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J.J. Salone est un observateur avisé des pratiques didactiques. Il s’intéresse aux faits, sans jugement de valeur. Son approche dessine les contours d’une véritable science de l’action d’enseigner. Sa thèse, soutenue le 31 mars 2015 à l’université d’Aix-Marseille s’intéresse à la confection même des connaissances qu’un enseignant transmet à ses élèves.

Concernant la transmission des savoirs en classe, vous avez constaté qu’au-delà de ceux à enseigner officiellement, d’autres sont en jeu …

Quand on observe une classe, quelle que soit la matière scolaire enseignée, on constate dans la majorité des cas que les savoirs enseignés sont exclusivement ceux à enseigner et qu’ils demeurent ainsi dans le strict champ disciplinaire.

Pourtant, quel que soit le sujet de l’étude, les élèves ont déjà des connaissances préalables, acquises à l’École ou issues de leurs expériences personnelles de la vie courante. Prenons deux exemples au collège, un en mathématiques et un en français. Lorsqu’on aborde la question des nombres négatifs, les élèves se réfèrent naturellement aux usages qu’ils en font dans la vie de tous les jours : calculs de gains et pertes, mesures de températures, repérage des étages d’un immeuble avec sous-sol, … Lorsqu’on travaille sur la production d’écrits, les élèves ont déjà des pratiques privées : communication électronique sur les réseaux sociaux, tenu d’un journal intime, …

Ces savoirs des élèves, personnels mais néanmoins en rapport avec les savoirs à enseigner, sont observables de façon récurrente dans leurs discours publics, pendant les temps de débats en particulier, et dans leurs traces écrites privées comme leurs cahiers de brouillon ou de recherche. Il en va de même des savoirs personnels des enseignants que l’on voit apparaître dans leurs discours ou dans leurs préparations de cours.

Ainsi les savoirs à enseigner ne sont pas les seuls en jeu. D’autres existent, issus de pratiques sociales de référence ou de savoirs savants et des rapports que chacun entretient avec le monde. Deux possibilités s’offrent alors aux enseignants : tenir compte de ces savoirs a priori externes ou les ignorer. Les prendre en compte resitue les élèves et le monde au centre des apprentissages mais est souvent chronophage. Les ignorer permet de ne pas dévier des programmations prévues mais oblitère certaines de leurs raisons d’être.

Quelle place est accordée aux élèves par les enseignants dans la reconstruction des savoirs à enseigner ?

Dans la majorité des cas, les cours sont magistraux, les savoirs étant montrés d’emblée, de façon plus ou moins déguisée, par les enseignants. La tâche de l’élève se résume alors à les répéter et le rôle didactique de ce dernier est réduit comme peau de chagrin. Avec une image empruntée à Yves Chevallard, tout se passe comme si les savoirs n’étaient que des œuvres sans raison d’être et érigées en monuments que l’on visite en passant.

Mais le tableau n’est pas si sombre qu’il y paraît. En effet on rencontre aussi de nombreux enseignants soucieux de redonner du sens aux savoirs et du plaisir d’apprendre aux élèves. Leurs cours sont alors plus vivants, avec des échanges cognitifs fructueux entre pairs, avec des activités de groupes régulières, avec des ouvertures fréquentes aux savoirs des autres disciplines ou à ceux enracinés dans les pratiques de la vie quotidienne.

L’éducation nationale impose-elle des sources de savoir de référence aux enseignants ? Un professeur qui conçoit son cours est-il véritablement libre ?

Certes les textes officiels sont des injonctions normatives qui définissent ce qui doit être enseigné et que les enseignants se doivent de respecter. Mais ils ne se résument pas à cela. D’abord ils ne sont que des cadres de référence dans lesquels les compétences et les connaissances prescrites ne sont pas toutes logées à la même enseigne : certaines sont incontournables, faisant partie d’un socle commun à acquérir, d’autres sont exigibles et doivent être abordées, d’autres enfin ne sont que des possibilités offertes. Chacun a donc la possibilité de naviguer à sa guise dans les programmes officiels.

Ensuite les textes officiels sont truffés de suggestions didactiques propices à l’ouverture des classes sur le monde. Par exemple les programmes de mathématiques du collège ou du lycée proposent des thèmes d’étude associant les sciences physiques, les sciences du vivant, la technologie et l’informatique. Ils suggèrent également de se référer à l’histoire de la discipline, à ses usages dans le monde du travail, ou encore à ses rapports avec les arts et la philosophie. Des dispositifs pédagogiques sont même mis en place qui obligent les enseignants de disciplines différentes à collaborer, comme par exemple l’histoire des arts et le brevet informatique au collège ou les travaux personnels encadrés au lycée.

Pourquoi les cours dispensés à l’École sont-ils si majoritairement fermés, repliés sur des savoirs cloisonnés ?

Une réponse est certainement à rechercher dans les représentations que les enseignants ont de leur profession. Enseigner, c’est d’abord transmettre. Et l’enseignant est garant de cette transmission, c’est sa mission. Même si le cours magistral à la Topaze est devenu obsolète, il est encore présent dans les inconscients de chacun. Au delà du modèle pédagogique, de nombreux déterminismes cognitifs ou sociaux peuvent aussi être évoqués. Par exemple, à l’école primaire, on enseigne une technique de multiplication posée particulièrement complexe, qui nécessite la gestion de nombreuses retenues multiplicatives ou additives. Cela met sur la touche de nombreux élèves, surtout ceux qui ont des troubles d’apprentissage.

Pourtant dans de nombreux pays autres que la France, la technique enseignée est nettement plus simple et évite ces écueils. Il existe même une façon de multiplier des nombres qui ne nécessite de connaître que la table de 2. Mais les enseignants ignorent généralement ces techniques. Même quand ce n’est pas le cas, ils estiment souvent qu’elles ne peuvent être enseignées car cela pourrait gêner. Ainsi les enseignants reproduisent ce qu’ils ont vécu au cours de leur propre scolarité. Ayant presque tous été de ‘bons’ élèves, le modèle transmissif leur convenait et il leur est de facto très difficile d’en sortir. Ceux qui essaient d’entrer dans d’autres modèles, comme la pédagogie de projet ou la pédagogie de l’enquête, sont esseulés et mal à l’aise.

L’École affiche l’intention louable de s’ouvrir sur le monde, mais dans la réalité des classes ne pensez-vous pas qu’il en soit autrement ?

On y enseigne des savoirs abstraits qui ont perdu leurs raisons d’être, sans lien ni avec leurs propres histoires, ni avec les autres savoirs de leurs disciplines, ni même avec leurs usages dans la vie de tous les jours. Lorsqu’en classe de quatrième on étudie le théorème de Pythagore, qui parle du mathématicien éponyme et des secrets que son école a jalousement gardés à propos de l’irrationalité de racine de 2 ? Qui parle des usages des triplets pythagoriciens que nos ancêtres de Mésopotamie connaissaient déjà ? Qui parle de sa version chinoise, le théorème de Gougu ? Très peu. Pourtant toutes ces ouvertures rendraient les classes bien plus vivantes et seraient sources de motivation et de plaisir pour les élèves. L’opprobre ne peut cependant être jetée sur les enseignants : comment enseigner ce que l’on ignore ?

Une solution est plutôt à chercher dans leur formation initiale qui aujourd’hui se réduit à une première année consacrée exclusivement à préparer un concours purement disciplinaire et à une seconde année pour obtenir un master tout en ayant déjà la charge de deux ou trois classes. Autant dire que leur proposer dans ce contexte d’envisager des pédagogies actives et ouvertes sur le monde ou de s’approprier des savoirs non disciplinaires est quasiment impossible. Les classes ouvertes sur le monde ne sont aujourd’hui que des utopies que certains, peu nombreux, tentent néanmoins de faire vivre.

Propos recueillis par Gilbert Longhi