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Jacques-Olivier Martin enseigne le français au collège Leonard de Vinci à Saint-Brieuc, un des 23 « collèges connectés » de France. Il est aussi formateur aux usages pédagogiques du numérique dans le réseau « Résentice » de l’académie de Rennes. Il occupe ainsi un poste privilégié pour éclairer les spécificités, les intérêts, les difficultés d’un enseignement réinventé par le numérique en général, par les tablettes en particulier, définies comme des « couteaux suisses pédagogiques ». Renouveler les outils, reconfigurer les rôles, reconstruire les espaces, redonner du sens : les défis sont importants, car selon lui susceptibles de ressusciter un « enthousiasme propice à l’apprentissage ».

Le collège Leonard de Vinci fait partie des 23 « collèges connectés » bénéficiant d’un équipement spécifique pour développer des usages pédagogiques innovants du numérique : en matière de tablettes, de quel matériel disposez-vous ? avec quelle connectivité ? avez-vous rencontré des difficultés à ce niveau ?

Pour être précis, notre choix de l’usage des tablettes numériques en classe est antérieur à la labellisation « Collège Connecté ». Nous sommes partis de deux constats. D’un point de vue technique, les ordinateurs pas forcément obsolètes, qui étaient principalement utilisés dans une salle numérique difficile à réserver, mettaient près de cinq minutes à démarrer, à cause des remontées de profils élèves pour se connecter au réseau d’établissement, des mises à jour de l’antivirus académique, etc. D’un point de vue pédagogique, l’usage des outils numériques dans des salles dédiées ne correspondait plus systématiquement à nos pratiques ou nos besoins. Outre la difficulté de créer une véritable dynamique de classe lorsque 30 élèves se retrouvent face à un ordinateur, la nature même des activités proposées dans ces usages massifs n’apparaissait plus toujours adaptée. Le numérique avait même parfois tendance à devenir l’objectif du cours pour l’enseignant qui voulait « rentabiliser » sa réservation de la salle numérique, plutôt qu’un outil, parmi d’autres, au service de la pédagogie.

C’est à partir de ces constats que nous avons voulu, comme beaucoup d’autres ailleurs, tenter l’expérience de la mobilité et de l’usage ponctuel d’outils numériques dans la salle de classe. Nous avons donc fait appel au réseau de formateurs TICE de l’Académie de Rennes (RésENTICE) pour nous conseiller techniquement mais surtout pédagogiquement. Plusieurs solutions nous ont été proposées suite à des expériences qui avaient été préalablement menées par des enseignants novateurs (avec des outils Apple, Androïd, des tablettes onéreuses, des tablettes à bas prix, etc.).

À partir des retours d’expériences et des différentes solutions présentées, nous avons donc fait le choix de nous équiper d’une flotte de 7 iPads, d’une borne Airport permettant la connexion Wifi ponctuelle en la branchant sur un câble réseau dans la salle de classe, d’une Apple TV qui permet la recopie vidéo des tablettes sur le vidéoprojecteur de la classe, le tout stocké dans une mallette prévue pour la synchronisation.

Nous nous sommes alors tournés vers le Conseil général des Côtes d’Armor et avons construit un argumentaire afin d’obtenir le financement et le soutien de notre Collectivité. Cinq enseignants (Français, Math, Technologie, SEGPA enseignement général, SVT) ont rédigé une demande en précisant de manière précise les intérêts de l’usage des tablettes dans leur discipline. La réponse du Conseil général a été positive mais nous précisait également que nous rentrions alors dans un processus d’expérimentation des tablettes en classe et que nous devions en rendre compte en fin d’année scolaire (en effet, en attente de la validation d’expérimentation, le CG apportait des réponses négatives de financement de tablettes tactiles aux autres collèges demandeurs). Le compte rendu a eu lieu lors d’une réunion plénière d’une journée, réunissant les différents acteurs du système éducatif dans le département.

Les difficultés rencontrées lors de cette première expérience ont alors été longuement évoquées : paramétrages pas toujours évident des machines, identification des utilisateurs des tablettes, etc. Mais aussi les points positifs : ergonomie, prise en main très aisée, réactivité (« en une seconde on est au travail ! » s’extasient les élèves), retour de la dynamique de groupe dans la classe, image valorisante apportée par ces outils, possibilité de travailler rapidement sur des supports variés (traitement de texte, vidéos, photos, sons…), etc.

Quels usages des tablettes avez-vous plus particulièrement expérimentés en français ?

Nous voulions sortir de l’usage massifié du numérique pour revenir vers un usage ponctuel et dynamique, inséré dans les séances. L’idée était de pouvoir utiliser les tablettes comme outils de recherche documentaire, de petite production, d’interactivité, dans la classe. Notre choix initial d’une flotte de 7 tablettes (nous avons désormais 10 flottes sur le même principe initial, obtenues grâce au cadre du projet « Collège Connecté ») venait du constat premier que nous ne souhaitions plus voir un élève par machine, mais retrouver la mobilité et par le biais de ces usages numériques en classe, un travail collaboratif. Il nous a fallu retravailler la dynamique de groupe, avec par exemple des cartes de rôles attribuées aux élèves, certains devenant pour un temps « responsable » de la tablette, d’autres responsables de la consigne, du volume sonore du groupe, du compte rendu du travail, etc. Dans une classe (moyenne 28 élèves dans l’établissement), les élèves sont placés en îlot de 4 et un IPad est disposé au centre de cet îlot. Cela permet de l’utiliser ponctuellement, pour une activité donnée, de projeter les productions des groupes au tableau grâce à la recopie vidéo et d’ouvrir des échanges sur les travaux produits.

Nous avons également décidé d’expérimenter les tablettes en bi-animation en classe, c’est à dire que pour un certain nombre d’activités, deux enseignants se répartissent les rôles : l’un est responsable de la conduite du cours, l’autre de la partie technique. L’intérêt est que les deux intervenants connaissent les élèves et participent à une construction commune du savoir, avant, pendant et après le cours. Cette bi-animation est source également d’enrichissement sur un plan pédagogique. Chaque enseignant, dans sa discipline, est porteur de certaines pratiques. Voir un collègue mener une activité avec une approche, des outils différents permet d’analyser sa propre manière de fonctionner, de la nourrir d’éléments nouveaux.

En ce qui concerne plus précisément le français, il est vite apparu que notre utilisation des tablettes ne se porterait pas vers de la production de textes longs (la pertinence de ces travaux chronophages en classe nous a également interpelés). La saisie de quelques notes avec les applications gratuites ou peu onéreuses type « Pages » nous suffisent. De plus, des sites en ligne permettent la rédaction collaborative (Framapad, etc.). Notre volonté initiale était d’utiliser des applications précises pour remédier à telle ou telle question pédagogique. Mais très vite nous avons utilisé les tablettes de manière libre : capture sonore d’un texte, intégration dans un éditeur de texte collaboratif, réécriture, etc. Les activités possibles sont nombreuses : création de BD sur des thèmes précis (par exemple en 3ème, le texte de la Chanson de Craonne, séquencé et illustré par des cartes postales de la Grande Guerre, avec l’apps Comic Life), élaboration de tutoriels didactiques créés par des élèves à destination de leurs pairs (avec par exemple l’application Explain Everything…), réalisation de bandes annonces filmées avec IMovie, photo-montages, films courts, enregistrements de lecture orale, WebRadio, IBooks, recherches documentaires diverses, intégration aux réseaux sociaux, interactivité avec la plateforme Moodle de l’établissement et notamment ses glossaires pour l’enrichissement du vocabulaire, etc. Les exemples sont innombrables. En Français, en l’état actuel de nos expérimentations, il nous apparaît peu pertinent d’utiliser des applications « prêtes à l’usage », du type questionnaires de révision ou exercices en ligne. Nous nous servons davantage des tablettes comme de « couteaux suisses » pédagogiques en détournant les applications en fonction de nos besoins précis.

Quelle utilisation en est faite dans d’autres matières que le français ?

Les projets avec les tablettes au collège Léonard de Vinci sont nombreux et continuent à se développer actuellement. Le principe multi fonctionnel est là aussi privilégié. Quelques exemples parmi beaucoup d’autres : en 6e, des sorties avec prises de notes multimédias (croquis, photo, vidéo) de l’architecture des bâtiments et reproduction sur Minecraft. Des activités en A.P. 6e autour des inventions de Léonard de Vinci. En Histoire 5e, un projet Minecraft sur la construction de la ville au Moyen-Âge. En enseignement spécialisé : formation au cadrage, à l’interview et à la capture vidéo sur tablette, échanges avec l’étranger, etc. En Math, des cours de géométrie en extérieur, avec prises de vues par exemple, pour déterminer et illustrer des lieux géométriques, les retraiter ensuite en classe en les définissant, les justifiant. Des ateliers « Art, image et réalité » en Arts Plastiques : Bink (stopmotion), montage vidéo sur tablette. Des projets en EPS avec notamment des applications d’Acrosport, etc., etc.

Quels sont selon vous les intérêts pédagogiques des tablettes ?

Ils sont évidemment nombreux, mais le premier d’entre eux est probablement la valorisation des apprenants se voyant équipés de matériels précieux par la collectivité (c’est en tout cas valable pour l’instant, on jugera plus tard de l’usure possible de cet enthousiasme…). Les élèves sont acteurs de leur apprentissage au moyen de travaux collaboratifs, propres à construire du sens et même des sens avec la multiplication de points de vue, de niveaux de compréhension au sein du groupe par exemple. La différenciation pédagogique semble ainsi pouvoir se faire plus aisément avec les tablettes. Ensuite viennent les aspects techniques : la mobilité, la souplesse d’utilisation et la facilité de prise en main par tous. La multifonctionnalité (photo, son, vidéo, accès internet, traitement de textes, tableurs, outils de présentation, etc.) en fait un des « outils naturels » permettant de faire entrer le numérique dans l’éducation.

Par-delà les tablettes, comment utilisez-vous le numérique pour revitaliser l’apprentissage du français au collège ?

Le numérique, comme cela l’a été rappelé, nous semble devoir être une des composantes de l’apprentissage mais pas un but en soi. C’est pourquoi on envisage son intégration non pas en terme de quantité ou de fréquence mais plutôt en terme de besoin. Il n’intervient de manière pertinente que quand on se pose les questions pédagogiques classiques : comment faire passer un message qui n’est plus entendu ? Comment remotiver ? Comment rendre l’élève acteur ? Comment surprendre ? Comment dynamiser les groupes ? Comment s’ouvrir au monde ? Comment mieux lire, mieux dire, mieux écrire ? Etc. Les outils pédagogiques (numériques ou non d’ailleurs) trouvent alors toute leur place. Mais ils peuvent et doivent aussi nous surprendre, nous enseignants. Un exemple récent : j’ai souhaité expérimenter lors de cette rentrée scolaire une Twittclasse avec mes élèves, nourri des expériences des aventuriers-précurseurs en France, qui aussi bien dans le 1er que dans le 2nd degré, ont défriché les terrains des possibles usages pédagogiques. Après la formation d’usage à l’outil, je me suis vite aperçu que le projet ne prendrait son envol que si les élèves s’emparaient véritablement du projet afin de le nourrir. Mon objectif initial était uniquement de les faire écrire, communiquer, de les former aux usages possibles des réseaux sociaux. Pour l’instant la Twittclasse en est encore au stade virtuel mais nous avons répondu aux trois objectifs de départ. Les discussions sont actuellement lancées sur les attentes des uns et des autres, les intérêts, les finalités, les rôles, les devoirs, et l’aspect argumentatif est pleinement mis en avant. Ce qui me semblait un but n’était-il finalement qu’un moyen pour développer de nouvelles compétences ? Affaire à suivre…

Quels conseils donneriez-vous à ceux qui seraient tentés de se lancer dans l’aventure des outils nomades ?

Utiliser les outils numériques en classe suppose un indéniable travail, en amont, d’appropriation. Comme tout acte pédagogique, il implique aussi une relative « mise en danger de l’enseignant » qui devient partiellement tributaire d’outils technologiques. Les freins sont nombreux, et l’aspect technique ne doit pas être sous-estimé (comptes, synchronisation des tablettes, paramétrages, portail d’identification, sauvegarde des productions, etc. etc. etc.). Nous utilisons des flottes limitées de tablettes car nous avons tenté lors d’expériences précédentes d’équiper des élèves avec des outils personnels mais il nous a semblé qu’en classe, on retombait dans les dérives évoquées, peu propices aux changements de pratiques pédagogiques, « d’un élève par machine dans la salle numérique ». L’objectif est donc que l’outil numérique vienne à l’élève et non pas l’inverse.

Donner des conseils serait présomptueux car nous sommes encore impliqués dans une démarche d’expérimentation, mais d’après les premiers constats, une des clés de la réussite ne serait-elle pas tout simplement de se servir de ces outils nomades pour créer un élan d’enthousiasme, propice à l’apprentissage ?

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut