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Coïncidence de la programmation ou salutaire signe des temps ? « Le Paradis », poème filmé d’Alain Cavalier, cinéaste de la maturité, et « Mommy », mélodrame impétueux de Xavier Dolan, talentueux réalisateur de vingt-cinq ans, font dialoguer sur grand écran des pratiques différentes de la réalisation, des mises en scène diamétralement opposées. Et pourtant, émergent, par de là l’écart de générations, chez l’un un hymne à la vie de toute beauté, chez l’autre une aspiration fougueuse et désespérée au bonheur. Et leurs œuvres sont portées par la même croyance en la puissance du 7ème art à évoquer l’essence émotionnelle des êtres et des choses.

Le paradis

Dans l’herbe au soleil et les seuls bruissements de la nature, un petit paon vient de naître. Quelques plans plus tard, enveloppé dans un linge blanc au creux d’une main, il n’est plus. Son corps repose au pied d’un arbre, ‘dans le frais cresson bleu’ dit la voix en off d’Alain Cavalier. Et pour se souvenir de cette minuscule et éphémère existence, le cinéaste fait construire un petit tombeau dans la clairière. Et, par de là les saisons, il revient, soulevant la neige, grattant la terre, vérifier que le fragile édifice résiste au temps. Et ce geste, dans son apparente insignifiance, éclaire la démarche cinématographique dans son ensemble : les paysages et les saisons, les objets et les animaux, les visages humains, captés par la petite caméra vidéo, étrangement cadrés, souvent en gros plans, apparaissent comme autant de rites secrets pour suggérer ‘ une certaine beauté de la vie’ et surseoir à sa disparition.

Des objets et des mythes

Retrouvant dans son dépouillement l’innocence du cinéma des origines, le cinéaste filme des choses (du petit robot rouge à la coupelle remplie d’eau en passant par l’œuf en verre, l’ours géant en peluche, le fauteuil miniature en papier plié ou la chouette sculptée…) transcendées par le cadrage, se détachant d’un fond noir, dans un silence presque constant, traversé par le souffle de l’air ou la voix chaleureuse du conteur réalisateur. Associés aux plans lumineux de montagnes, de forêts et de clairières, ces drôles de plans font naître des figurations poétiques de grands mythes grecs et bibliques : Abraham, Jacob, l’enfant prodige, Ulysse, Calypso, Athéna…Aucune grandiloquence ni prétention érudite dans ces évocations minimalistes mais des sortes de ‘collages’ insolites, pleins d’humour, amenant notre regard à voir ‘derrière’ les apparences. ‘Ne me regarde pas avec ces grands yeux, j’adore me déguiser en chouette’ suggère Athéna à Ulysse….Ainsi nait progressivement une approche prosaïque d’un imaginaire collectif dans ce croisement avec les supports émotionnels, intimes du cinéaste.

Jeunes humains et divinités vivantes

Un garçon, torse nu et taiseux, filmé en pied, retourne la terre, coupe du bois, cueille des fruits. Il est aussi le fabricant, avec un caillou et quelques clous, de la petite tombe du paon. Et sa présence physique, sa force impressionnante s’imposent sans que jamais il ne (nous) parle. D’autres jeunes –aux visages palpitants cadrés en gros plans- prennent la parole et leurs révélations fragmentaires les transforment en personnages de fiction. Comme si le réalisateur donnait à ces histoires humaines une dimension fabuleuse. Ainsi la mythologie d’aujourd’hui s’incarne-t-elle à travers les destins singuliers de ces jeunes gens. Un jeune homme se remémore (‘un souvenir très bleu’ à ses yeux) le jour où son père l’a poussé dans l’eau de la piscine avant d’y plonger à son tour et de sauver son enfant in extremis. Une jeune femme, d’origine afro-américaine, évoque la rencontre, en Caroline du Sud, vingt ans après sa naissance, avec son père biologique, lequel ignorait l’existence de sa fille : ‘un type immense, de 2 mètres de haut, à la carrure impressionnante, est sorti de sa voiture avec ce nounours’ [elle montre un immense ours en peluche posé à côté d’elle]. Et certains gestes que ces ‘jeunes divinités’ accomplissent sous nos yeux gardent leur mystère comme celui de la jeune fille se coupant une mèche de cheveux noire, la tressant autour d’allumettes pour en faire une petite croix.

La vie même

Filmer les visages comme des paysages, les choses comme des êtres vivants, autant de prouesses aptes à restituer le grain du temps, la palpitation du vivant, les âges de la vie. Comme dans un conte pour enfants, nous voyons la maison aux fenêtres éclairées au milieu de la forêt dans la nuit noire. Et des images, comme prises à la dérobée dans la rue : filmés de dos, avec une délicatesse attentionnée, un vieil homme et une vieille femme en couple, à la démarche hésitante et soutenue par des cannes, rentrent dans leur appartement. Reste également imprimée en nous la séquence étonnante de l’étreinte entre le robot rouge rutilant et le jars en plastique blanc : avec le surgissement de la musique (‘Sardust’ de Lester Young), la danse du couple se transforme en transe quasi sexuelle que la caméra accompagne doucement, avec humour. Par cette voie singulière, dépouillée et fantaisiste à la fois, à rebours des codes dominants de représentation, Alain Cavalier parvient à ‘tenir tête au temps’. ‘A l’heure où l’amour est vif’, il nous invite à partager l’expérience humaine, à travers un hymne à la vie, personnel, décapant, d’une beauté à couper le souffle.

Mommy

Mais qu’est-ce qui fait courir Xavier Dolan ? A 25 ans, le réalisateur québécois, déjà habitué au succès et aux éloges, poursuit une carrière talentueuse et protéiforme avec son sixième long métrage, « Mommy », récompensé par le ‘Prix du jury’, à l’issue de la sélection en compétition officielle lors du dernier festival de Cannes. L’audace déployée par le jeune garçon pour mener à bien ce mélodrame époustouflant a de quoi surprendre. Loin de la forme brute de son premier film « J’ai tué ma mère », réalisé à l’âge de 17 ans, et du thriller tendu, « Tom à la ferme », sorti récemment en France, il choisit le registre du drame émotionnel dans sa dimension excessive jusqu’à l’hypertrophie. Il prend aussi d’autres risques en cumulant les postes de travail : production, écriture du scénario, dessin des costumes, choix des musiques, utilisation de deux formats différents d’image, montage…Comme s’il devait agir en homme-orchestre et embrasser en un ample mouvement toutes les étapes de la création. Une méthode au diapason de l’emballement suscitée par la vision de « Mommy ».

Trois cœurs battants

En préambule un texte situe l’action au Canada dans un futur proche : une loi autorise les parents à confier définitivement leurs enfants hyperactifs à l’Etat pour un placement en maison de correction. Et cette menace, comme le souligne Xavier Dolan, pèse en effet immédiatement sur le destin des protagonistes, telle ’une épée de Damoclès’. Dès les premières images, la directrice de l’institution explique à Die que son fils Steve ne peut pas y poursuivre sa scolarité. Hyper-violent, devenu incontrôlable, il vient de mettre le feu à une partie des bâtiments et un de ses camarades, atteint de brûlures, a dû être hospitalisé. Die, jeune veuve, travailleuse instable et mère expansive, ramène à la maison cet adolescent très perturbé sur le plan émotionnel. Et les retrouvailles démarrent sur les chapeaux de roue, alternant bouffées de tendresse, coups de gueule, bonnes résolutions et promesses non tenues. Trop proches ou trop loin affectivement, la mère et son enfant ne paraissent jamais trouver la bonne distance. En dépit de tout l’amour, de toute la bonne volonté de cette ’Mère courage’ déjantée et énergique, le retour au bercail vire à l’épreuve de force et à la castagne. L’installation, dans un pavillon à proximité, d’une voisine au sourire chaleureux et au parler hésitant trace brusquement une perspective insoupçonnée au duo en détresse. Enseignante en arrêt maladie, Kyla est atteinte de bégaiements à la suite d’un grand traumatisme (un de ses deux enfants a disparu, on l’apprendra). Elle sépare les combattants et, en médiatrice improvisée, propose son aide, ouvre son cœur. Et l’improbable se produit : la circulation des affects –et des ‘bons’ sentiments- donne de l’air, de l’élan, de la joie, comme la formidable propagation d’ondes positives dissipant la violence et la tristesse. Instants jouissifs, moments d’accalmies que le trio savoure, comme les spectateurs, en raison de leur fragilité même.

Des pulsations rythmées

Portée par l’interprétation épatante de comédiens habités (Anne Dorval en Die, Antoine-Olivier Pilon en Steve et Suzanne Clément en Kyla), la mise en scène n’a peur de rien. La caméra se tient toujours en mouvement à l’affût des séismes intimes des personnages, au plus près des frémissements de leurs visages, des embardées de leurs corps. Les échanges fusent à un rythme effréné pour la mère et le fils, contrastant avec le débit lent, maladroit, de la parole chez leur amie. Parfois, au gré des mouvements du cœur, des envolées d’enthousiasme, les plans se teintent d’orangée, l’ambiance s’électrice de refrains ou de rengaines populaires (Oasis, Andréa Bocelli, Céline Dion…). Par deux fois, le format ‘carré’ (une image 1.1, très rarement utilisé au cinéma, imposant un cadre d’où s’échappent les protagonistes dans leurs débordements) s’élargit pour accueillir des ‘flashs’ de bonheur éphémère, réels ou imaginaires. Et ces agrandissements du cadre, leur surgissement à des moments-clés de l’intrigue, donne la mesure de la tragédie qui s’annonce.

« Love streams »

Le réalisateur accompagne ses personnages jusqu’au bout du voyage dans un mouvement d’empathie sans distance ni retenue. Il ne les juge pas, il les montre dans leurs élans et leurs effondrements, leurs excès et leurs refus. Il nous transmet, par sa façon de filmer, la vibration à fleur de peau de leurs émotions, la ténacité de leurs rêves. A la fin, dans le couloir blanc d’un centre d’enfermement, Steve, débarrassé d’une camisole de force, s’échappe en un sprint effréné. Il a une longueur d’avance sur ses poursuivants. Et l’espoir insensé d’une possible liberté nous étreint. A la faveur de ce film tourmenté et impétueux, charriant des torrents d’amour et des spasmes de bonheur, le jeune Xavier Dolan renoue avec les flux d’énergie et les circulations du désir, portés à l’incandescence dans « Love Streams », le dernier film du grand cinéaste américain John Cassavetes.

Samra Bonvoisin

« Le Paradis », film d’Alain Cavalier-sortie le 8 octobre

« Mommy », film de Xavier Dolan-sortie le 8 octobre-Sélection officielle, Prix du jury, Cannes 2014