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Comment multiplier le plaisir du texte ? Et s’il s’agissait de donner aux élèves tout à la fois à lire-écrire-voir ? C’est la piste tracée par le 4ème Rendez-vous des Lettres qui, mardi 26 novembre à la BnF, a consacré une journée à l’exploration des relations variées, fécondes, vivifiantes, que le texte et l’image peuvent nouer dans les œuvres, en particulier à l’heure numérique. Le dialogue entre écrivains et plasticiens, l’imaginaire visuel en action dans la poésie, les nouvelles modalités de création qu’offrent les nouvelles technologies … : autant de chemins que l’Ecole aurait tout intérêt à arpenter pour que la littérature y fasse davantage sens.

Ecrire avec et dans l’image

Une première table ronde s’intéresse à des voies de création originales qui, sur des supports variés et en mutation, conduisent à écrire avec l’image ou à écrire dans l’image. Pour Henri de Rohan, inspecteur général en histoire des arts, il faut chercher le rapport texte-image dans un au-delà et en-deçà du sens, ce qui doit permettre de préférer l’approche sensible à l’approche sémiotique. Dans des retables ou des tableaux de Van Eyck par exemple, on trouve des inscriptions bibliques que beaucoup de spectateurs ne pourront déchiffrer : le texte par sa seule présence incarne celle de la parole de Dieu, il est bien plus image que texte. Les affiches du Bauhaus explorent elles aussi la valeur plastique de la lettre ou la puissance dynamique du mot. La littérature, souligne Henri de Rohan, a toute sa place dans l’histoire des arts : « y compris dans sa matérialité ».

Marie-Françoise Quignard, conservateur en chef honoraire à la BnF, retrace l’histoire du « livre d’artiste », c’est-à-dire au sens élargi, des œuvres où l’image se mêle au texte dans un souci qui n’est pas didactique, où ils sont entremêlés jusque dans le processus de création. Les partages entre Yves Bonnefoy et Geneviève Asse permettent de saisir combien il ne ne s agit plus d’illustrer un livre, mais de l’activer. Les exemples sont variés : lectures différentes d’un même texte par différents artistes, revisitation du « Livre des mille et une nuits », expérience visuelle de la perte de sens sur un poème d’Eliott, oeuvre d’Italo Calvino réinventée par l’art algorythmique de Jean-Pierre Hébert, livres manuscrits comme saisis par la nostalgie du geste de la main, collages …

Françoise Despalles présentent les éditions du même nom qui réunissent plasticiens et poètes dans des livres généralement bilingues, allemand / français. Texte et image s’y livrent comme un face à face qui exerce simultanément sa fascination sur deux plans formels différents. La lecture devient un jeu dialogué entre texte et image, chacun conservant cependant son autonomie et ses règles propres. Les frontières entre texte et image disparaissent parfois, le texte devenant lui-même image. La mise en page typographique par ses choix permet une relecture du texte. Une œuvre de Michèle Métall et Louis Roquin, « Cent pour cent », comprend ainsi 100 pages sur 18,50 m de long : le poème à contraintes oulipiennes s’y enrichit d’une « partition visuelle pour 7 altos ». Tous ces livres, forcément rares et chers, sont présents dans bien des bibliothèques, où ils stimulent la créativité des enfants. Le « beau livre » sera-t-il l’avenir de l’édition ?

Appréhender le monde avec l’écriture web

Olivier Hodasava nous oriente du côté de la création sur le web. Son blog « Dreamlands » est un carnet de voyage virtuel à travers Google Earth et Street View. Chaque jour depuis 2010, Olivier Hodasava se promène dans des lieux qu’il ne connait pas, prend des notes et des captures d’écran. Chaque jour, il met en ligne sur son blog texte et image issus de ce déplacement virtuel, tantôt linéaire, tantôt fait de rebonds, tantôt mené selon des contraintes oulipiennes, toujours ouvert sur l’imprévu susceptible de donner l’inspiration : « j’attends une lumière, par exemple quelqu’un qui se baisse pour ramasser un papier par terre », « les hasards de l’image provoquent des cheminements de la pensée ». Souvent, explique Olivier Hodasava, ce sont des visages croisés qui provoquent l’écriture fictionnelle, le désir d’ imaginer quelle vie il y a derrière ». Peu à peu se constitue comme une « autobiographie virtuelle » : l’auteur s’est créé un avatar, un moi virtuel qui apparait dans un monde virtuel. Plusieurs questions le portent dans ce projet : est ce que cela me donne quelque chose à comprendre du monde dans lequel je vis ? est ce que cela m’aide à produire un travail artistique ? Quid du droit d’auteur (« Cela me plaît de me promener sur une frontière, de ne pouvoir imaginer que ces images sont miennes ») et de la place du lecteur (« vous pourriez tous ce soir refaire les mêmes images et cela me plaît que vous puissiez explorer le même monde »). L’expérience est riche de surprises : aller réellement faire un tour dans les lieux virtuellement explorés (« Fascinant : j ‘y avais autant de repères que si j’y avais passé plusieurs mois ! »), voyager au même endroit à des époques différentes (« cela m’a permis de voir les conséquences de la crise aux Etats-Unis en 2-3 ans »), découvrir des lieux perdus ou devenus célèbres (par exemple, la maison à Cleveland où Raul Castro séquestrait trois femmes).

Pierre Ménard, bibliothécaire et écrivain, s’approprie lui aussi l’espace par l’écriture numérique, en particulier dans les ateliers d’écriture « Inventer la ville » qu’il anime à Sciences-Po. A partir d un corpus de textes, les étudiants sont amenés à produire un récit collectif, ensuite lu et géolocalisé dans l’espace public grâce à des QR Codes posés çà et là : chacun peut alors les scanner pour entendre une partie de l’histoire et construire son propre itinéraire dans le récit . Un autre projet, inspiré des « Autonautes de la Cosmoroute » de Julio Cortazar et Carol Dunlop, a été mené avec Anne Savelli : un itinéraire Paris-Marseille utilisant Google Street View. Chacun a choisi 10 étapes sur le chemin et composé un carnet de voyage imaginaire. Pierre Ménard présente aussi son nouveau projet autour des « Lignes de désir », celles que chacun peut tracer dans un paysage, pour couper selon son vœu à travers les espaces. Ces monologues éclatés qui se font écho vont donner naissance à un projet d’édition protéiforme : un livre devient un autre livre à chaque fois que nous le lisons ; une ville, c’est, pareillement, invention, voyage à travers l’espace et le temps ; chaque parcours le construit et la transforme. Il va s’agir ainsi de constituer la narration en jeu, de sauter de case en case, puis de tisser l’histoire à partir de la juxtaposition et du croisement de ces lignes. La publication prendra diverses formes : par exemple une version sous forme de cartes à jouer avec tirage limité ou encore une application pour smartphones et tablettes, qui grâce à la géolocalisation permettra une écoute mobile et un parcours poétique dans la ville.

Les projets d’Olivier Hodasava et de Pierre Ménard témoignent de la capacité du numérique à revitaliser la lecture pour qu’elle devienne pleinement un geste (le livre s’écrit ou se lit en marchant) et un acte (faire l’expérience du monde) : la ligne ainsi tracée est celle qui pourrait aussi à l’école lui donner force et sens. Avec les outils mobiles, ajoute Pierre Ménard, il y a quelque chose de tactile et de sensuel : expérience de lecture sans aucun doute à éprouver et à explorer jusque dans les classes.

Performances visuelles et numériques

La matinée s’achève par la présentation d’usages originaux de l’image dans la littérature numérique, dont ils révèlent l’extraordinaire pouvoir de sidération. Philippe Boisnard et Hortense Gauthier, autrement dit HP Process, livrent une performance d’art-action numérique : une expérience de poésie multimédia où le corps et la voix se mêlent à l’image et au son générés en temps réel, une œuvre à la fois hautement programmée et résolument éphémère, une littérature qui se joue aussi hors du livre et hors des écrans, un agencement dynamique et magique de lettres qui désorganise le langage et le constitue comme image, fascinante. L’auteure Chloé Delaume explique les principes du projet « Alienare » en cours de fabrication : une application narrative, qui plonge dans univers fantastique, explore la problématique d’une domination de la psychiatrie dans le monde futur, cherche à produire la même impression d’immersion que celle qu’on ressent dans un jeu vidéo. Éric Caligaris et Patrick Chatelier présentent le « Général Instin », projet transdisciplinaire et collectif ouvert, initié à partir d’un vitrail tombal du cimetière Montparnasse représentant le Général Hinstin (1831-1905). Le projet se décline sur diverses plateformes, par exemple sur le mur numérique du Textopoly où l’on découvre palimpsestes testamentaires, métamorphoses textuelles à partir de mots issus d’un corpus qui permettent aux lecteurs de créer leurs propres chemins poétiques, bouleversantes épitaphes … L’expérience, étonnante, se veut « fabrique multidimensionnelle de déplacement et de transversalité », « utopie des marges et des frémissements habité par un fantôme de communauté ».

Quand le poème se donne à voir

La première table ronde de l’après-midi envisage le texte poétique en tant qu’objet visuel : il s’agit de percevoir en quoi sa forme sur la page, le souci de sa typographie participent du sens. « Le poème, rappelle Olivier Barbarant, se donne à voir autant qu’il donne à voir » et cette dimension demeure à prendre bien plus en considération dans les classes, où les textes doivent aussi se savourer visuellement. Il suffit, ajoutera-t-on, d’avoir fait écrire numériquement ses élèves pour saisir combien ils aiment être acteurs du plaisir visuel du texte, jouer avec les dispositions, les polices et les couleurs ou encore composer des nuages de mots. Autant dire que pour les natifs du numérique, le texte est d’emblée une image : une telle appétence; liée à leurs pratiques de l’écran, reste à exploiter pédagogiquement pour construire compétences et connaissances. Par exemple, en se frottant à certains auteurs particuliers ?

Jean-Luc Steinmetz, poète, essayiste, explore ainsi le célèbre « Coup de dés » de Stéphane Mallarmé : on peut parler pour la première fois d’ « écran de la page », tant le poème se fait image, mimétique ou symbolique, naufrage, vol d’oiseau, constellation … Ce « spiritogramme » plus que calligramme ouvre sans cesse la porte à l’interprétation et à l’étonnement : le poète du Livre, considéré comme le plus hermétique de tous, serait-il susceptible de devenir plus saisissant et enfin accessible à l’heure du numérique ? Etienne-Alain Hubert, maître de conférences honoraire, à l’université de Paris-Sorbonne parcourt quelques poèmes d’Apollinaire, Reverdy, Eluard pour éclairer ce qui s’y joue aussi d’imaginaire de la page, de mouvements typographiques du cœur et de spatialisation du silence. Thierry Grillet, directeur de la diffusion culturelle à la BnF convoque « les écritures-images d’Henri Michaux », peintre-poète qui propose une conciliation inédite de la plume et du pinceau. Les effets de sérialité ou de pluralité y abondent. La ligne y est « la phrase sans les mots, le phrasé même de la vie. » Il s’agit à travers elle de se « parcourir » parce que « là est l’aventure d’être en vie ». Il s’agit d’aller « avec des traits plutôt qu’avec des mots » pour retrouver « ce qu’il y a de plus replié, de plus mien ». Anne Zali, conservatrice générale honoraire à la BnF s’intéresse aux logogrammes de Christian Dotremont. « La nuit venue, j’allume des feux d’écriture pour voir », dit le fondateur du mouvement Cobra. Le geste est pour lui essentiel, tant l’œuvre veut donner à voir le corps, le jaillissement même du texte : « Laissons courir la danse d’écriture ».

Quand le poème se donne à vivre

La dernière table ronde envisage le poème dans l’espace numérique à travers « trois exemples porteurs d’une matière poétique engagée dans le renouvellement de nos réceptions sensibles. » Jacques Roubaud, grand écrivain oulipien, présente le projet d’édition au format e-Pub de son poème dynamique « Ode à la ligne 29 des autobus parisiens », une aventure aussi pédagogique puisqu’elle est menée avec des étudiants de l’école Estienne. La forme en est complexe, posant notamment le problème de la polychromie et des retraits parenthetiques (correspondant aux différentes strates de pensée du voyageur). La version numérique offre diverses possibilités de lecture : retrouver une certaine linéarité ou se perdre dans les sinuosités et détours du texte. Pierre Alféri, écrivain, poète, est auteur de « Cinépoèmes ». « Intime », livre à paraître aux éditions Argol, est une sorte de journal de voyage multimédia qui intègre à la fois textes, dessins, film et musique de Rodolphe Burger. Si on sait se concentrer, rappelle Pierre Alféri à la suite des stoïciens, on peut dilater son présent : la création proposée se veut ainsi recherche d’une image où on verrait « un petit peu avant et un petit peu après. »

Pierre Fourny, poète et metteur en scène, et Serge Bouchardon, auteur et enseignant-chercheur à l’Université de technologie de Compiègne, présentent en collaboration « La séparation », un projet de recherche et de création autour de « la poésie à 2 mi-mots. » Devant l’amphihéâtre ébahi de la BnF, Pierre Fourny se livre à de fascinants, insolites ou amusants tours de prestidigitation avec la forme des mots. Ces manipulations ludiques et poétiques jouent avec notre perception graphique pour travailler la langue et l’imaginaire. Des applications ont été conçues pour inviter chacun à composer à son tour ses propres « poèmes à 2 mi mots ». Serge Bouchardon en tire quelques enseignements : sur la continuité entre outils et espace de fabrication du texte et outils et espace permettant d’exécuter ou de le jouer, sur la tension, créatrice, entre la recherche automatisée et l’écriture individualisée, sur la façon dont la littérature se donne ici comme spectacle, sur l’importance de la performance dans la littérature numérique, le lecteur étant tout à la fois spectateur et acteur de son propre geste qui fait advenir le poème. L’expérience menée en direct par Pierre Fourny de création poétique sur écran via une « Kinect », autrement dit un détecteur de mouvements, est pédagogiquement et artistiquement fascinante : les élèves, comme le rêve Serge Bouchardon, pourront-ils faire bientôt l’expérience de la littérature avec la même jubilation que celle qu’ils éprouvent en pratiquant des jeux vidéos ?

On le voit, la littérature, quand elle consent à s’offrir aussi comme image, en particulier avec le support du numérique, est source de plaisirs du texte intensifiés et renouvelés. Les expériences artistiques présentées durant cette deuxième journée sont de belles invitations lancées aux professeurs de français : envisager la littérature comme possibilité d’habiter plus intensément le monde ; envisager l’écriture comme geste, expérimentation et jaillissement, comme aventure susceptible aussi de faire résonner intimement celle que nos adolescents s’apprêtent à vivre, de les aider même à l’entreprendre et à la construire ; envisager le texte comme forme-sens, comme forme visuelle susceptible tout à la fois de faire sensations et de produire réflexion.

Jean-Michel Le Baut

Compte rendu de la 1ère journée

Général Instin

La séparation

Sur le site de Sege Bouchardon

Une performance de HP Process