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La photo de classe est à la fois une institution et une économie qui a pignon sur rue… Ce n’est pas la SARL Tourte et Petitin qui démentira avec ses 1 300 000 Euros de chiffre d’affaire et l’image un peu cliché qu’elle donne d’elle-même (1). « Parmi les premières sociétés au plan national, soucieuse de garantir un service de qualité … complet, fiable et économique, Tourte et Petitin … propose… de la Maternelle au lycée … la maîtrise des différentes techniques de la photographie scolaire : lumière, organisation, composition du groupe, respect du modèle et sens de la pédagogie ; qui préserve l’émotion qui naît à la vue d’un sourire » (2)

Au collège Anatole-France c’est le jour de la photo. Le vieux monsieur de la Société Tourte et Petitin décharge sa camionnette. On lui apporte des bancs de réforme sous l’œil despotique du Principal. Pas question de bancs neufs puisque c’est pour les pieds. En effet, le photographe échafaude un perchoir qui a fait ses preuves depuis des générations : des chaises, devant, pour les professeurs flanqués des élèves sages ; immédiatement derrière des potaches debout ; puis au fond, juchés sur les fameux bancs, le reste de la classe.

Monsieur Tourte et Petitin est un esthète. Chaque année il varie l’arrière-plan. Il y a eu les fusains faméliques devant l’infirmerie, les étagères du CDI, la fresque monstrueuse peinte sur le mur des urinoirs… L’année dernière on avait choisi les lettres de fer qui dans le hall clament le nom d’Anatole France entre le drapeau de la République et celui de l’Europe.

Cette année, le génie de la photo de classe suspend dans le préau un calicot de six mètres carrés suggérant un coucher de soleil et un palmier. On dirait une publicité pour boisson aux fruits tropicaux. Le principal craint le manque de sérieux. Nous sommes dans un collège tout de même ! Tourte et Petitin assure que le cocotier sera caché par le nombre d’élèves, sauf si une classe était en sous-effectif. Le Principal répond d’un regard éploré que toutes les classes sont pléthoriques. On ne verra donc pas le palmier.

Commence alors la noria des élèves. Une pionne époumonée galope dans les étages en imposant un ordre de passage chronométré. Mais, cette belle harmonie est mise à mal quand un prof de gym se pointe accompagné de dix garçons alors que les filles, sont encore avec son collègue sur le terrain de volley. Heureusement, Tourte et Petitin évite la catastrophe grâce à la conjugaison géniale de deux consignes : d’abord faire patienter les gars ; ensuite, aller chercher les filles.

La rotation continue… Scandale en Troisième 8 ! Les élèves sont tous déguisés. Un lot de garçons est habillé en filles juchés sur des talons-hauts qui sont une véritable attraction pour descendre les escaliers. On trouve, un cosmonaute dans son scaphandre de carton recouvert de papier alu. Il y a un Casimir, trois ou quatre clochards, une vahiné, un trompettiste blond grimé en noir et aussi deux esquimaux. Quelques filles sont en footballeurs et une en majorette… Monsieur le principal étant un vrai décideur : une première photo sera prise avec les déguisements et une seconde en tenue normale et les deux devront être achetées d’office par les parents. Compris? L’idée plaît à Monsieur Tourte et Petitin. Mais c’est la pionne qui pâlit derechef. Cette variable inopinée pulvérise une seconde fois sont magnifique planning de passage à la photo… C’est comme s’il y avait une classe de plus. Comment faire ?

Bon an mal an, la procession devant l’objectif se poursuit sans nouvelle anicroche : profs graves au premier plan, élèves guillerets sur l’étagère du fond. Le gros appareil sur son trépied emmagasine les visages hagards, les trognes joviales et les figures pontificales. Les yeux de chouette, les joues comme des pommes et les fronts bas s’abandonnent à la pellicule avec l’arrière-pensée que si la photo est trop moche elle sera encore plus collector. Parfois, la juxtaposition comique d’un géant de treize ans et d’une miniature du même âge arrête toute l’opération, et avec tact on permute quelques sujets pour rééquilibrer le tableau. Il n’empêche que c’est un bazar de lunettes qui rutilent, d’appareils dentaires qui étincellent et de cheveux indomptables qui mangent les frimousses.

Dans quelques années, lorsqu’ils auront eux-mêmes des enfants, les collégiens d’aujourd’hui étaleront ces jolis souvenirs, devant la tablée familiale, au moment du café. Ils auront oublié le nom des camarades. On tentera de les reconnaître en plaisantant sur les habits démodés, les coiffures désuètes, la raideur des pauses et le bout de palmier signé en italique Tourte et Petitin. On entendra des choses cruelles : tu étais gros, rougeaud ou mal fagoté. Pour l’instant au collège Anatole France, chaque ado repère son (sa) meilleur(e) camarade pour se mettre avec lui (elle) sur la fameuse photo. Au bord de l’épuisement, la petite pionne speedée claironne des consignes que vent emporte.

À la fin de la journée, Tourte et Petitin roule son décor exotique, replie les parapluies argentés qui ont diffusé la lumière, puis sans passion, charge sa camionnette en remerciant amplement tout le monde. Est-il conscient, ce mercenaire du portrait de groupe, que ses photographies sans talent deviennent au fil du temps comme une part de notre être ?

Gilbert Longhi

Les interviews de G Longhi

Notes :

1 http://www.societe.com/bilan/tourte-et-petitin-sarl/602057788200908311.html

2 http://www.tourteetpetitin.com/presta.htm