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Par Isabelle Lardon

Les relations entre jouer et apprendre

Pour Gilles Brougère, professeur en sciences de l’éducation à Paris 13, le discours des relations « obligées » entre jeu et apprentissage est plus de l’ordre de la rhétorique que du scientifique. Le jeu n’est en rien une activité d’éducation. C’est une activité de loisir, qui est bénéfique à l’individu.

Une fois posée cette affirmation, il décrit les caractéristiques du jeu. La première est ce qu’il appelle « le second degré » : le « faire semblant » dans le jeu introduit une dimension de méta-communication. Les joueurs échangent des signaux qui véhiculent le message « ceci est un jeu » (cf les travaux de Bateson). Mais ce n’est pas valable que pour le jeu, ça l’est aussi pour d’autres activités, cinéma, livre, et même les activités scolaires !

La deuxième caractéristique importante est le « mécanisme de décision ». On ne joue que si on prend des décisions, d’abord celle de jouer ou pas, puis celle d’adhérer aux règles du jeu. Les règles ne s’imposent pas, elles sont négociées. Un autre critère est la notion de « frivolité » : le jeu est une activité qui n’a pas de conséquence. Il n’y apas vraiment absence de conséquences mais plutôt une minimisation des conséquences. C’est dans la logique même du jeu selon Bruner. Quatrième critère : l »incertitude. Le jeu n’est pas un rituel, on ne sait pas comment il va se terminer.


Alors, pourquoi devrait-il y avoir des relations entre jeu et apprentissage ?… Il n’y en a pas plus qu’avec une multitude d’activités humaines. Brougère va déconstruire tous les a-priori qu’on a sur une espèce de relation magique qui donnerait au jeu un pouvoir particulier.

Le problème, c’est que dans le jeu, on ne voit pas les apprentissages. Le processus d’apprendre est invisible, seul l’enseignement peut se voir, d’ou l’idée de formaliser le jeu pour rendre visible l’apprentissage, mais comme on ne peut pas tout rendre visible, on va tout au moins mettre en avant une visée éducative du jeu.

La question est bien la formalisation du jeu. Est-ce qu’on accepte un apprentissage en situation informelle ou est-ce qu’on rend formelles les situations ludiques ?

La situation de jeu est forcément informelle du point de vue éducatif, mais cette faon d’analyser les choses n’est pas propre au jeu, on peut l’appliquer à d’autres activités de loisirs, le sport, et même l’apprentissage « sur le tas », c’est-à-dire en situation de travail.


Quelles places fait-on dans la société française aux activités informelles d’apprentissage ? Faut-il les refuser, les accepter, les utiliser, y ajouter un moment de réflexivité, les transformer un peu pour introduire une visée éducative ? Ou encore les transformer en profondeur pour ne ressortir que les apprentissages ?. Cela, encore une fois, ne vaut pas que pour le jeu…

On est tout de même en tension parce que l’école a vocation à créer des situations formelles et quand les activités informelles entrent à l’école, elles sont obligatoirement transformées. Elles ne possèdent plus alors leurs caractère de frivolité, de prise de décision… C’est le même processus que quand on passe de l’enfant à l’élève…


A titre d’exemple, Gilles Brougère décrit une pratique courante à l’école maternelle, celle de donner à « jouer » avec du matériel spécifique, ici des cubes qui s’emboitent. Les élèves n’ont pas le droit de découvrir ou manipuler le matériel comme ils veulent. D’emblée, l’enseignante donne une « consigne, qui n’est pas une règle : faire la tour la plus haute ou une tour unicolore. « Je voudrais que nous fassions des tours. Qui veut bien me faire une tour ? »

Que se passe-t-il dans ce processus ?

Il n’y a pas de décision pour le joueur, l’activité est guidée, plus d’incertitude ; la consigne n’est plus un moyen mais une fin ; l’activité se termine par une évaluation : on regarde si la consigne a été respectée. On passe du frivole au sérieux, de l’informel au formel.

Que reste-t-il du jeu ?… On attire l’enfant joueur avec ce type d’activité mais c’est une « ruse » pédagogique pour « transformer le joueur en élève », ou pour le dire autrement « pour faire un jeu sans joueur ». On voit bien que le rapport au jeu est ambigu et paradoxal.


Brougère fait prendre un virage à son intervention en proposant d’aller vers une nouvelle approche : pourquoi ne pas penser cette question du jeu comme situation potentielle d’apprentissage. Mais on n’est jamais sûrs d’apprendre ! La formalisation est inhérente à l’école, elle est inévitable par la simple entrée dans l’école. La question difficile des apprentissages informels, c’est pour lui la nouvelle façon de poser la question des rapports entre jeu et apprentissage. Comment on peut être éducateur quand on utilise des outils d’éducation informelle ?


Les échanges avec la salle sont fournis. Brougère démonte quelques idées reçues.

Pour lui, un être social est continuellement en situation d’apprentissage. L’idée qu’il y aurait des situations très déterminées pour rendre possibles les apprentissages est en question. En France (Brougère a étudié d’autres systèmes éducatifs, en particulier en Allemagne), il est difficile de penser qu’on puisse apprendre hors de situations formelles. Il n’est pas non plus nécessaire d’opposer situations formelles et informelles. On trouve des occasions d’apprendre des autres n’importe quand. En Allemagne, on apprend beaucoup en dehors de l’école. Il n’y a pas qu’à l’école qu’on apprend. C’est un vrai débat.


Jeux et apprentissages en mathématiques

Valérie BARRY-SOAVI, professeure de mathématiques et docteure en sciences de l’éducation, enseignante-chercheure et formatrice ASH Paris-Créteil, se demande quelles triangulations sont possibles entre jeux mathématiques et re-médiation, ou plutôt à quelles conditions les jeux peuvent aider les élèves à entrer dans les apprentissages en mathématiques.

Valérie Barry commence en définissant le jeu comme espace potentiel et aire transitionnelle. Après Winnicott, elle convoque Jean Yves Rochex, psychologue qui distingue trois fonctions de la médiation. Le jeu « game » a une fonction d’orientation, le jeu « play » une fonction d’incitation et le jeu « work » une fonction de réalisation. Elle essaie de trouver une forme d’équilibre entre ces trois « jeux ». « J’ai toujours eu une entrée par le « work », axé sur les apprentissages. Je ne parle jamais de « jeu », le risque est de projeter les élèves dans une activité libre, sans règle… je parle d’activité, d’atelier, derrière ce mot c’est le « game » que je vise, je ne dis pas travail non plus »

Elle définit ensuite le mobile du jeu, distinct de l’objectif, du but ou de la finalité. Le but du jeu est donné, qui dit quand le jeu est terminé, l’objectif pédagogique de l’enseignant est ciblé, la finalité de l’apprentissage est une visée plus large, apprendre à construire des processus pour la vie quotidienne par exemple. Mais le mobile est rarement évoqué, c’est ce qui va pousser l’enfant à agir, ce qui relève du pulsionnel et de l’impulsionnel. Le mobile va mettre l’enfant en mouvement tout au long du jeu, lui permettre se concentrer durablement et de faire des apprentissages. Valérie Barry a remarqué un mobile qui a « marché » tout le temps : proposer d’avoir, dans le jeu, un rôle adulte, valorisant, et une « mission », représentant l’activité. Elle s’est servie de toutes ces notions pour créer des jeux mathématiques qu’elle a d’abord expérimentés en ITEP, puis en milieu ordinaire.

Le jeu « Pin pon » met les élèves en situation d’être pompier, elle leur montre une photo de pompier, s’intéresse à l’incitation. Elle introduit le jeu avec une empathie pour ce personnage. Les enfants glissent du « play » vers le « work », ils sont dans un travail cognitif. Il y a plein de petits moments pour apprendre, on est bien dans un espace potentiel pour apprendre. Ce jeu a été inventé à partir de la décomposition additive des nombres comme rouage de la soustraction. Il s’agit d’associer des cartes pour compléter des nombres de casques et de pompiers. Dans l’aire transitionnelle, enfin, on va verbaliser l’apprentissage, le matérialiser avec une étiquette sur laquelle est inscrit « Aujourd’hui, j’ai su… ». Cette formulation d’une capacité à faire quelque chose est ainsi relativisée.

La démonstration a été rondement menée, les petits personnages des jeux, Super Grenouille ou Coccimax transforment les élèves en biologistes ou entraineurs sportifs. Ils restent mobilisés sur des tâches complexes parce que les situations d’apprentissages dans lesquelles on les a mis ont été « suffisamment bonnes » pour les faire réussir.

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