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 » Du fait même de son existence, un texte qui entretiendrait la confusion constituerait un frein majeur au progrès de la didactique des premiers apprentissages numériques et, donc, au progrès vers une école qui produit moins d’échec avec les nombres et moins d’inégalité. » Revenant sur la consultation des programmes de maternelle, Rémi Brissiaud les analyse au regard de ce qu’il appelle « la Renaissance de la pédagogie du nombre », issue du consensus des psychologues développementalistes. Pour lui, « la version courte du projet de programme prend en compte certaines données de la recherche, mais pas la plus importante ».

Les professeurs des écoles ont été consultés sur le projet de programme maternelle et une synthèse de cette consultation est en ligne sur le site eduscol (1). Il faut se réjouir que, concernant le nombre à l’école maternelle, ils aient manifesté leur accord avec les principales évolutions par rapport aux programmes de 2002 et 2008. Rappelons que deux nouveautés importantes sont d’une part le domaine d’étude des nombres et, à ce propos, le rapport note que « plusieurs synthèses départementales expriment leur satisfaction concernant la limitation du cardinal à 10 », et d’autre part, l’importance soulignée de travailler les décompositions des nombres : là encore, les professeurs des écoles ont fait part de leur satisfaction. Dans un programme, les nouveautés sont toujours un sujet sensible et l’accord des enseignants est évidemment de bon augure. Il y a cependant un point sur lequel il convient de revenir : la prise en compte des données de la recherche.

En effet, dans la synthèse, une affirmation avancée par les personnes consultées ne correspond malheureusement pas à la réalité : « Le projet de programme a pris en compte les données de la recherche » (en gras dans le texte). Il aurait été préférable de dire « La version courte du projet de programme a pris en compte certaines données de la recherche, mais pas la plus importante ».

Ce que la recherche scientifique a apporté de plus important depuis 2008 : une définition du dénombrement fondée sur l’itération de l’unité

Précisons d’emblée que les développements qui suivent concernent les nombres à partir de 4 parce que tout laisse à penser que l’accès aux 3 premiers nombres sera bien décrit dans le programme maternelle. Explicitons ce que la recherche nous a appris de plus important depuis 2008 et, dans ce but, considérons une pratique pédagogique courante et très recommandée depuis 25 ans environ. Les étudiants des ESPE, après ceux des écoles normales et des IUFM, apprennent que les élèves doivent développer des connaissances leur permettant de garder la mémoire des quantités. La situation pédagogique recommandée à cet effet est celle où l’élève est devant une collection de pots de peinture et où l’enseignant lui demande d’aller chercher à l’autre bout de la classe, en un seul voyage, une collection de pinceaux qui conduise à mettre exactement un pinceau dans chaque pot (correspondance terme à terme). Or, pour réussir ce problème, il suffit de compter-numéroter les pots (le 1, le 2, le 3, le 4, le 5, le 6, par exemple) et de compter-numéroter à l’identique les pinceaux. La collection de numéros 123456 est ainsi utilisée comme collection intermédiaire pour construire une collection équipotente (cet adjectif signifie : « qui peut être mise en correspondance terme à terme »).

Dans une variante de la situation précédente, l’enseignant répartit les rôles entre deux enfants : celui qui est devant les pots doit rédiger un message écrit à celui qui est devant les œufs parce qu’il incombera à cet autre enfant de construire la collection destinée à être mise en correspondance terme à terme. On imagine facilement que les élèves vont progressivement prendre conscience que le message « 6 » fonctionne aussi bien que le message « 123456 » : quand on sait réciter les numéros dans l’ordre, il suffit de mémoriser le dernier pour garder la mémoire de ceux qui précèdent. Les élèves vont ainsi apprendre à nominaliser leur représentation de la quantité : pour eux, le mot « six », le chiffre 6, vaut pour 123456, il devient le nom de la quantité. Quand on demandera « 6 cubes » aux élèves, par exemple, ils interprèteront le mot « 6 » comme un raccourci de 123456 et ils construiront une collection de cubes par correspondance terme à terme avec cette collection de numéros (c’est le comptage-numérotage). Dans un tel cas, on dira que l’expression « 6 cubes » renvoie à « une quantité représentée par une collection de numéros ».

Il faut le dire : les psychologues développementalistes ont longtemps considéré que la réussite à ce genre de tâche (2) attesterait de l’accès au nombre. Aujourd’hui, cette confusion entre la représentation de la quantité par une collection de numéros et l’accès au nombre a cessé : les chercheurs ont redécouvert le rôle fondamental de l’accès aux stratégies de composition-décomposition et, notamment, de l’accès à ce qu’on appelle l’itération de l’unité et dont nous allons rappeler la définition parce qu’elle n’est pas tellement diffusée. Les chercheurs sont dorénavant unanimes pour considérer que lorsqu’un enfant utilise l’expression « 6 cubes », celle-ci ne désigne authentiquement un nombre de cubes que lorsqu’il sait composer une collection correspondante en utilisant la propriété de formation successive des nombres par ajout d’une nouvelle unité : « 1 cube ; et-encore-1, 2 cubes ; et-encore-1, 3 cubes ; et-encore-1, 4 cubes ; et-encore-1, 5 cubes ; et-encore-1, 6 cubes ». Seul un tel comptage permet d’accéder au « nombre de cubes », seul un tel comptage est un dénombrement.

Ces deux façons de compter sont complètement différentes parce que, selon qu’il utilise l’une ou l’autre façon, l’enseignant n’attire pas du tout l’attention de l’enfant sur les mêmes propriétés. Le comptage-numérotage théâtralise la correspondance terme à terme 1 mot – 1 objet alors que le comptage-dénombrement théâtralise l’itération de l’unité : chaque mot prononcé désigne une nouvelle quantité, celle qui résulte de l’ajout d’une nouvelle unité. Articulons encore mieux les notions de quantité et de nombre grâce à la notion de « nombre de… » : chez l’enfant, le nombre n’apparaît évidemment pas sous la forme des nombres naturels manipulés par les mathématiciens, il apparaît en tant que « nombre de… » (« 8 cubes », par exemple) mais, dès ce niveau, sa nature est de mettre en relation des quantités qui se suivent, du moins lorsqu’on a authentiquement affaire à un « nombre de… » et non à une simple « quantité de… ».

Disons-le autrement : mettre la même étiquette verbale, celle de « numérique », sur un usage de l’expression « 8 cubes » quand celle-ci désigne seulement la quantité (cas où « 8 cubes » renvoie à 12345678) et quand elle renvoie à des relations entre quantités (cas où l’enfant sait notamment que 8 cubes, c’est 7 cubes et-encore-1), c’est faire obstacle à la compréhension du processus d’abstraction qui permet l’accès au nombre : chez l’enfant, le nombre prend naissance dans la construction d’un « nombre de… » différent d’une simple « quantité de… » parce qu’il participe de la mise en relation des différentes quantités. La difficulté pour les pédagogues résulte du fait que la même expression « 8 cubes » par exemple, doit être interprétée comme renvoyant seulement à une « quantité de… » dans la bouche de certains enfants alors qu’il s’agit d’un « nombre de… » dans celle d’autres.

Qui sont les chercheurs qui s’accordent sur cette définition du dénombrement ?

Parmi les psychologues proches des problématiques éducationnelles, il faut distinguer Karen Fuson, Arthur Baroody et Catherine Sophian qui, même s’ils n’exprimaient pas la distinction entre le nombre et la représentation de la quantité par une collection de numéros comme on peut le faire aujourd’hui, ont largement contribué par leurs travaux à donner accès à cette distinction. Dans une perspective plus généraliste, il faut mettre en avant Susan Carey, professeure au MIT puis à Harvard ainsi que deux de ses plus brillants étudiants, eux-mêmes devenus professeurs de psychologie développementale respectivement à Irvine (Californie) et Mexico : Barbara Sarnecka et Mathieu Le Corre. Il faut distinguer également Lance Rips (Northwestern University) ainsi que David Barner (Université de Californie), spécialiste du rôle du langage dans les apprentissages. Et en France ? Il faut évidemment parler de la position de Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France.

On sait que les bébés ont la compétence innée de se représenter la grandeur des collections (en anglais magnitude), qu’ils sont capables de distinguer deux d’entre elles lorsque leurs tailles sont suffisamment différentes. Plutôt que de parler d’un système inné de représentation et de traitement des grandeurs, Stanislas Dehaene a préféré parler d’un système inné de nombres approximatifs (« Approximative Number System ») qui constituerait la « bosse des maths » dont disposerait tout petit d’homme à sa naissance (3). Le rôle d’un tel système inné dans le progrès des enfants vers le nombre est très débattu aujourd’hui (4). Au sein de son laboratoire, certains chercheurs ont ressenti le besoin de disposer d’une autre façon de parler du nombre dans les cas où le traitement étudié n’est pas approximatif. C’est ainsi qu’en 2008, Stanislas Dehaene a cosigné avec Véronique Izard un article dans lequel celle-ci a introduit le concept de « nombre exact » (5).

Qu’est-ce qu’un nombre exact ? Quand on s’exprime de façon quotidienne un nombre est nécessairement exact, le nombre 4 est exact, par exemple. En fait, il est impossible de comprendre pourquoi certains chercheurs ont introduit un tel concept si l’on ignore qu’ils voulaient différencier les « vrais nombres » des nombres approximatifs qui seraient innés. Un « nombre exact » est donc un nombre, tout simplement, et, dans l’article cosigné par Stanislas Dehaene, il est décrit comme résultant chez l’enfant de l’appropriation de… l’itération de l’unité (6). Ainsi, Stanislas Dehaene et ses collaborateurs participent de l’unanimité évoquée ici : dans leurs écrits, il suffit de remplacer « nombre exact » par « nombre » et l’on retrouve la définition qui fait l’unanimité. Ayant intégré aujourd’hui le laboratoire de Psychologie de la Perception à l’Université Paris 5 – Sorbonne, Véronique Izard collabore avec Arlette Streri et publie des études parmi les plus intéressantes permettant de distinguer le concept de quantité, qui se fonde dans la correspondance terme à terme, et celui de nombre qui se fonde dans l’itération de l’unité.

Il faut enfin citer Jean Piaget et, plus encore, Pierre Gréco qui fut le premier, dans les années 1960 à souligner qu’il n’y a pas d’accès authentique au nombre possible sans l’appropriation de l’itération de l’unité, et qui est à l’origine de l’usage de cette expression en psychologie. Entendons-nous bien : tous les chercheurs précédents ne seraient assurément pas d’accord si on les interrogeait sur la meilleure façon de favoriser le progrès vers le nombre chez l’enfant. Mais tous sont d’accord sur la définition qu’il convient de donner du dénombrement, à savoir qu’il faut rattacher cette notion à celle d’itération de l’unité. Or, il n’y a pas d’accord envisageable sur le premier point sans un accord sur le second. Il est absolument nécessaire qu’un mot donné (nombre, dénombrement) qui renvoie à une notion dont le rôle est central dans les différentes théories appelées à se confronter, évoque les mêmes idées chez les scientifiques, sinon, c’est source d’imbroglio et toute science devient impossible.

La définition du dénombrement issue de la recherche crée une rupture avec celle qui prévalait chez les auteurs des programmes de 2002 et 2008

Cette définition du dénombrement issue de la recherche n’est toujours pas admise par des auteurs à l’origine des programmes de 2002 et 2008. L’un d’eux, par exemple, a récemment fait une conférence à l’ESEN devant l’ensemble des inspecteurs responsables de la réflexion sur la maternelle et sur les mathématiques au sein des différentes circonscriptions. Dans cette conférence, il qualifie un comptage permettant de réussir le problème des pots et des pinceaux de dénombrement alors qu’il s’agit seulement d’un comptage-numérotage « performant » (il n’y a nul besoin de savoir que « 5, c’est 4 et-encore-1 », par exemple, pour garder ainsi la mémoire d’une quantité). Il ne met pas en avant la propriété d’itération de l’unité, celle qui fonde le nombre, et, donc, il ne peut pas distinguer un comptage-numérotage d’un authentique dénombrement. De fait, il utilise l’expression comptage-numérotage quand il s’agit d’un comptage-numérotage mécanique et le mot dénombrement quand il s’agit du comptage-numérotage « performant » qui permet de réussir le problème des pots et des pinceaux : le progrès est donc décrit comme visant l’accès à un comptage-numérotage « performant ». Il a donc exposé aux inspecteurs un cadre théorique dans lequel l’avenir des élèves de maternelle est, au mieux, l’accès à un comptage-numérotage « performant », pas à un dénombrement.

Précisons : bien sûr que lorsque les enseignants utilisent un tel cadre théorique, les meilleurs élèves accèdent au dénombrement. Mais ceux-ci progressent parce qu’ils généralisent aux quantités supérieures à trois, les connaissances relationnelles qui concernent les très petites quantités et nous allons voir qu’ils le font en surmontant les obstacles résultant de l’enseignement du comptage-numérotage. La question posée est évidemment celle des autres élèves. Quid de la réduction de l’échec et des inégalités ?

Pourquoi il est important de retenir la définition du dénombrement issue de la recherche scientifique

Il est important de retenir la définition du dénombrement issue de la recherche parce qu’elle permet d’envisager une alternative à l’enseignement du comptage-numérotage. D’ailleurs la version longue du projet de programme contient la recommandation suivante : « les activités de dénombrement doivent éviter le comptage-numérotage » (p. 54). Expliquons les raisons de cette recommandation d’éviter le comptage-numérotage qui, malheureusement, n’a pas été reprise dans la version courte.

L’extrême difficulté d’accéder au nombre à partir de la représentation de la quantité par une collection de numéros

Deux raisons émergent lorsqu’on cherche à expliquer pourquoi la représentation des quantités par des collections de numéros s’érige en obstacle au progrès vers le nombre. La première est d’ordre langagier. Quand pour un enfant le mot 6 renvoie à 123456 et le mot 5 renvoie à 12345, pour comprendre que « 6, c’est 5 et-encore-1 », par exemple, il faut considérer 6 et 5 à la fois comme des numéros (les derniers de chaque comptage-numérotage) et des noms de quantités, difficulté classique et bien connue. Mais la difficulté ne s’arrête pas là parce qu’il faut en outre comprendre le « 1 » qui apparaît dans une expression comme « 6, c’est 5 et-encore-1 ». Quand on raisonne avec des collections de numéros, cette compréhension nécessite de prendre conscience qu’en disant « 6 » dans « 123456 », on dit 1 numéro de plus que lorsqu’on dit « 12345 ». L’accès à l’itération de l’unité n’est possible que si dans la collection 123456, par exemple, « 2 » n’est plus seulement considéré comme « le numéro 2 » mais comme « 1 numéro », « 3 » n’est plus seulement considéré comme « le numéro 3 » mais comme « 1 numéro », « 4 » n’est plus seulement considéré comme « le numéro 4 »… Heureusement qu’on a utilisé le mot « numéro » dans les propositions précédentes parce que sinon, il serait difficile de comprendre que 2 est 1, que 3 est 1… Concluons : pour accéder à l’itération de l’unité à partir de la représentation des quantités par des collection de numéros, il faut utiliser des mots-nombres ou des chiffres dont les diverses significations sont inextricablement fondues, ce qui rend difficile leur distinction. Enseigner d’emblée le comptage-dénombrement en employant seulement des noms de nombres permet d’éviter cette confusion dans la tête des élèves.

La seconde raison renvoie à l’efficacité apparente et à court terme de l’enseignement du comptage-numérotage et, donc, à la forte « contagiosité » de l’idée qu’il conviendrait d’enseigner le comptage ainsi. En effet, à force d’entraînement, la représentation des quantités par des collections de numéros permet aux élèves, y compris les plus fragiles, de réussir la plupart des tâches scolaires qui leur seront proposées tout au long du cycle 1 et encore un grand nombre de celles qui sont proposées au cycle 2. Or, les recherches conduisent à penser qu’il s’agit en fait de « faux bons résultats » (7). Il est difficile à un enseignant de comprendre qu’il doit se méfier de la réussite de ses élèves aux tâches qu’il leur propose ! Le défaut caché est que le comptage-numérotage et la représentation des quantités par des collections de numéros permettent de résoudre la quasi-totalité des problèmes correspondants aux différentes fonctions du nombre mais sans utiliser les nombres, en traitant seulement les quantités correspondant à des collections de numéros, et cela qu’il s’agisse de garder la mémoire d’une quantité, de comparer deux quantités, de les égaliser, de déterminer une quantité résultant d’un ajout ou d’un retrait, de chercher une partie manquante, etc.

Dans un article précédemment publié sur le Café (8), nous avons déjà envisagé le cas de cet élève confronté au problème suivant (évaluation de fin de CE1) : « A la récréation, Dimitri joue aux billes. Au début de la partie il possède 37 billes. À la fin, il a 72 billes. Combien a-t-il gagné de billes ? ». Il le résout ainsi :

Examiné sous l’angle théorique, il apparaît que ce type de résolution se fonde sur un usage des numéros comme s’il s’agissait de billes. Malheureusement, lorsque l’usage de ce type d’objets construits mentalement est installé, il est extrêmement difficile au pédagogue de favoriser l’accès à un niveau supérieur de résolution, celui d’une résolution arithmétique où l’enfant utilise des relations entre les nombres.

Cela renvoie à un phénomène très général : on a plus de mal à changer d’idée qu’à en adopter une nouvelle non installée. Les enfants dont la flexibilité cognitive n’est pas le point fort paient très cher les succès à court terme résultant d’une représentation des quantités par des collections de numéros. Parmi les résultats scientifiques qui vont dans ce sens, on peut renvoyer à ceux qui sont cités dans la synthèse de l’INSERM (9) consacrée aux élèves en grande difficulté avec les nombres de manière durable : il y a consensus pour considérer qu’il s’agit d’enfants enfermés dans l’usage du comptage-numérotage et qui ne mémorisent pas de relations numériques.

Une autre possibilité : enseigner d’emblée les « nombres de… » à l’école

Rappelons l’alternative didactique fondamentale qui, de fait, met tout enseignant de maternelle face à un choix pédagogique :

• Une première possibilité qui s’offre à lui consiste à enseigner le comptage-numérotage à l’école maternelle, c’est-à-dire à favoriser la représentation des quantités par des collections de numéros. Dans un second temps qui se situe généralement au CP, il lui incombe alors d’aider les enfants à mettre en relation ces quantités afin qu’ils accèdent aux « nombres de… » (c’est ce qu’il est difficile de faire !).

• Mais une autre possibilité consiste à enseigner d’emblée la forme de comptage qui théâtralise l’itération de l’unité, le comptage-dénombrement, ainsi que les décompositions des nombres. Il s’agit donc de favoriser d’emblée l’accès au « nombre de… », en évitant le détour que constitue la représentation des quantités par des collections de numéros.

On peut décrire autrement cette alternative en se focalisant sur la façon dont l’enseignant parle les quantités :

• Soit l’enseignant, dans un premier temps, s’adapte à la façon dont l’enfant a vraisemblablement commencé à parler les quantités dans sa famille avant de rentrer à l’école maternelle, c’est-à-dire sous la forme de mots-nombres qui renvoient à des collections de numéros. Dans ce cas, l’enseignant doit évidemment disposer d’un plan à long terme afin d’amener ses élèves à parler les quantités différemment, sous la forme de « nombres de… ».

• Soit l’enseignant parle directement et systématiquement les quantités sous la forme de « nombres de… ».

On peut également faire le parallèle avec un enseignant de maternelle habitant une cité et qui enseigne dans l’école de cette cité aux enfants de la cité. Il peut :

• Soit parler initialement à ses élèves comme cela se fait dans la cité (on supposera qu’un « parler relâché », le « parler caillera » par exemple, y est répandu), auquel cas il aura évidemment le projet à long terme de les amener à l’utilisation d’un français plus normé.

• Soit leur parler directement comme le font ses collègues qui n’enseignent pas dans une cité et qui ne connaissent même pas la façon dont on y parle.

Aucun pédagogue ne défendrait le premier choix. Il est intéressant de noter que le nombre est le seul domaine d’apprentissage où, depuis 25 ans, on recommande aux enseignants de ne pas s’exprimer de façon exemplaire.

« Comptage-dénombrement vs. comptage-numérotage » et « apprentissage par adaptation vs. autres façons d’apprendre » : deux problématiques orthogonales

En fait, certains collègues semblent défendre la perpétuation des pratiques pédagogiques actuelles non pas parce qu’elles auraient des bases scientifiques solides, mais parce qu’elles se situent dans le cadre général d’un « apprentissage par adaptation ». On a l’impression qu’ils commencent à percevoir que l’enseignement du comptage-numérotage est un terreau peu fertile pour faire germer des pratiques pédagogiques efficaces, mais celles qu’ils ont élaborées relèvent d’un « apprentissage par adaptation » et ils ont peur de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Ils doivent être complètement rassurés : la problématique « apprentissage par adaptation vs. apprentissage qui ne l’est pas » est orthogonale à la problématique « enseignement du comptage-numérotage vs. enseignement du comptage-dénombrement ». Des pratiques pédagogiques relevant d’un apprentissage par adaptation et fondées sur un enseignement du comptage-dénombrement existent déjà, d’autres sont en cours de développement, comme c’est le cas par exemple dans le cadre du projet ACE qui concerne le CP et qui associe un laboratoire de didactique des mathématiques (celui de Gérard Sensévy), 3 laboratoires de psychologie développementale (avec Jean-Paul Fischer, Emmanuel Sander et Bruno Vilette), ainsi que l’IFE avec Serge Quilio.

De manière unanime, les psychologues développementalistes pensent aujourd’hui que le nombre se fonde chez les enfants dans l’appropriation de l’itération de l’unité. C’est récent et il faut profiter de cet événement pour aller vers une Renaissance de la didactique des premiers apprentissages scolaires du nombre. L’usage du mot « Renaissance » est intentionnel. Les découvertes scientifiques de la Renaissance n’ont été possibles que parce qu’un mouvement philosophique antérieur avait recommandé aux savants de s’interroger sur le langage qu’ils utilisent pour rapporter leurs réflexions et leurs découvertes. Lancé par des philosophes comme Pierre Abélard ou Guillaume d’Occam, par exemple, c’est ce mouvement de réflexivité des savants sur leur langage qui a permis l’explosion de progrès observés quelque temps plus tard.

Il faut souhaiter le même avenir à la didactique des mathématiques : le dépassement de la confusion entre le nombre et la représentation des quantités par une collection de numéros, ouvre la perspective de nouvelles ingénieries didactiques qui n’auront aucune obligation de renoncer à un apprentissage par adaptation. La réduction de l’échec scolaire dépend vraisemblablement de l’existence d’ingénieries qui seront à la fois mieux fondées d’un point de vue scientifique et élaborées en s’appuyant sur les acquis de la didactique des mathématiques.

Il faut rédiger le programme maternelle en s’appuyant sur la définition du dénombrement issue de la recherche scientifique

Le programme d’école maternelle est l’un des textes didactiques les plus étudiés : qu’il s’agisse d’échanges entre professeurs dans le cadre de la formation continue, d’échanges entre les examinateurs et les candidats au concours de recrutement ou encore des échanges que nécessitent les épreuves de certification des conseillers pédagogiques, ce texte sert de médiateur dans ces différents dialogues. Si, comme c’est le cas actuellement, il retient une définition du dénombrement qui n’est plus d’actualité, il générera un imbroglio dans les interprétations des différents protagonistes, opposant ceux qui tiennent à cette ancienne définition à ceux qui souhaitent que les professeurs des écoles accompagnent la Renaissance de la pédagogie du nombre que le consensus récent des psychologues développementalistes fait espérer. Du fait même de son existence, un texte qui entretiendrait la confusion constituerait un frein majeur au progrès de la didactique des premiers apprentissages numériques et, donc, au progrès vers une école qui produit moins d’échec avec les nombres et moins d’inégalité.

Rémi Brissiaud

Chercheur au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)

Équipe « Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances »

Membre du conseil scientifique de l’AGEEM

Voir aussi :

A propos des programmes de materlle

Notes

1 http://eduscol.education.fr/consultations-2014-2015/events/programmes-de-lecole-maternelle/

2 Une présentation détaillée, argumentée, avec toutes les références scientifiques nécessaires, des principaux points abordés dans ce texte se trouve dans ma contribution aux travaux des commissions d’élaboration des programmes du CSP : « Pourquoi l’école a-t-elle enseigné le comptage-numérotage pendant près de 30 années » http://cache.media.education.gouv.fr/file/CSP/83/4/Brissiaud_Remi_-_Chercheur_-_CSP_Contribution_362834.pdf

3 Dehaene, S. (1997-2010) La bosse des maths – 15 ans après. Paris, Odile Jacob.

4 Dans un article à paraître de James Negen et Barbara Sarnecka, par exemple, qui s’intitule : « Y a-t-il réellement un lien entre la connaissances des nombres exacts et la précision du Système de Nombres Approximatifs ? », la réponse apportée à cette question est négative.

Negen, J. & Sarnecka, B. (à paraître) Is there really a link between exact-number knowledge and approximate number system acuity in young children? British Journal of Developmental Psychology

5 Izard, V., Pica, P., Spelke, E. S., & Dehaene, S. (2008). Exact equality and successor function: Two key concepts on the path towards understanding exact numbers. Philosophical psychology, 21(4), 491-505.

6 Izard, V., Pica, P., Spelke, E. S., & Dehaene, S. (2008). Ibid

7 Cela explique par exemple un phénomène particulièrement étonnant mis en évidence par deux études récentes de la DEPP : des progrès spectaculaires à l’entrée au CP dans des épreuves évaluant la mise en œuvre d’un comptage-numérotage, ne se trouvent pas confirmés 2 ans plus tard à l’entrée au CE2 où l’on observe même une régression dans des épreuves mettant en jeu des décompositions des nombres.

Le Cam,M., Rocher, T. & Verlet, I. (2013) Forte augmentation des acquis des élèves à l’entrée au CP entre 1997 et 2007. Note 13.19 de la DEPP ; septembre 2013. http://cache.media.education.gouv.fr/file/2013/11/2/DEPP_NI_2013_19_forte_augmentation_niveau_acquis_eleves_entree_CP_entre_1997_2011_269112.pdf

Andreu, S., Le Cam, M., & Rocher, T. (2014) Evolution des acquis en début de CE2 entre 1999 et 2013 : les progrès observés à l’entrée au CP entre 1997 et 2011 ne sont pas confirmés. Note n°19-Mai 2014 de la DEPP. http://cache.media.education.gouv.fr/file/2014/61/7/DEPP_NI_2014_19_evolution_acquis_debut_CE2_entre_1999_2013_325617.pdf

8 Brissiaud (2014) Les défenseurs des programmes de 2002 et les changements en vue http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2014/060614_RBrissiaud.aspx

9 Inserm (2007) Dyslexie, dysorthographie, dyscalculie. Bilan des données scientifiques. Paris : les éditions Inserm.