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Par Isabelle Lardon

Du jeu à la symbolisation chez le jeune enfant

Le professeur de sciences du langage et de sémiotique Ivan DARRAULT-HARRIS montre avec des extraits de films les processus précoces de subjectivation et de symbolisation chez le très jeune enfant, ce qui permet de donner un nouvel éclairage sur le statut du jeu dans la relation d’aide. Il fait référence aux travaux de Bernard Golse, pédopsychiatre chef de service à l’hôpital Necker. Comment l’enfant en vient-il au jeu, au jeu symbolique qui va l’entrainer vers la symbolisation ? La notion d’émergence du sujet a fait des progrès importants depuis une vingtaine d’années. La notion que le « bébé est une personne » est récente. Même en situation d’autonomie dans sa découverte du monde, le bébé de quelques mois prend des objets, les manipule, les porte à sa bouche. On voit tout son corps en mouvement. Il est capable d’avoir un projet, d’adapter sa posture pour atteindre un objet, de ré-itérer des gestes pour arriver à son but et de montrer aussi des émotions sur son visage, des grimaces quand il n’y arrive pas par exemple. « C’est de la « pensée en activité », dit le conférencier. Une proto symbolisation existe quand l’enfant « raconte » ce qui se passe avec son corps. Il suffit de savoir le lire.
Golse a beaucoup travaillé sur les relations mère/enfant. Le rôle des adultes est primordial. Quand le bébé sourit « aux anges » et que ses parents pensent qu’il ne sourit qu’à eux, en ceci ils lui reconnaissent une compétence qui n’est pas encore là.

Dans les échanges, quand ils laissent de la place à la « future » réponse de l’enfant, ils lui laissent du temps pour symboliser. La sur-stimulation est contre productive, l’enfant a besoin de temps et de silence pour commencer d’élaborer sa propre pensée.

Le conférencier enchaine sur la théorie du changement ou théorie « de l’ellipse », qu’il a mise au point avec Jean-Pierre Klein, psychiatre et arthérapeute. L’ellipse est le symbole de l’univers avec à un bout le foyer de la diction, de la réalité et à l’autre bout le foyer de la fiction, de la création. Le maitre E, avec le jeu, va aider l’enfant à passer de l’un à l’autre mais il faut être à une bonne distance entre les deux pour que le changement se produise. Quand l’enfant s’engage dans la création d’un jeu, il va montrer des problèmes familiaux, scolaires, sans en avoir conscience. Si on est trop près du pôle, la fiction risque de faire revivre des situations douloureuses.

Dans la relation d’aide, les conditions nécessaires pour faire accéder l’enfant au changement, de comportement, de représentation des choses sont de travailler dans un climat de sécurité. « Il faut changer sans cesser d’être soi-même. Si l’enfant n’a pas cette sécurité, c’est l’échec du changement ».

De l’utilisation du jeu dans le soin

Marie DESSONS, psychologue clinicienne, maître de conférences en psychologie clinique, Université Paul Valéry – Montpellier III va aborder la question du côté du soin et dire comment l’enfant passe selon elle « De la capacité à jouer au plaisir d’apprendre ».Elle commence par définir les trois formes de jeu, distingués en anglais par trois mots différents : le « game », jeu à règles, le « play », jeu libre et le « work », le jeu pour apprendre.

L’enfant va passer de la pulsion « scopique », besoin de « voir » à la pulsion « épistémophilique », qui correspond à la curiosité intellectuelle, besoin de comprendre et de savoir. Passer de voir à savoir est issu des théories sexuelles infantiles de Freud. L’enfant va chercher à comprendre les grandes énigmes des origines de la naissance, du monde et de l’inconscient. Il ne faut pas réprimer cette curiosité sexuelle, au risque de bloquer la construction de la symbolisation, « geler » cette activité de « recherche » du savoir. L’enfant va ressentir une telle culpabilité que cela va perturber son rapport au savoir.

Un peu plus grand, pendant la période de latence, le moi devient central avec le plaisir du fonctionnement intellectuel. Il est notable de remarquer que les enfants vont se mettre à inventer des règles, et jouer en soi passe au second plan. C’est l’époque de l’école maternelle et l’âge du « pourquoi ». L’important n’est pas la réponse donnée par l’adulte mais l’activité de recherche de l’enfant, dont l’école peut profiter. Elle peut utiliser cette pulsion mais il faut aussi laisser une part d’imagination.

Puis, l’enfant va passer d’une position de jouer avec des objets à jouer avec les mots. C’est l’origine du plaisir des mots, lié au jeu et lié à la curiosité première. En thérapie, l’enfant fait un gribouillis informe sur une feuille, le thérapeute complète le gribouillis et ainsi de suite chacun son tour, parfois les yeux fermés, comme un cadavre exquis. C’est un « squiggle », tracé libre. On est dans l’aire transitionnelle de Winnicott.

Marie Dessons éclaire son propos par des vignettes cliniques. Une petite fille perd le goût du jeu le jour de l’audience de reconduction de son placement en famille d’accueil. Elle ne connait pas sa mère et son psychisme est tellement accaparé par cette pensée de la mère « morte » (perte de son objet interne) qu’elle ne peut pas être disponible pour jouer. La capacité à jouer dépend de la disponibilité de l’appareil psychique, suffisamment clos, sans intrusion, différencié. Ce n’est pas le jeu qui soigne l’enfant en soi mais c’est par le jeu qu’on voit comment il ne va pas bien, comment il n’arrive pas à jouer. C’est très précieux.

Deuxième exemple : Tom n’a pas de plaisir d’apprendre, il fait des jeux répétitifs, il ne possède pas les compétences psychiques de « laisser jouer en soi » ses fantasmes, ses pensées, de « lacher prise ». En séances de thérapie, peu à peu, il met en scène des petits personnages, raconte des histoires de monstres, les fabrique en pâte à modeler. On arrive à un jeu prototypique de cache-cache. Il trouve une fonction « stop » qui permet la canalisation pulsionnelle qui déborde sur de l’incontrôlable. Ses histoires sont enfermées dans un cahier, ses monstres dans le placard. Il écrit le mot « fin » à chaque histoire. Il ne fait plus de cauchemar. L’espace psychique n’est plus intrusé par ses angoisses et il entre dans les apprentissages.

Naître à l’empathie

Serge TISSERON, psychiatre et psychanalyste, docteur en psychologie à l’Université Paris Ouest-Nanterre expose son concept de « Jeu des Trois Figures ».

En 2007, alors que l’actualité de l’institution scolaire est le climat de violence qui y règne, l’idée est d’inventer un protocole pour lutter contre cette violence et pour apprendre l’empathie. L’empathie est la capacité à ressentir ce que l’autre ressent, se représenter ce qu’il éprouve, penser ce dont il a besoin. Il invente le jeu des trois figures, qui devient un programme dans lequel l’école doit s’inscrire. En passant à tour de rôle dans chacune des trois positions, agresseur/agressé/redresseur de tort ou médiateur, en jouant des scènes inventées, l’enfant va apprendre à ne plus être victime, à dire l’agression, à s’adresser à l’adulte, à ne pas avoir honte.

Le jeu est animé par les enseignantes en classes maternelles et répété une fois par semaine. Elles disent : « On joue comme au théâtre » avec trois règles : « on va faire semblant, on ne se fait jamais mal, les garçons peuvent jouer des filles »

La méthodologie est de partir d’images vues à la télévision et racontées par plusieurs enfants (ceci pour éviter qu’un enfant évoquer une situation familiale douloureuse dont l’enseignant ne peut rien faire. La classe va construire une petite histoire que la maitresse écrit. On imagine des paroles pour pouvoir jouer les saynètes. Chaque action est toujours accompagnée de mots. Ensuite, les volontaires jouent alternativement tous les rôles. Il ne faut pas forcer à jouer mais quand on joue, on joue tous les rôles. Et l’enfant agresseur est obligé de jouer l’agressé. Parfois cela peut réveiller en lui des émotions intenses car il peut aussi être victime.

Il ne s’agit pas d’apprendre les bonnes réponses comme dans les théories cognitivistes.

Mais il y a l’idée de renouer avec les différentes figures de soi, se réconcilier avec son image. A la fin, on s’applaudit pour s’empêcher de parler. Il n’y a aucun commentaire de la part de l’enseignant. L’implication émotionnelle des enfants est telle qu’ils sont à vif et ne peuvent pas raisonner.

Ce jeu des 3 figures travaille des objectifs des programmes de l’école maternelle sur : l’oral, le vivre ensemble, l’imagination, la mise en scène corporelle et la permanence de l’écrit. Les notes prises par l’enseignant ont une fonction de mémoire et de référence au « droit » qiu est écrit dans nos sociétés. Ce jeu va permettre l’apprentissage du faire semblant, la pré-éducation aux images, la lutte contre les stéréotypes de genres et contre la violence.

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