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Sociologue, auteur d’ouvrages sur la ségrégation scolaire, Pierre Merle est un spécialiste des inégalités scolaires. En 5 questions, il fait le point sur les facteurs qui expliquent le maintien des inégalités sociales à l’école française et montre les politiques qui marchent ailleurs. Politiques auxquelles JM Blanquer tourne le dos.

Pisa pointe encore une fois les inégalités sociales dans l’école française. Comment les expliquer ? Est-ce d’abord un problème de formation des enseignants, un problème de système éducatif, une répercussion d’une misère sociale lourde ?

L’explication des inégalités sociales spécifiques à l’école française est multiple. Certes, et les données statistiques sont édifiantes sur cette question, la pauvreté est un facteur explicatif des difficultés scolaires. Toutefois, dans certains pays, la proportion de pauvres est plus importante qu’en France, par exemple en Allemagne et, pourtant, leur école est plus performante. L’explication des inégalités scolaires par la pauvreté ne permet pas de comprendre la spécificité des inégalités de l’école française.

La formation des enseignants contribue certainement aux inégalités sociales de l’école française. La formation continue est en effet quasiment inexistante alors qu’elle est beaucoup plus développée dans la majorité des pays européens. La formation initiale n’est pas non plus pleinement satisfaisante. Elle demeure trop brève en raison de la difficulté du métier. Elle continue aussi de buter sur au moins deux problèmes : quels sont les contenus de formation indispensables à privilégier pour éviter une dispersion des enseignements préjudiciables à l’efficacité de la formation ? Comment disposer de formateurs suffisamment compétents pour apporter des réponses pédagogiques efficaces aux situations d’enseignement auxquels sont confrontés les enseignants ? Sur ces deux questions centrales, la réflexion est largement lacunaire. Les formateurs du terrain, les inspecteurs pédagogiques et les enseignants-chercheurs constituent des mondes qui se côtoient sans guère échanger. Dans les ESPE, la recherche est trop souvent marginalisée.

L’explication essentielle des inégalités sociales de l’école française provient de l’organisation de son système éducatif. La multiplication des options favorise le regroupement des bons élèves dans certains collèges et certaines filières, et cette politique favorise la concentration des élèves moyens et faibles dans des établissements ghettoïsés. Contrairement à une opinion commune, cette politique ne permet pas de constituer ou de maintenir une élite scolaire. Les résultats PISA indiquent une baisse de la proportion des bons élèves en France (Merle, 2017). Cette politique ségrégative silencieuse exerce des effets négatifs pour les élèves faibles. Il manque trop souvent dans les classes de l’Education prioritaire des élèves moyens ou bons susceptibles de montrer l’exemple et d’assurer un rôle de « locomotive ».

Avec le rétablissement des classes bi-langues et sections linguistiques au niveau collège, la politique éducative actuelle est exactement le contraire des préconisations récurrentes de l’OCDE favorable à une « école inclusive », c’est-à-dire fondée sur la mixité sociale et académique des élèves. L’existence d’un système éducatif privé, bénéficiant du privilège exorbitant de choisir ses élèves, constitue aussi un obstacle à une école inclusive tant son recrutement social favorisé est composé de façon croissante de « bons élèves ». Les données statistiques sont sur cette question édifiante (Merle, 2015)

La France a pourtant un taux d’accès en maternelle qui devrait réduire les inégalités. Pourquoi n’est-ce pas le cas ?

Certes, une scolarisation précoce en maternelle est favorable aux apprentissages. Cependant, il s’agit d’une variable explicative parmi d’autres. Un problème essentiel de l’école élémentaire tient à des classes surchargées du CP au CM2. Sur cette question, les recherches sont convergentes : un nombre important d’élèves par classe, surtout lorsqu’ils sont d’un niveau scolaire faible, affecte les progressions scolaires.

Par ailleurs, la diffusion de la semaine de quatre jours introduite par Xavier Darcos a été défavorable aux élèves les plus faibles, plus rapidement en difficulté lorsque les séquences de travail s’allongent. Vincent Peillon avait à juste titre rétabli la semaine de 4,5 jours. La récente mesure de retour à la semaine de quatre jours va accentuer les inégalités constatées. Si le ministre s’intéressait réellement aux résultats scientifiques, il mènerait une politique conforme aux recherches des chronobiologistes.

Puisque le ministre déclare s’intéresser à la connaissance scientifique, il aurait pu, profitant que les écoliers sont actuellement scolarisés soit sur quatre jours, soit sur quatre jours et demi, décider de mener une recherche comparative sur l’efficacité de ces deux formes d’organisation des rythmes de travail. Une telle recherche est relativement simple à mettre en œuvre. Elle nécessite un test de compétences au début de l’année et un test de compétences en fin d’année. Il faut après comparer les progrès des élèves scolarisés dans les deux organisations du temps de travail. Paradoxalement, l’actuel ministre souhaite faire réaliser beaucoup d’évaluations au niveau de l’école élémentaire mais ne souhaite pas évaluer la politique qu’il met en œuvre et qui reposerait pourtant sur des évaluations très similaires…

Les mesures prises dans l’éducation prioritaire comme le dédoublement des CP vont-elles changer la donne ?

La politique de dédoublement des CP en REP est une bonne politique. Elle souffre toutefois de deux défauts. D’une part, il n’existe pas de raison scientifique de dédoubler, au sens strict du terme, l’effectif des classes. Avec deux CP à 24 élèves, soient 48 élèves, il est plus judicieux de faire trois CP à 16 élèves que quatre à 12. La première méthode est beaucoup plus économique en espace, en nombre de maîtres (3 au lieu de 4, soit 1 emploi économisé), et son efficacité est égale ou supérieure à la seconde. Le slogan du dédoublement l’a emporté sur la connaissance scientifique.

D’autre part, la politique de réduction du nombre d’élèves par classe ne doit pas s’appliquer seulement en CP. Pour l’Education prioritaire, cette politique devrait être mise en œuvre du CP au CE2. Ce qui montre la nécessité de ne pas avoir pour objectif le dédoublement stricto sensu mais seulement une réduction significative du nombre d’élèves par classe. 18 élèves au lieu de 24 favoriseraient déjà les progressions sensibles des élèves.

Enfin, l’efficacité d’une politique tient à sa cohérence. Si la réduction du nombre d’élèves par classe est bienvenue, la diffusion de la semaine de quatre jours contrecarre les effets bénéfiques de la politique menée. Autre politique éducative délaissée : les politiques d’aides individualisées aux élèves sont peu financées et trop souvent peu ou non évaluées. Pire encore. Celles qui ont fait l’objet d’une évaluation scientifique favorable ne sont pas davantage mises en œuvre que celles dont l’efficacité est réduite, voire nulle (Merle, 2017).

L’ensemble des pays de l’OCDE réduit les inégalités à l’école. Nous faisons partie du petit nombre de pays qui ne le font pas. Comment font les autres ?

Deux politiques éducatives mises en œuvre par nos voisins ont particulièrement réussi. En 2000, la première enquête Pisa a montré une école allemande relativement peu performante. Ce « choc Pisa » a été pris au sérieux par les gouvernements allemands successifs et a été à l’origine d’une politique éducative qui s’est avérée efficace alors même que l’autonomie des Lander constituait un obstacle considérable à la transformation du système éducatif allemand.

La réforme a constitué à réduire les Hauptschule, les filières professionnelles courtes, au profit des autres filières, notamment les Gesamtschule, dans lesquelles sont scolarisés, pour une partie des cours, les élèves du Gymnasium (les meilleurs élèves) et les élèves des Realschule (les collèges de niveau intermédiaire). A partir du milieu des années 2000, le développement des Gesamtschule a favorisé une meilleure efficacité et équité du système éducatif allemand (cf. graphique ci-dessous). À contre-courant, en France, l’idée actuellement à l’étude est de favoriser les filières professionnelles courtes alors même qu’elles ont été délaissées en Allemagne.

Transformations des principales filières du système éducatif allemand (1992-2010)

(base 100 en 1992)

Lecture : Le nombre d’élèves scolarisés dans l’Hauptschule (voie de l’apprentissage) est passé de l’indice 100 en 2003 à 65 en 2010, soit une baisse de 35%.

Source : Merle (2012, p. 47), Statistisches Bundesamt, Schuljahr, 2010/2011, exploitations secondaires.

L’autre réforme remarquable est celle qui a été menée en Pologne. De nouvelles politiques éducatives furent élaborées en 1999. L’un des principaux volets de la réforme fut de prolonger d’un an la scolarité au sein de l’enseignement général de tronc commun et d’ainsi repousser à l’âge de 16 ans le premier palier d’orientation. Ce recul de l’orientation a eu un impact sensible sur la performance des élèves polonais. Les études PISA ont permis d’en mesurer précisément les effets (cf. graphique ci-dessous). Les performances des collégiens polonais en compréhension de l’écrit étaient très inférieures à la moyenne de l’OCDE en 2001 et, en 2012, ces performances sont supérieures à cette moyenne.

Évolution des performances en compréhension de l’écrit des élèves en Pologne et dans les pays de l’OCDE


Note : Scores de performance moyen de la Pologne et des pays de l’OCDE ayant participé à toutes les enquêtes PISA de 2000 à 2012 (les barres d’erreur représentent les intervalles de confiance au seuil de 95%).

Lecture : En Pologne, le score moyen des élèves au test de compréhension de l’écrit de PISA 2000 est de 479 points..

Source : Le Donné (2016)

Une mesure à souffler dans l’oreille du ministre ?

Je ne pense pas que le ministre serait sensible à une mesure soufflée par un sociologue spécialiste des questions éducatives. Pour qu’il y soit sensible, il faudrait qu’il s’intéresse aux recherches scientifiques, celles qui sont publiées dans les revues à comité de lecture, celles qui ont montré l’inefficacité du redoublement à l’exception des classes de troisième et de seconde (exceptions prévues dans le décret de 2014) ; celles qui ont montré la supériorité de la semaine de quatre jours et demi, voire de cinq jours, largement dominante dans tous les systèmes éducatifs ; celles qui ont montré les effets pervers des classes et filières d’excellence ; celles qui ont montré les limites des apprentissages de la lecture centrés excessivement sur l’apprentissage de la grammaire, au détriment de la compréhension des textes.

La politique de l’actuel ministre va à l’encontre de la connaissance scientifique. Elle est toutefois tout à fait rationnelle si elle est évaluée à l’aune de sa popularité : des sondages tout à fait favorables. Entre le populisme qui flatte le peuple et une politique éducative au service des apprentissages des élèves, souvent impopulaire et difficile à mettre en œuvre tant les résistances au changement sont fortes, le nouveau ministre a choisi.

Faut-il le rappeler ? Avant d’être ministre, Jean-Michel Blanquer était opposé au redoublement et était favorable à la semaine de quatre jours et demi ! Ce n’est pas la science qui a changé mais le nouveau ministre qui, telle une girouette, a tourné avec le vent. Ne pas faire de vague et aller dans le sens de l’opinion est une façon efficace de se construire un avenir politique. Sans trop se préoccuper de celui des élèves.

Pierre Merle

Références

Le Donnée Noémie, 2016, Les réformes de l’enseignement secondaire dans les pays développés, in Dubet F., Merle P., Réformer le collège, Collection La Vie des Idées, PUF.

Merle Pierre, 2012, La ségrégation scolaire, Repères, La Découverte.

Merle Pierre, 2015, L’école française, démocratique ou élitiste ? », La Vie des idées

Merle Pierre, 2017, « Les faux-semblants des filières d’excellence », La Vie des idées

Merle Pierre, 2017, La démocratisation de l’enseignement, La Découverte (3e Edition).