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Chaque année en France, entre 110 000 et 140 000 jeunes quittent le système scolaire sans avoir obtenu le baccalauréat ou un diplôme professionnel. Les facteurs en sont multiples : personnels, sociaux, économiques, éducatifs, familiaux. Et pourquoi pas aussi liés à la didactique des disciplines elles-mêmes ? Quel rôle une matière comme le français en particulier peut-elle jouer dans le décrochage des élèves, et donc aussi dans leur possible raccrochage ? De façon originale, le dernier numéro de la revue Repères ose ainsi aborder la question du décrochage dans une perspective disciplinaire. L’approche peut paraitre déstabilisante et culpabilisante, mais elle est aussi stimulante, car elle signifie que contre le décrochage « l’enseignant, dans sa classe, peut agir », y compris le professeur de français…

Le français mal aimé

C’est que, comme le rappelle Yves Reuter, il y a un « vécu disciplinaire » : une nécessité de comprendre ce qui dans une discipline peut engendrer ou du plaisir ou de la souffrance, ou de l’investissement ou de la distance, ou de l’estime de soi ou de la dépréciation. Or le français est à l’Ecole une matière essentielle : la maîtrise de l’écrit conditionne la réussite scolaire, le français est la langue d’apprentissage de la plupart des disciplines, cette matière a ses contenus propres… Une étude menée en 2012-2013 en éclaire l’image auprès des élèves. Les aspects positifs : « des composantes telles lire ou écrire, la diversité des exercices, la liberté ressentie, la possibilité de donner son avis, de débattre, d’échanger avec le professeur, d’inventer, d’imaginer, de s’exprimer dans les rédactions ou les poésies ». Mais le vécu est « principalement négatif » : « priment dictée, grammaire, conjugaison », « il y a trop à écrire / retenir », « c’est répétitif », « les contraintes et le « par cœur » dominent », « l’important est de ne pas faire de fautes », « on s’ennuie », « le malentendu communicationnel est présent », certains qui aiment écrire ont « le sentiment qu’on n’apprend pas à écrire. ». Les pratiques pédagogiques traditionnelles s’avèrent, en français aussi, « tendanciellement rejetées au bénéfice de pratiques alternatives qui privilégient l’extraordinaire disciplinaire, la participation et les échanges, l’activité, le fait de pouvoir bouger … »

Elisabeth Verfaillie-Menouar et Oriona Ordonez-Pichetti font le même triste constat : le « vécu disciplinaire » est globalement négatif, le français est une matière que majoritairement les élèves déclarent ne pas aimer. Au collège par exemple, le français est en 8ème position parmi les matières préférées et en 2ème position des matières les moins aimées, après les maths. Parmi les diverses raisons analysées, on en notera une, édifiante : la difficulté à saisir le sens et la pertinence des activités proposées. « Lorsqu’on interroge les élèves sur les consignes des manuels scolaires, nombre d’entre eux considèrent que les tâches peuvent être effectuées sans avoir besoin de comprendre. Par exemple, le fait de « relever » des indices dans un texte ou de « réécrire » un paragraphe en utilisant des temps différents en français ne nécessite pas, selon eux, une compréhension du texte en question. »

Comment raccrocher les élèves au français et par le français ?

Marie-Cécile Guernier rend compte d’entretiens menés avec quatre élèves qui décrivent à leur façon ce qui les fait décrocher et ce qui les raccroche en français. Les témoignages montrent en particulier le rôle positif des interactions, avec les enseignants ou entre pairs, inversement les risques de dépersonnaliser l’acte d’écrire par des normes scolaires trop contraignantes ou encore la réduction de l’écrit en classe à sa « fonction de mémoire pour les évaluations ». En témoigne par exemple Myriam, lycéenne raccrocheuse en première L : « Si je reprends mes cours de français de l’année dernière, c’était ce qu’il y avait sur la feuille du prof que j’écrivais sur mon cahier, c’est-à-dire c’est ce qu’il était important de retenir et de voir dans ce texte que j’allais écrire, tandis qu’ici, c’est ce qu’on cherche, et de ce fait aussi ce qui est important de retenir, mais, je ne sais pas comment dire, ce n’est pas du copié collé… »

Hélène Crocé-Spinelli analyse des dispositifs mis en place par des enseignants en réseau Eclair pour prévenir le décrochage scolaire au moment du passage CM2/6ème : le « conseil d’élèves » en SEGPA, la « phrase orthographique du jour » en 6ème, le « cahier d’écrivain » en CM2. Pour favoriser le goût de connaitre des élèves, il s’agit bien avant tout de les reconnaitre : comme « citoyens scolaires », comme « apprenants grammairiens », comme « apprenants-écrivains dans leur diversité ». Les élèves sont accueillis et valorisés comme sujets à part entière : dignes de penser, d’échanger, d’écrire, riches de leurs vécus scolaires et extrascolaires. Au final, « nous pensons que c’est dans le lien entre des situations qui favorisent d’une part la constitution d’une communauté citoyenne, d’autre part le travail réflexif sur la langue et pour finir la libération de l’écriture de soi, que se trouvent des leviers de prévention du décrochage scolaire. »

Magali Jeannin nous le rappelle : « Pour la majorité des lycéens, la lecture littéraire est « une pratique sans croyance » (Christian Baudelot). Une des raisons structurelles est le fossé qui semble irréductible entre littérature et vie quotidienne, entre monde du livre et « monde du moi », ce que l’élève définit lui-même comme son identité – langagière, sociale, culturelle. De ce fait, le cours de français apparait comme un des lieux privilégiés du décrochage scolaire, quand la littérature ne fait pas sens et que le lecteur est séparé du texte et de ses enjeux. » Comment réduire l’écart, combattre le décrochage, entre l’élève et la littérature ? Il convient de valoriser l’élève comme sujet lecteur en favorisant une « didactique de l’implication littéraire ». Magali Jeannin présente quelques exemples de démarches qui, comme le cahier de lecture, accueillent la subjectivité de l’élève, suscitent sa participation active, l’amènent à se déplacer pour s’ouvrir à l’altérité. Il s’agit « d’engager l’élève dans un processus de mobilité symbolique, au long duquel il sera sollicité en tant que sujet individuel et collectif ; de l’amener à s’interroger sur ce qui constitue son identité, à l’engager dans une dynamique d’interculturation : autant d’étapes-clés vers une reliance interne (se reconnaitre pluriel) et externe (faire société avec le groupe classe mais également articuler école et hors école). »

Se raccrocher par l’écriture ?

Régine Delamotte, Marie-Claude Penloup et AMarie Petitjean analysent l’écart entre les difficultés que rencontrent des élèves raccrocheurs de microlycées dans l’écriture académique et les compétences qu’ils manifestent par ailleurs en écriture créative. L’écrivain Patrick Gougeon souligne ainsi « l’inventivité et la force de frappe des élèves des deux microlycées avec lesquels il travaille (Sénart et Paris) dans le cadre d’ateliers d’écriture. Il les juge « extraordinaires », doués d’un « tempérament » : « De tous les publics avec lesquels j’ai travaillés, c’est le public que je préfère. Quand je suis au microlycée, en atelier d’écriture, je me prends des claques en tant qu’écrivain ». Les compétences lui semblent liées à une maturité particulière et à un rapport plus libre à l’écriture : « Leur rapport à l’art est différent, leur rapport à l’expression est différent… à la peur est différent : ils n’ont pas peur. »

Les formes scolaires traditionnelles, normées et rhétoriques, celles qui souvent interdisent d’emblée d’écrire « je », semblent bel et bien avoir un pouvoir d’inhibition et d’empêchement tandis que l’écriture créative, fût-elle à contraintes, libère : « Entrent apparemment en concurrence une représentation de l’écriture comme un outil de construction individuelle, en chambre d’écho des situations vécues, et une représentation de l’écriture comme instrument de codification sociale qui les renvoie au sentiment d’un danger extérieur. » Régine Delamotte, Marie-Claude Penloup et AMarie Petitjean invitent à un « ancrage scolaire assumé » de ces écritures créatives. Elles doivent avoir lieu à l’intérieur même de la classe et pas simplement dans des ateliers externalisés : il devient alors possible d’identifier les « compétences scripturales enfouies » chez les élèves, d’apprendre à les nommer, à les penser, à les transférer.

Faire en sorte que le français aide à relier les élèves à l’Ecole, c’est, on le voit, renoncer à « l’Art pour l’Art » : la littérature pour la littérature, la grammaire pour la grammaire, le français pour le français, l’école pour l’école… C’est susciter un engagement de l’élève dans la classe et les activités, faire de la lecture et de l’écriture une expérience, vivante et partagée, considérer le français comme une formation à soi et au monde. On ajoutera que le numérique peut remarquablement nous y aider : la culture numérique invite précisément à mettre en œuvre des pédagogies actives, créatives et collaboratives ; des pratiques d’écriture web tendent à auctoriser et valoriser les élèves ; de nouveaux usages comme le BYOD ont aussi la vertu de restaurer du lien entre les pratiques scolaires et les pratiques réelles, entre la classe et le monde, entre l’élève et lui-même… On rappellera enfin que les nouveaux programmes de français au collège nous invitent à la « didactique de l’implication » dont l’ouvrage souligne la force d’ « empowerment ». Et on formulera un espoir : un jour aussi au lycée ?

Jean-Michel Le Baut

Repères, n°53/2016 : « Décrocher à l’école : la part du français »

Édité par Régine Delamotte, Marie-Claude Penloup, Yves Reuter

ENS Editions

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