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Faire cours, c’est aussi faire participer les élèves, arriver à les accrocher. Et ce n’est pas chose simple. Des enseignants se saisissent d’une question d’actualité pour sortir leur classe de sa torpeur. Comme Jacques Fabre, enseignant en BTS (Brevet de technicien supérieur) à Nîmes (Gard).

Longtemps professeur de lettres modernes en collège, Jacques Fabre enseigne au CFA (Centre de formation des apprentis) du lycée Dhuoda, en première année de BTS Bâtiment, à des élèves qui se destinent à être topographes-géomètres. Sa discipline est « Expression et culture générale ».

Face à lui, il a une dizaine d’élèves, souvent issus de la voie professionnelle, ou alors de la voie générale ou technologique. Certains sortent du bac. D’autres ont tâtonné deux ou trois ans en fac et sont finalement revenus en BTS. En alternance, ils sont payés en faisant leur études et à la sortie, la plupart seront recrutés en CDI.

Mais ces élèves sont souvent fragiles scolairement, et ce n’est pas toujours facile de les intéresser. Aussi, lorsque Jacques Fabre a eu connaissance, par sa fille, de la campagne menée par ATD Quart Monde (1) sur la discrimination et la précarité sociale, il a saisi la balle au bond. Et il a décidé de faire travailler sa classe sur le sujet.

Un nom pour dire non

Intitulée « UnNomPourDireNon » (2), cette campagne part du constat que s’il existe des mots pour nommer la peur ou le rejet des étrangers – xénophobes –, des homosexuels – homophobes -, des juifs – antisémites – etc, il n’en existe pas pour désigner la peur des pauvres et des précaires.

Pourtant celle-ci s’exprime régulièrement – manifestations contre la construction d’un centre d’hébergement, exclusion de la cantine d’enfants de chômeurs, refus d’embaucher quelqu’un sortant d’une entreprise d’insertion… Comment nommer cette discrimination qui existe bel et bien sur le terrain ?

« J’avais annoncé la veille que l’on consacrerait notre séance du mercredi – une heure et demie – à ce sujet afin que mes élèves aient cela en tête », explique Jacques Fabre. Il prépare des documents : un article sur le centre d’hébergement prévu dans le 16è arrondissement de Paris, un extrait du reportage du « Petit Journal » sur la colère des habitants lors d’une réunion publique, la vidéo d’ATD Quart Monde, un extrait des Misérables parlant de Cosette, etc.

Positions tranchées

« Au début, explique l’enseignant, les positions étaient très tranchées. De tout temps, il y a eu des pauvres, expliquaient certains, et puis il faut bien une hiérarchie des classes sociales, et enfin les riches ne vont pas aller vivre dans des ghettos de pauvres.

« On a entendu dans la classe toutes les représentations: le pauvre qui touche les allocations, qui vit d’assistanat…

« Les quelques filles de la classe étaient plus ouvertes, plus portées à la réflexion. Ne pas vouloir de précaires dans son entourage, c’est y être hostile, ont-elles analysé, parlant d’entre soi social. Or pourquoi ne pourrait-on pas vivre ensemble ? »

Le suffixe phobie

« Cela a changé, poursuit l’enseignant, quand on a lu l’article sur le futur centre d’hébergement du 16ème et sur le violent rejet des habitants. On est passé à des choses plus nuancées. On a pu entendre que les pauvres ne le choisissaient pas, qu’il y avait des accidents de parcours, que certains avaient moins de chances, etc. »

En plus de l’argumentation, Jacques Fabre fait travailler le français à ses élèves, la syntaxe et le vocabulaire.

« J’en ai profité pour revenir sur le suffixe phobie, souligne-t-il. On a cherché des synonymes autour de l’ostracisme, de l’exclusion, du proscrit… On a fait toute une remise à jour du vocabulaire, balayant un large champ lexical. »

Pariaphobes

Parmi les noms suggérés pour désigner ceux qui discriminent les pauvres, un élève a proposé : « les pariaphobes ». Chacun devant écrire une proposition, certains ont pris la question par un autre bord. Un étudiant a parlé de « la marginalophilie » pour ceux qui cherchent à se marginaliser et qui refusent l’intégration. Il y a eu aussi des expressions comme « une sociétié sans proscrits » ou encore « une société sans oubliés ».

Pour Jacques Fabre, le bilan est largement positif : « cela a été un cours où des élèves souvent passifs ont beaucoup participé. Le débat a été nourri, passionné, c’est un sujet qui intéresse. Signe qui ne trompe pas, des élèves m’ont même demandé si j’étais sûr que l’heure et demie était déjà passée. »

« J’ai réussi à les accrocher à l’actualité ce qui n’est pas évident. On a revu du vocabulaire et pour chercher le fameux mot manquant, on a fait de l’étymologie. »

Retour au programme

Jacques Fabre reconnaît qu’en première année, il jouit d’une grande liberté. Mais en seconde (et dernière) année du BTS, il ne pourrait pas se permettre de telles séances. A la fin de l’année, il y a les épreuves de BTS, dont la redoutée épreuve de français de 4 heures sur table – une synthèse à partir de documents et une écriture libre. Une épreuve qui peut être « source d’échec et de perte d’estime de soi. »

« En seconde année, nous avons un programme qu’il faut suivre, ajoute Jacques Fabre, et comme tous les profs, nous sommes jugés au taux de réussite de nos élèves. » La liberté pédagogique n’a qu’un temps. Retour aux choses sérieuses : programmes et examens.

Véronique Soulé

Lire les précédentes chroniques

1. L’auteure de cette chronique est rédactrice en chef du journal d’ATD Quart Monde, un mensuel dont elle recommande chaudement la lecture … – https://www.atd-quartmonde.fr/feuille-de-route/donner-sengager-agir/

2. https://www.atd-quartmonde.fr/discrimination-pour-precarite-sociale-unnompourdirenon/