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Jusqu’où peut aller l’amour d’une mère pour ses enfants en grand danger ? Quel concours de circonstances peut conduire une femme intègre à se métamorphoser en hors-la-loi ? Avec sa coscénariste Raphaëlle Desplechin, la réalisatrice Emmanuelle Cuau imagine la mécanique implacable qui entraîne une jeune joaillière, élevant seule ses deux fils, de la légalité au ‘crime en bande organisée’. La cinéaste nous offre une fiction intense, évoluant du drame social au ‘thriller familial’. A distance de l’introspection psychologisante et du déterminisme sociologique, la cinéaste privilégie l’enchaînement des événements et les revers de fortune, filmés comme la succession logique de passages à l’acte aux conséquences irréversibles. Avec ses plages d’accalmie et ses brusques embardées, « Pris de court » sort des voies balisées et embarque sous nos yeux sa petite troupe unie face à l’adversité dans un rêve de liberté, au-delà de toute morale. Et si, à sa manière souterraine, Emmanuelle Cuau rendait ici un hommage discret au grand maître américain du suspense, Alfred Hitchcock ?

Non-dits et mensonges en cascade

La nouvelle vie de Nathalie (Virginie Efira) s’annonce sous des auspices favorables en dépit de l’épreuve traversée : le père de ses enfants mort récemment, elle les élève maintenant seule. Depuis peu installée à Paris, où elle a trouvé un travail dans sa spécialité, la joaillerie, elle se réjouit de partager un appartement fraichement décoré avec Paul, 15 ans, et Bastien, 8 ans. Nous la retrouvons en pleine rue, marchant d’un pas vif, bientôt à l’arrêt frappée de stupeur à l’ouverture d’un courrier dans lequel elle apprend que le directeur de la bijouterie a changé d’avis et embauché une autre personne sur son poste. La colère passée et l’indemnisation réclamée, elle décide de taire cette mauvaise fortune aux enfants, de continuer à vivre comme avant, tout en cherchant un autre emploi dans son domaine.

De leur côté, les garçons scolarisés vivent leur vie. L’’aîné se lie d’amitié avec un garçon de son âge, au train de vie aisé, davantage occupé par des (petits) trafics que préoccupé par le suivi des cours. De la camaraderie à la complicité, Paul (Renan Prévot) franchit le pas sans y prendre garde. Lycéen intermittent, il passe de plus en plus de temps à parcourir les rues de la capitale à vive allure perché sur ses patins à roulettes, en une circulation fluide propice à diverses missions illicites (transports de paquets, menus larcins…). Sous le regard un brin étonné de son jeune frère (parfois embarqué à son corps défendant), il prend bientôt des risques inconsidérés (expéditions nocturnes, cambriolage avec effraction). Et il se mure d’autant plus dans le silence qu’il a découvert par hasard l’absence d’activité professionnelle de sa mère. Lorsque cette dernière lui explique, au cours d’un échange violent, avoir retrouvé une activité de joaillière, il est déjà trop tard. Elle n’a plus d’autorité sur son fils, lequel s’est trouvé un (mauvais) père de substitution, en la personne de Fred (Gilbert Melki), patron de café et petit caïd, commanditaire du trafic de drogue dans le quartier.

Logique implacable, rêve de liberté

Sous peine de déflorer les ressorts dramatiques d’un suspense sous tension, nous ferons silence sur le terrible enchaînement qui conduit la créatrice de bijoux sertis de pierres précieuses à se muer en faussaire talentueuse et à devenir complice inventive (et ses fils avec elle) de criminels patentés. Nous tairons surtout par quelles ruses, dignes d’un thriller à la manière d’Alfred Hitchcock, la belle blonde impénétrable (tout en vomissant en cachette, et en regardant les aiguilles d’une horloge à l’heure du crime) renverse à son avantage une situation a priori tragique et désespéré. La cinéaste accompagne la petite bande, composée de la mère et de ses deux garçons, empêtrée dans le mensonge, roulant sur la pente du crime et sauvant sa peau in extremis, sans fournir d’explication psychologique ni s’attarder sur le contexte social. Comme si elle était seule au monde et ne comptait que sur ses propres forces pour protéger sa famille du malheur, la mère ordinaire se transforme en héroïne de film noir, d’entorses légères en grandes transgressions de la morale et du droit. En figure anticonformiste de l’amour maternel, la comédienne Virginie Efira assume, avec une élégance sans ostentation, l’ambivalence de son rôle. Une interprétation pleine de justesse en correspondance avec la mise en scène nerveuse, traversée de rimes souterraines et rythmée par la partition musicale lancinante d’Alexandre Lecluyse. Pour sa liberté formelle et sa franchise de ton, « Pris de court » vaut le voyage.

Samra Bonvoisin

« Pris de court », un film de Emmanuelle Cuau-sortie en salle le 29 mars 2017