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Des ouvrages sur l’école numérique, il en pleut serait-on tenté de dire, tant le numérique interroge le monde de l’éducation. Avec « L’école au défi du numérique », François Granier et Roland Labregère portent un regard distancié, dénué de technicisme et humaniste sur les questions posées au système éducatif par le numérique. Peut-on faire comme si il n’existait ne pas, continuer à enseigner, à vivre à l’école comme au temps du livre prédominant ? Les auteurs placent le débat dans le prisme plus large de la société de la connaissance, thème qu’ils avaient exploré déjà ensemble en scrutant les changements opérés dans le(s) métier(s) des enseignants. Francois Granier, chercheur associé au Laboratoire Interdisciplinaire pour la sociologie économique du CNRS et du CNAM, s’intéresse aux transformations des politiques françaises liées à la fois au management néolibéral et à l’émergence des technologies de la communication.

Roland Labregère, chercheur en éducation à Eduter Supagro Dijon, mène des observations sur la vie scolaire et la citoyenneté au sein des établissements scolaires. Leurs regards sur le numérique portent les traces de leurs recherches. Leurs propos interrogent la réalité et les conditions d’une vie numérique où l’éducation prendrait toute sa part dans et hors l’école. Ils visitent les thèmes prégnants de l’éducation en plaçant l’école devant les défis qui la minent entre développement des savoirs buissonniers et approches par compétences. Pour eux, le numérique ne représentera une chance de changer le système que s’il amène à une démocratisation plus forte sous-tendue par une dimension citoyenne. Rencontre avec les auteurs.

Quels sont selon vous les principaux défis posés par le numérique que l’école doit relever ?

La littérature sur l’irruption du numérique est pléthorique. Le pire serait de considérer que le numérique va sauver l’Ecole de toute les difficultés qu’elle peut rencontrer. Cela pourrait laisser libre cours à des discours irrationnels ou convenus alors que la question du numérique n’est pas pleinement intégrée chez tous les acteurs de l’éducation. Des enseignants sont extrêmement innovants et développent des initiatives qui méritent d’être diffusées. Nous préférons parler de numérique plutôt que des TICE même si nous les mentionnons à de nombreuses reprises dans le livre. Nous considérons que le numérique apporte à l’éducation des nouveaux territoires à explorer dont nous ne mesurons aujourd’hui toutes les potentialités. Mais il y a une face cachée. Le numérique, c’est Janus. Ce n’est pas en installant des équipements que le numérique va être la tornade blanche qui va transformer l’éducation. Il appelle à une transformation des pratiques d’enseignement, des conditions de la transmission intergénérationnelle, des modalités d’évaluation… Le numérique instaure de nouveaux rapports au savoir. Nous avons voulu poser la question de la culture numérique qui nous semble dynamique car elle est fondée, non sur l’idée d’un capital, mais sur le mouvement, sur un autre regard vis-à-vis des apprentissages.

Dans votre avant-propos, vous rappelez que « la connaissance fait la société », en augmentant les possibilités d’accès à la connaissance, le numérique met elle l’école en danger ?

Le numérique et l’Ecole sont dans l’obligation d’avoir un avenir partagé. Dans l’histoire de l’éducation, à chaque fois qu’une invention a accédé au statut d’innovation, elle a changé la donne. Sans faire un inventaire des inventions techniques, on peut rappeler simplement ce que tout le monde sait. Par exemple, l’imprimerie a facilité l’accès à la connaissance à d’autres cercles que ceux des lettrés, la pédagogie n’a cessé de se transformer au fil des siècles. Aujourd’hui, la question n’est plus de regarder ce que la technologie va changer, si le livre numérique va remplacer le livre papier mais de réfléchir comment le numérique modifie l’accès à la connaissance et pose les conditions, pour de bon, pas pour faire joli, d’une formation authentique tout au long de la vie. Edgar Morin ou Michel Serres, dans des registres différents, insistent, sur les nouvelles conditions qui transforment les conditions d’accès à la connaissance. Nous avons clairement annoncé que nous nous situions dans une approche postmoderne, c’est-à-dire une vision qui met au premier plan l’idée de réseau et de réalité fragmentée, on peut dire créolisée (ce qui nous fait citer en conclusion le poète martiniquais, Edouard Glissant). Cette dimension postmoderne liée au surgissement du numérique qui puise en lui-même les conditions de son développement place l’innovation et la rénovation au premier plan. Quand nous disons que la « connaissance fait la société », ce n’est pas de compétitivité dont nous parlons, nous laissons le schéma néolibéral à d’autres, ce que nous disons concerne les conditions démocratiques et citoyennes de la formation. Le numérique ne sera un danger pour l’école que si celle-ci se sentait assiégée par un modèle nouveau qu’elle ne comprendrait pas et qu’elle ne s’approprierait pas.

Comment avez-vous conduit votre recherche ?

Ce livre résulte d’une recherche empirique. Nous avons recueilli des témoignages de nombreux enseignants, de chefs d’établissements, de responsables académiques et des élus locaux. Une partie de ces acteurs de l’éducation véhicule des représentations d’angoisse vis-à-vis du Net, ne se rendant pas compte que les jeunes, massivement, se sentent à l’aise dans les allées des réseaux. Il est vrai que dans le même temps, une fraction de la jeunesse est laissée pour compte vis-à-vis des technologies. Nous nous en sommes rendu compte en rencontrant des élèves de l’enseignement technologique et de l’enseignement professionnel. Certains s’alarment d’usages de la Toile qu’ils estiment néfastes voire dangereux comme si le fait que la connaissance soit accessible remettait en cause la hiérarchie des rôles et le statut de la relation adulte-apprenant. Pourtant, il y a de belles réussites : quand des enseignants s’emparent des possibilités offertes par le Net, ils découvrent des ressources, des potentialités qui servent à la fois leur discipline et les apprentissages des élèves mais aussi à leur propre perfectionnement disciplinaire et pédagogique. On peut citer l’utilisation de Twitter, maintenant bien connue, comme outil pédagogique, utilisé en complément du cours, qui permet de suivre le travail des élèves. Les élèves, encadrés par leurs enseignants, découvrent des modalités de travail en communautés novatrices, ce qui est un apprentissage précieux ; pour cela ils doivent accepter des règles de travail partagées. Nous avons observé des usages des réseaux dans des disciplines comme les langues vivantes, l’histoire-géographie, les lettres et les disciplines scientifiques.

Vous plaidez pour une école citoyenne, en lien avec son environnement, en quoi le numérique favorise l’émergence de l’éducation à la citoyenneté ?

L’éducation à la citoyenneté est renouvelée par l’émergence du numérique. Les règles et les valeurs propres à la collectivité se trouvent bousculées par les innovations et les usages qui découlent de l’installation dans la vie sociale des technologies numériques. L’établissement scolaire ne peut manquer ce rendez-vous. La citoyenneté numérique est à construire. Il ne s’agit plus de faciliter l’accès à la maîtrise des usages. Il s’agit de placer les apprenants dans une relation apaisée, positive et authentique vis-à-vis de ces technologies. Notre projet est de souligner que la culture numérique contribue à un humanisme des temps présents. Nous pensons bien entendu à une utilisation raisonnée de l’Internet, à l’appropriation des valeurs civiques, à la question de l’identité numérique pour laquelle une véritable éducation s’impose. Milad Doueihi qui le premier a mis en avant cette approche rappelle que l’humanisme numérique s’appuie sur divers héritages mais accueille de nouvelles formes culturelles notamment en consacrant la démarche de métissage.

Alors le numérique, une chance ou un miroir aux alouettes ?

Dans le contexte incertain de l’Ecole aujourd’hui, le numérique surligne les questions auxquelles cette institution est confrontée. Cela nous renvoie à la place des usages, largement traitée dans l’ouvrage. Il faut entendre les usages liés aux apprentissages dans le cadre de la scolarité et bien entendu les usages réalisés hors du champ scolaire qui tendent à prendre un part de plus ne plus importante. En ce qui concerne les premiers, le numérique peut faire beaucoup pour les apprentissages. Pour les seconds, on peut véritablement parler d’éducation buissonnière comme le fait Anne Barrère dans un ouvrage très complet consacré aux formes d’apprentissages qui se réalisent en dehors de l’Ecole. Cette approche est tout à fait à contre-courant de représentations portées par l’école, par des parents, par des enseignants, qui voient dans ces activités de divertissement ou de rupture vis-à-vis de l’univers scolaire un projet éducatif dégradé. Il y a une nécessité à faire prévaloir l’idée que l’éducation dans le contexte de la société d’aujourd’hui recouvre une multitude de configurations aux plans familial, économique, social, culturel et scolaire. L’école a perdu lentement son monopole mais possède de précieuses ressources que la révolution numérique ne pourra pas lui enlever, celles de concevoir des dispositifs qui ont pour finalité d’aider les jeunes les adolescents, les élèves à se construire et à se fabriquer comme individus ainsi que le dit Anne Barrère, que nous avons citée plus haut.

Propos recueillis par Monique Royer

« L’Ecole au défi du numérique. Pour une éducation citoyenne », François Granier, Roland Labrégère, Editions Raison et Passions, Dijon

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