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On ne peut apprendre qu’en décortiquant son activité c’est-à-dire à travers un travail réflexif. Travail qui ne peut être guidé que par des professionnels non jugeant, donc non pairs. La profession enseignante alors, qui peine à se définir, peut-elle le faire elle-même ou est-elle définitivement dépendante de l’expertise des chercheurs ? Qu’il soit collaboratif, collectif, coopératif, collégial, de concertation voire communautaire, le travail enseignant était au centre des interventions et des réflexions, le 5 novembre, à l’ENS de Lyon. L’Ifé-ENS et la chaire Unesco : « Former les enseignants au XXIème siècle » organisaient une conférence de consensus/dissensus sur la question « Former au sein des établissements scolaires ». Cela a logiquement amené les intervenants à s’interroger sur les notions de temps et de lieux de concertation. Mais l’enjeu sous-jacent était bien la définition de l’apprentissage « collectif ».

Enseigner : est-ce seulement maîtriser sa discipline ?

Assurément non, répond Michel Lussault, le Directeur de l’Ifé/E.N.S Lyon. Il ouvre la conférence en présentant d’abord rapidement la chaire Unesco « Former les enseignants au XXIème siècle »1. Il met d’ores et déjà l’accent sur le collectif : le partenariat Ifé-ENS, DGESCO, Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche mais aussi l’implication des Universités françaises et étrangères. Il remercie d’ailleurs le député Yves Durand, présent, membre du jury d’experts qui interviendra en toute fin de journée pour établir une synthèse. Il reconnait qu’en France, il n’y a pas si longtemps, le discours de l’Institution était d’affirmer qu’enseigner c’est d’abord maîtriser sa discipline, le reste n’étant que de l’adaptation. Aujourd’hui, dans notre pays et plus fortement encore ailleurs (il cite Haïti) la question de la formation initiale et continue des enseignants est une question majeure. Elle est liée à des enjeux économiques et sociaux forts. D’ailleurs de l’aveu même de Monsieur Lussault, le temps des certitudes avec les Ecoles Normales est révolu en France. Avec l’ouverture des Espé « la messe n’est pas dite : nous avons encore à alimenter les formations » et donc la question de la culture commune des professeurs dans un système apprenant comme l’établissement scolaire peut faire écho et débat.

Luc Ria rappelle le projet de la Chaire Unesco dont il a la charge : une « interface hybride pour favoriser la circulation des savoirs », pour alimenter la recherche et la formation. Depuis le colloque inaugural de janvier 2013, les travaux collaboratifs et internationaux se succèdent. Pour lui, on n’a pas à tourner le dos aux recherches passées concernant la formation des enseignants. Il faut travailler dans une démarche cumulative, avec des partenaires (Universités de Louvain, de Sherbrooke- Québec-, d’Aix-Marseille, de Genève…), partir d’un état des lieux, utiliser un vocabulaire commun…

Objectiver le travail enseignant

Est demandé à deux chercheurs, Vincent Dupriez (Université catholique de Louvain) puis Frédéric Saussez (Université de Sherbrooke) de réagir par rapport à un état de l’art effectué par Annie Feyfant de l’Ifé-ENS. Le premier rappelle que lorsqu’on parle de formation des enseignants, on trouve deux types de littérature : des travaux sur la nature des savoirs enseignants et d’autres sur les établissements scolaires. Or, pour lui, l’apprentissage est forcément partagé dans une communauté de pratiques. L’organisation apprenante a la capacité d’apprendre de sa propre expérience. Donc oui, sans doute, l’établissement scolaire peut être un lieu d’apprentissage pour les enseignants eux-mêmes : il est insertion et identification. Pour Vincent Dupriez, la structure cellulaire de l’école, juxtaposant des blocs de savoirs, des groupes d’élèves et des plages horaires, isole chacun dans sa classe. La division bureaucratique du travail fabrique la culture individualiste des enseignants. Le travail collectif est sans doute une issue permettant l’entraide et la stimulation. Mais en France ou en Belgique le travail dit collectif est plus une prescription qu’un objet à observer. Si on transmet des connaissances et dans le meilleur des cas des compétences, il n’en est pas du tout autant dans des contextes anglo-saxons où l’éducatif et le travail en équipe font partie de la culture. Le chercheur évoque alors sa visite dans un établissement scolaire de Melbourne (Australie) où de grands bureaux collectifs, vrais espaces de travail pour chaque département enseignant (mathématiques, langues…) permettent le travail collectif. Des classeurs sont partagés, une bibliothèque avec des ouvrages de didactique existe… Et chaque semaine sont organisées des réunions par équipe de classe, équipe disciplinaire ou de « recherche action » sur une thématique choisie (les TICE, la motivation, la pédagogie différenciée…). Celles-ci sont souvent animées par quelqu’un « de l’extérieur ».

Ainsi, l’intermédiaire d’un « expert » est mis en avant pour à la fois permettre et justifier le travail collectif enseignant. D’ailleurs à la fin de son intervention, Vincent Dupriez pose la question : « Comment faire du visible sans interaction ? ». Il se demande comment rendre visible le travail enseignant s’il n’y a pas d’analyses communes et d’observations mutuelles. Objectiver le travail réel enseignant ne peut ainsi pas se faire seul. Or, le groupe professionnel est censé être une source d’affirmation des savoirs. Mais curieusement, actuellement ce sont les groupes d’experts qui disent ce que doit être la profession d’enseignant. Cela ne marche pas comme cela pour les médecins ou les architectes qui définissent eux-mêmes leur profession. Il y a là pour le chercheur une tension à élucider et donc identifier ce que pourrait être l’identité professionnelle des enseignants.

Pour penser la formation enseignante, cet universitaire de Sherbrooke utilise le concept de « communauté » (en France on dirait plutôt « groupe »). Ce mot est très connoté d’ailleurs en Amérique du Nord et répond à une volonté de redéfinir des liens sociaux pour lutter contre l’individualisme. Pour lui la communauté n’est finalement qu’une réponse à une société libérale en difficulté. Au Québec il existe par exemple une véritable association des professeurs d’histoire, une organisation très structurée qui participe aux débats de la société et qui est vigilante sur les questions d’éducation. Mais en Amérique du Nord, la professionnalisation des enseignants est celle des chercheurs. Il y a néanmoins un espoir de réhabilitation d’un métier non pensé par les universitaires ou les politiques.

L’oeil expert extérieur

Deux chercheurs de l’Université d’Aix Marseille font le constat qu’une inflation de propositions de formations est souvent le signe d’un dysfonctionnement dans une organisation. Frédérix Saujat et Christine Félix font la distinction entre le travail prescrit et le travail réel. La tendance actuelle dans de nombreux pays, dont la France, est de prescrire le travail collectif pour les enseignants. Or certaines conditions ne le permettent pas. Ils présentent alors un dispositif ad hoc : une équipe de chercheurs sur le terrain se déplace dans un établissement scolaire pour faire émerger le travail réel, qui devient objet de discussions (équipe ERGAPE2). L’entrée se fait par les difficultés du métier, analysées par les enseignants eux-mêmes, dans un établissement difficile. Les situations professionnelles débattues permettent de créer alors un véritable travail collectif. Une nouvelle fois, c’est bien l’œil expert qui a permis la prise de conscience des difficultés et qui a poussé à l’action collective.

Et on enfonce encore le clou avec l’intervenante suivante, Caroline Letor, qui vient de l’Université catholique de Louvain. Elle s’interroge sur les conditions macro , méso et micro permettant le travail collaboratif. Ainsi en Belgique ou en France, dans le cadre de changements pédagogiques pour plus d’efficacité, d’équité avec une décentralisation et une évaluation accrues des pratiques pédagogiques, quelle « guidance » incite à plus de collaboration ? Pour elle, la régulation d’experts venus de l’extérieur permet un travail plus ouvert et porteur de changements alors qu’un travail collaboratif entre pairs, s’il amène une sécurité affective, empêche la controverse et donc la recherche de solutions. Elle pose alors la question du rôle du chef d’établissement ou du leadership pédagogique dans le maintien d’une tension entre collégialité et autonomie des enseignants, à la base d’un travail collaboratif porteur d’apprentissages.

L’impact de l’IPR sur les pratiques…

Et c’est bien en tant qu’ancien chef d’établissement ayant travaillé dans des établissements réputés difficiles de la région parisienne qu’intervient alors Nicolas Feld-Grooten. Actuellement Directeur du bureau de la formation continue des enseignants de collège à la DGESCO, il vient confirmer l’importance de l’ingénierie pédagogique. Se défendant de tout prosélytisme, il cite néanmoins la nouvelle loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’Ecole (juillet 2013) qui dans son annexe 1 évoque les stratégies des équipes, et donc, le « collectif » de professionnels. Son retour sur ses activités de chef d’établissement dans un collège Ambition Réussite lui permet d’évoquer le rôle de l’établissement comme lieu formateur, notamment pour les néo-titulaires. Ce qui est pertinent pour lui c’est travailler sur « le cœur de l’activité pédagogique » et l’impact d’un IA-IPR par exemple travaillant de concert avec une équipe disciplinaire peut faire changer les pratiques et apporter plus d’assurance et une plus-value pour chaque enseignant, nouveau ou pas. Encore une fois, la dynamique du travail collectif est considérée comme porteuse de nouvelles connaissances et de progrès. Encore une fois, le temps est vu comme une variable d’ajustement qui peut améliorer cette pratique collective (gérer le temps pour se voir/ le conseil pédagogique). Et enfin surtout : un intercesseur pour les enseignants (chef d’établissement, Inspecteur, chercheur) parait nécessaire pour atteindre la coopération.

Pour terminer ce tour d’horizon des pratiques collaboratives / collégiales / coopératives (une intervention du public a lieu d’ailleurs sur la confusion des dénominations), Valérie Lussi Borer (Université de Genève) et Luc Ria (Ifé-ENS) présentent un Lieu d’Education Associé (ou « Laboratoire d’Enseignants Apprenants » pour Luc Ria), véritable dispositif d’innovation pédagogique. Depuis plusieurs années, dans un établissement difficile de Seine-Saint-Denis (collège Fédérico Garcia Lorca), des chercheurs viennent accompagner les enseignants sur leur analyse de pratiques. Le dispositif est présenté comme étant là pour aider à repérer les potentiels, à faire émerger la controverse professionnelle, à faire prendre conscience de son activité réelle de travail et de l’image qu’on peut véhiculer dans sa classe. Des séquences d’enseignements sont filmées puis vues et commentées par les enseignants. Ce travail réflexif est encadré, que ce soit pour le professeur débutant ou pour le tuteur expérimenté. La déconstruction permet le repérage des organisateurs communs puis la réflexion sur de nouveaux possibles afin de faire avancer le travail de chacun (formateur/ entrant dans le métier).

L’enseignant, objet ou sujet ?

Alors : le regard des pairs sans intervention extérieure est-ce possible ? Travailler ensemble dans les établissements scolaires sans aide extérieure est-ce souhaitable ? Il semblerait, d’après tous ces intervenants que non. Décrire, évaluer, mettre en relation les activités enseignantes pour faire émerger des pistes de transformations semble donc ne pas être à la portée de la profession elle-même. L’Inspecteur, le chef d’établissement et l « expert » (qu’il soit chercheur, député, et pourquoi pas quidam ayant un avis sur l’Ecole) ont encore leur mot à dire sur la professionnalité enseignante. L’autonomisation n’est donc pas dans l’air du temps d’autant que le travail collectif pousse à multiplier les interventions extérieures. L’essaimage des bonnes pratiques : réflexivité et travail collaboratif (notamment avec le dispositif NéoPass (3) va-t-il conduire à une homogénéisation des pratiques de la profession ? Il y a là un véritable risque de voir la « culture » enseignante devenir l’objet de l’intelligibilité de la recherche. Qu’on se le dise.

Adeline Meyer

Notes :

1 : http://www.ens-lyon.fr/chaire-unesco-formation

2 : L’Expresso du 23 Avril 2012

3 : http://neo.ens-lyon.fr/neopass/connexion.php