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« Je voulais leur permettre de faire du français sans qu’ils s’en rendent compte ! », explique Annie Côté, enseignante à Charlesbourg (Québec). Un scénario pédagogique stimulant, plusieurs fois primé au Canada, a permis d’exaucer ce vœu. Depuis l’an 2053, l’écriture a été abandonnée au profit de l’audiovisuel, seuls les livres anciens, que plus personne ne comprend, ont subsisté. Or en 2172, une tempête solaire détruit tous les serveurs contenant l’ensemble des connaissances. Les élèves vont alors devoir retourner aux sources de l’écriture pour la comprendre et la transmettre : « le savoir de l’humanité est entre leurs mains ! » Tous les 15 jours, ils se voient confier une mission : un message à décoder qui les invite à des recherches dont ils vont rendre compte sur un blog. « J’adore ça, c’est plein d’enquêtes, qu’il faut résoudre, et en faisant ces enquêtes-là on découvre de nouvelles choses », témoigne un élève. En mettant en place un scénario et des situations ludiques à destination d’élèves en difficulté, en réinventant aussi l’espace de la classe pour qu’ils se sentent « à la maison », Annie Côté montre combien le numérique, mis en œuvre dans le cadre d’une pédagogie de projet, aide à faire aimer l’Ecole tant il renforce le désir d’explorer et le plaisir d’apprendre, ensemble.

Dans quel contexte pédagogique le projet est-il né ?

Dans le système scolaire québécois, les élèves entrent à l’école secondaire à 12-13 ans. Ce passage peut s’avérer difficile pour certains, c’est pourquoi plusieurs établissements proposent différents profils d’études pour susciter l’intérêt des jeunes et contrer le décrochage. À l’école secondaire des Sentiers, les jeunes peuvent choisir entre plusieurs profils artistiques ou sportifs : badminton, arts visuels, drumline ou football, pour ne nommer que ceux-là. Les élèves suivent des cours du profil choisi pendant 2h30 à chaque semaine. Pour différentes raisons, certains jeunes choisissent de ne pas s’inscrire dans un des profils proposés : ils ont donc un espace à combler à leur horaire de cours. Si certaines écoles choisissent de donner plus de cours des matières de bases à ces jeunes, à l’école des Sentiers cette solution ne semblait pas satisfaisante. Le cours « Découvertes pédagogiques » a été créé dans l’espoir de motiver les élèves et de leur faire voir différemment le français et les mathématiques en plus de leur permettre d’explorer la musique et l’histoire.

Au moment de créer ce cours, je me suis demandé ce qui m’intéressait au début de mon adolescence, ce qui me paraissait de nature à susciter l’intérêt et la curiosité pour la langue française, quelles façons de faire étaient susceptibles de motiver les jeunes en difficulté. L’élaboration du cours a donc débuté avec des idées de missions, d’enquêtes, de cryptographie et d’utilisation maximale des TICEs. La ludification de l’enseignement vécue par Karine Riley et d’Éric Tremblay , à l’école Alexander-Wolf à Shannon près de Québec, ainsi que de celles de Pierre Poulin et de François Bourdon, de l’école Wilfrid-Bastien à Montréal, semblaient également propices à susciter l’intérêt et l’engagement des élèves.

Enfin, mes expériences en twittérature avec mes élèves m’ont appris qu’il est possible de faire lire et écrire les élèves sans qu’ils aient vraiment l’impression de travailler et qu’ils apprennent beaucoup quand ils sont dans un contexte où le plaisir est au rendez-vous.

Le projet met en place une situation d’apprentissage originale : pouvez-vous l’expliciter ? Quels vous semblent les intérêts pédagogiques d’un tel voyage à travers le temps ?

Je trouve l’histoire de la langue française très intéressante et je crois que certains éléments de cette histoire sont de nature à éveiller l’intérêt des jeunes pour notre langue. Sans intérêt et sans curiosité, les apprentissages ne sont pas aussi importants. J’ai donc imaginé un scénario qui permettrait de retourner aux sources de l’écriture. J’ai expliqué aux élèves que depuis l’an 2053, les humains avaient choisi d’abandonner l’écriture au profit de l’audiovisuel. L’histoire commence en 2172 où, suite à une immense tempête solaire, tous les serveurs contenant l’ensemble du savoir de l’humanité ont été détruits. Seuls les livres anciens, que plus personne ne comprend, ont subsisté. En tant qu’élèves de l’école des «Gardiens de la Tradition», ils connaissent le code de l’écriture et ils doivent retourner aux sources de cette écriture pour mieux la comprendre puis la transmettre. Le savoir de l’humanité est entre leurs mains.

En créant ce scénario, je voulais les placer dans un contexte plausible. Je pense que connaître les origines de sa langue permet de mieux la comprendre et de l’apprécier et ainsi de faire naître le désir de bien l’utiliser. Éveiller la curiosité et nourrir la culture des jeunes est aussi important selon moi et fait partie de la mission des professeurs : voilà deux objectifs que j’avais en tête lors de la création du scénario.

Les élèves doivent tout au long de l’année réaliser différentes missions : lesquelles précisément ? de manière générale, comment le jeu prend-il forme dans sa continuité ?

Pour connaître chaque mission, les élèves devaient d’abord percer les secrets de « stéganographes » que je leur remettais. Nous savons que les élèves en difficultés académiques en début de parcours à notre école secondaire présentent des caractéristiques kinesthésiques. L’utilisation d’objets à manipuler me semblait donc particulièrement appropriée pour les élèves de ce groupe. Dans les faits, la partie décodage de la mission est celle qui a engendré le plus de plaisir dans les cours.

Les missions proposées étaient de deux types : recherche ou création. Dans un premier temps, les élèves devaient faire des recherches sur les origines de notre alphabet et sur les supports anciens de l’écriture, par exemple. Plus tard dans l’année, ils ont plutôt créé et joué avec les mots en réalisant des défis de type oulipiens. J’ai vu des jeunes chercher dans le dictionnaire avec beaucoup de plaisir pour modifier les noms communs de fables de La Fontaine selon la méthode S+7 de l’OuLiPo .

Après chaque mission, les jeunes devaient rédiger un compte-rendu de leur mission sur un blogue informatique qu’ils avaient créé. Le tout était réalisé en équipes et dans un contexte de jeu où les élèves avaient un rôle précis dans leur équipe, des échelons à gravir, des badges à obtenir. Le but était de terminer les missions avant les autres équipes, tout en présentant un travail de qualité, et de couvrir le plus de région possible sur le globe, les missions étant associées à différents pays. Pour l’année 2014-2015, grâce à Caroline Jouneau-Sion , j’ai décidé de laisser de côté mon système de badges et de niveaux pour utiliser Classcraft , système de gestion de classe ludique très intéressant et performant. Jusqu’ici, mes élèves adorent ce système qui est plus complexe que celui que j’avais créé sur papier l’an dernier.

Dans ce travail, comment le numérique est-il intégré à la pédagogie ? avec quels bénéfices ?

Le numérique est au coeur du projet de ce cours. S’il ne présentait pas une finalité au départ, il demeure un moyen privilégié pour réaliser maints apprentissages liés à la langue, que ce soit pour la lecture ou l’écriture. Je mentionne que le numérique n’était pas une finalité, mais en cours de route, j’ai réalisé l’importance d’aider les jeunes à développer leurs compétences liées aux TICEs. Nous croyons souvent à tort que les adolescents, natifs du numérique, ont une utilisation raisonnée du web. S’ils connaissent bien cet environnement, ils savent trop peu souvent le maîtriser et l’utiliser de façon optimale. Il appartient aux enseignants de les guider sur le web : recherches, vérification des sources, nétiquette et citoyenneté numérique, par exemple, font partie des apprentissages devenus essentiels. Les missions proposées et la publication des résultats des recherches sur un blogue permettent de discuter de ces notions et de les faire vivre aux élèves.

« C’est comme notre maison, ici », témoigne un élève dans une vidéo en ligne : pouvez vous décrire dans quelles conditions matérielles le projet est réalisé et expliciter vos choix ?

Ces dernières années, j’ai eu la chance d’obtenir de petites subventions qui m’ont permis de réaménager ma salle de classe. Quand je demandais à mes élèves ce que devrait contenir une classe idéale, la plupart mentionnaient des chaises confortables. J’ai dont fait l’achat de chaises rembourrées sur roulettes ainsi que d’un sofa. La direction de mon école, connaissant mon utilisation importante d’outils numériques, m’a proposé un grand local équipé de 16 ordinateurs ainsi que des tables hexagonales. Un tableau blanc numérique et un téléviseur, sous-utilisé, ainsi que les appareils personnels des élèves complètent le matériel numérique disponible. Le cadre matériel est donc très différent de celui d’une classe « normale ». Que les élèves puissent choisir leur place en classe, que nous écoutions de la musique en travaillant et qu’ils puissent se déplacer à loisir augmente également leur sentiment de se sentir comme à la maison ou à tout le moins, dans un environnement plus souple.

Le projet iClasse de Pierre Poulin m’a servi d’inspiration pour l’aménagement de ma salle de classe. Quand j’ai amorcé ces changements, j’enseignais uniquement le français de 5e secondaire (16-17 ans, année terminale du cours secondaire au Québec) ; l’aménagement du local se prêtait particulièrement à la tenue d’un cours comme celui que j’ai créé et les jeunes l’apprécient beaucoup.

Au final, quels vous semblent les intérêts d’une telle expérience ?

De mon point de vue, le principal intérêt de cette expérience est de réussir à faire lire et écrire les élèves, à augmenter leurs connaissances et leurs compétences en français. Ils s’amusent et n’ont pas l’impression de travailler, ils sont motivés et sans s’en apercevoir, ils s’améliorent.

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

Liens :

Le regard de l’enseignante en vidéo

Le regard des élèves en vidéo

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