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Dans le Tennessee des années 30, la construction de barrages pour endiguer les crues ravageuses du fleuve bouleverse une communauté rurale, pauvre et ségrégationniste, durement frappée par la catastrophe. Réalisé en 1960 par Elia Kazan, renaissant aujourd’hui dans le chatoiement de ses couleurs originelles, « Le Fleuve sauvage » met en lumière la difficile mission du représentant de l’administration d’Etat en charge des constructions, dans sa dimension historique et sa complexité humaine, et frappe par l’actualité brûlante de son propos. Voyageant du documentaire brut à la fresque sociale, traversé par un lyrisme sourd, ce mélodrame aux accents faulknériens nous offre une mise en perspective des mutations de l’Amérique confrontée au « New deal », tout en s’attachant à l’imperceptible devenir d’un amour émancipateur. Un grand film humaniste.

Le choc de la réalité

Des images nous sautent d’emblée au visage : des torrents d’eau détruisant tout sur leur passage, un homme nous regardant et pleurant sa famille disparue, des pancartes indiquant la faillite d’un commerce ou la distribution de vivres. Un montage d’archives pour suggérer le champ de ruines que le fonctionnaire du gouvernement, Chuck Glover, découvre à son arrivée. Pour le compte de la Tennessee Valley Authority, il doit en effet faire construire des barrages le long du fleuve et, surtout, convaincre les habitants des zones inondables de quitter les lieux. Elia Kazan filme en connaissance de cause : son scénario est le fruit du souvenir d’un long voyage effectué quelques années auparavant dans le Sud des Etats-Unis pendant la crise de 1929 ; il y découvre alors l’archaïsme d’un mode de vie rural, la force du ségrégationnisme, le poids de la pauvreté, d’autant que cette dernière frappe directement sa famille, son père se retrouvant au chômage. Par souci de fidélité à la réalité de la vie quotidienne de ces modestes sudistes aux prises avec la politique des grands travaux rooseveltiens, le cinéaste conçoit un casting mêlant des comédiens non professionnels recrutés sur place et des stars hollywoodiennes à la fragilité notoire (Montgomery Clift, Lee Remick…).

Grande histoire et destins singuliers

Kazan ne néglige pas de plonger ses protagonistes dans des paysages tantôt grandioses, tantôt dévastés, dans le fleuve tumultueux et conflictuel de la grande histoire d’une région en particulier, le Sud, qui tente de cicatriser les blessures laissées par la crise de 29, de surmonter la misère endémique et d’affronter les démons du racisme anti-noir et du ségrégationnisme. La colère gronde, les oppositions aux projets de l’ingénieur « nordiste » se multiplient et les tabassages en règle aussi. A l’arrivée de Chuck, seuls les habitants d’une île refusent cependant l’expropriation.

Et le grand mérite du cinéaste réside, notamment, dans la puissance d’évocation des enjeux d’une communauté à travers un trio de personnages, incarnation du paradoxe de la situation. Face au représentant du Nord et du gouvernement, une forte femme, maîtresse des lieux, Ella Garth, adversaire irréductible et sauvage, dans son refus de quitter les lieux, et Carole, sa petite fille, jeune veuve, discrète, dont le charme silencieux touche progressivement le cœur de l’austère fonctionnaire d’Etat.

C’est autour de cet amour naissant, de la force subversive du désir que la fresque « sudiste » se transforme. Au rythme dramatique des affrontements collectifs, aux plans larges magnifiés par le filmage en cinémascope et par le choix de teintes crépusculaires (du marron ocre au bleu acier) se substitue peu à peu le tempo lent réservé aux amants, la langueur lourde de la passion qui vibre sur des visages en gros plans, dans une atmosphère à la lisière du fantastique et du conte. Ainsi les rythmes différents, -des craquements d’une vieille société en mutation aux métamorphoses souterraines de la passion libératrice-, épousent les changements visibles et imperceptibles du Sud et de l’Amérique, en une période particulièrement difficile de son histoire.

L’Amérique, la grande affaire de la vie du cinéaste

Déjà avec « Baby Doll » ou « A l’Est d’Eden », la terre sudiste a nourri la création cinématographique. Avec « Le Fleuve sauvage », Kazan va cependant plus loin dans la dimension autobiographique ; une connotation que l’on retrouve dans « La fièvre dans le sang » et « America, America ». Une implication et un engagement personnel au service de l’exploration des contradictions, des crises et des impasses de son pays d’accueil, l’Amérique. Pour ce pays qu’il a vécu, enfant, comme un « don », comme une « terre promise », il revendique, en tant que Grec élevé en Turquie, un « sentiment d’amour » et une peur persistante qui demeure, irréductible. Une peur d’être rejeté qui le mène à la trahison. En 1952, en plein maccarthysme, devant la commission des activités anti-américaines, il dénonce des metteurs en scène. Et sans qu’il ne se soit jamais expliqué sur cette trahison et sur l’inconditionnalité de cet amour pour son pays, Elia Kazan reste toute sa vie marqué par la gravité de l’acte et ses films traversés par la même hantise.

A sa façon, « Le fleuve sauvage », dans son refus de prendre parti pour la modernité nordiste au détriment des traditions sudistes, dans son empathie pour les « points de vue » opposés des protagonistes plaide en faveur de tous les déracinés. Le cinéaste français Jean Renoir défendait ses personnages en affirmant que « chacun [avait] ses raisons ». Un parti-pris que le cinéaste américain adopte d’une autre manière puisqu’au terme de cette fiction rude et enfiévrée seuls les amants ont droit au lent balancement du temps long, à la traversée émancipatrice, alors en harmonie avec la beauté précaire d’un monde menacé.

Samra Bonvoisin

« Le Fleuve sauvage », ‘Wild River’, film d’Elia Kazan, reprise après restauration, sortie le 21 mai