédagogie, c’est quand même un levier fondamental, oppose Reuter pour qui contenus et pédagogie doivent s’articuler. Aujourd’hui, la norme, c’est le magistral ramolli, mâtiné de quelques trucs issus de l’ère du temps. Les pédagogies alternatives restent marginales. C’est sans doute un reproche qu’on peut faire au rapport de la concertation, de ne pas différencier les techniques (« travailler en groupe ») et le fond des démarches pédagogiques. »

Jean-Yves Rochex ne mâche pas ses mots à la tribune : « Heureusement, le ministère des transports ne traite pas les questions techniques des transports comme le fait le ministère de l’Education pour les questions scolaires. Etudier, ce n’est pas vivre comme dans la vie ordinaire, c’est faire un pas de côté. Cette dialectique n’est pas simple et les coups de balanciers nous empêchent de penser : si on en reste à l’alternative entre l’école refermée et l’école ouverte aux courants d’air, pas facile de penser… »

Bernardin : « Etre en mesure de faire la radioscopie des apprentissages « 

Jacques Bernardin poursuit « Les pratiques innovantes peuvent avoir une brillance qui aveugle les élèves sur les attendus des apprentissages, tant qu’elle ne transforme pas l’appétence par rapport aux savoir, tant qu’ils ne leur permet pas de comprendre sans aide, sans aménagement, sans « pas-à-pas » qui peut conduire à arrimer les malentendus, à développer les effets de leurre ou la pédagogie de détour, conduisant finalement à l’évitement plus qu’à la rencontre. La « motivation » ne peut remplacer la mobilisation intellectuelle, l’interrogation sur les contenus à enseigner, le « changement de regard ». La démocratisation, c’est d’abord comprendre la nature de leurs difficultés face aux savoirs disciplinaires. Bref, « faire la radioscopie des apprentissages », comprendre les obstacles pour y parvenir, passer du faire au comprendre, organiser la conceptualisation par le débat de preuves, conquérir l’autonomie face au savoir…

Zoughébi : « L’Ecole n’est pas un marché « 

« Quelle ambition nationale avons-nous pour l’Ecole » demande Henriette Zoughébi, vice-présidente de la région Ile-de-France. « Selon qu’on pense, ou pas, que tous les élèves peuvent réussir (et d’abord leur vie !), la réponse n’est pas la même… J’adhère à l’idée que c’est d’abord dans l’école qu’on doit lutter contre l’échec scolaire, et que les questions de contenus sont essentielles. L’Ecole n’est pas un marché que feraient les familles, d’un établissement à l’autre. Le rapport du Sénat a montré l’urgence d’en finir avec la concurrence entre les établissements, rompre avec le fatalisme de l’échec ». Cela passe par la reconstruction d’une mixité sociale qui n’est pas que du ressort de l’Ecole, mais de l’Etat. « Encore faut-il que l’Ecole ne renforce pas le phénomène avec les différentes options destinées à recréer de l’homogénéité scolaire »… Les collectivités ont aussi leur part à prendre, concède-t-elle, lorsqu’elle construit et rénove les établissements. « En Ile-de-France, la composition sociale est le critère qui est le plus important dans la répartition des dotations financières aux établissements, pour ne pas limiter les dotations à ceux qui « font des projets ». « Beaucoup de jeunes des milieux populaires pensent toujours qu’on les considère comme des « moins-que-rien », et les établissements ont beaucoup à faire contre cela. Concluant sur l’explosion des moyens numériques qui transforment les savoirs, elle est directe : « De nouveaux possibles sont à inventer dans l’école si on ne veut pas que les marchands gagnent. Là aussi, ne soyons pas dans des demi-mesures pour que les déclarations se transforment en actions « pour de vrai »… On a besoin de tout le monde pour cela»

« La refondation, on doit d’abord la faire avec les familles, pour que toutes aient accès aux codes, et ça passe par la Nation, non ? » demande quelqu’un. Henriette Zoughébi acquiesce : « Le regard qu’on porte sur les familles populaires, en les qualifiant sans arrêt de « défavorisés », ne nous aide pas à penser une relation de l’Ecole de la République à ces catégories sociales. »

Marcel Brun