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Quel quotidien pour les précaires dans les Etats-Unis de Donald Trump ? Que reste-t-il du rêve américain et de la mythologie enchanteresse de Walt Disney ? Attentif aux êtres fragiles relégués aux marges de la société, le jeune cinéaste Sean Baker (« Prince of Broadway » en 2008, « Tangerine » en 2015) nous entraîne cette fois-ci à la périphérie de Disneyland à Orlando en Floride, aux abords de motels défraichis où vivent quelques précaires et des familles pauvres. C’est en Floride, dans cette zone urbaine, entre résidences aux couleurs criardes, autoroute bétonnée et ballet d’hélicoptères que la caméra accompagne les personnages de « The Florida Project » dont l’intrépide petite Moonee et sa jeune mère inconsciente. A leurs côtés, la fiction ‘embarquée’ nous conduit-au rythme effréné des quatre cents coups de gamins hors contrôle- au cœur d’une existence difficile, sous tension, toujours sur le fil. En éclairant l’envers du décor, Sean Baker reste à la hauteur de ses personnages et nous les fait aimer sans les juger. Débordants d’énergie, les enfants et autres jeunes héroïnes de « The Florida Project », exclus du circuit économique, étrangers aux normes sociales, ne renoncent jamais. Et cette envie d’en découdre chez ceux qui n’ont rien transforme le tableau saisissant de réalisme en une fable moderne. Non loin du royaume trompeur de Mickey Mouse, Moonee, six ans et des poussières, nous regarde.

Les quatre cents coups à la périphérie de Disneyland

Juste derrière Moonee, et ses acolytes Jancey et Scooty, la caméra fébrile épouse l’excitation de gamins déchaînés qui courent à toute allure entre herbes folles et laideur du béton au gré des ‘coups’ à mettre en œuvre. Aux abords des deux motels (autrefois destinés à héberger les touristes venus visiter le ‘royaume’ Disney) où résident maintenant des parents occupés à survivre et à trouver l’argent mensuel du loyer, les enfants délurés s’emploient tour à tour à cracher sur les pare-brise de la voiture des voisins, à extorquer quelques sous aux visiteurs pour acheter des glaces géantes ou à mettre le feu à des maisons vides proches pour contempler le départ de l’incendie et l’arrivée des pompiers. Affranchie de toute règle, la petite Moonee (Brooklyn Kimberly Price) n’a pas froid aux yeux. Halley (Bria Vinaite), sa très jeune mère, n’est guère en situation de réfréner les élans de son enfant.

Inconsciente du danger que court sa fille, Halley est toute entière hantée par la survie : des boulots à la petite semaine, des trafics minuscules, voire des ‘passes’ occasionnelles. Avec de brusques accès enfantins, lors des rares moments où une rentrée d’argent la pousse à emmener Moonee en virée dans un supermarché pour un partage délirant de sucreries et autres gâteaux crémeux.

Nous le comprenons bien vite. Les adultes ne sont pas un soutien pour des enfants livrés à eux-mêmes, inventant sans cesse leurs propres jeux, parfois cruels, souvent imaginatifs, toujours sans limites. Nous mesurons aussi l’ampleur du désastre. Comme le fait sans doute Bobby (William Dafoe), le gérant de ces résidences miteuses, insolemment bariolées. Référence légale, figure masculine presque unique, mélange d’autorité et d’empathie bienveillante, Bobby en effet s’efforce de garantir une forme de protection sociale à ses résidents misérables tout en rappelant l’ordre et la loi (en particulier lors des échéances locatives). Ruses pour éviter l’expulsion, intimidation musclée pour faire déguerpir un pédophile, son pouvoir n’empêche pas la tragédie d’advenir.

Mise en scène au scalpel, fable radicale

Sean Baker se fâche tout rouge si l’on compare son film à un conte. Repérages prolongés, casting soigné (à l’exception notable du grand comédien William Dafoe, les autres acteurs, la plupart non professionnels, ont été recrutés sur place), tournage dans la banlieue d’Orlando, script assez ouvert pour accueillir des moments d’improvisation créés par la dynamique du tournage. A charge pour le réalisateur de restituer à travers le montage les pépites du réel qui transcendent la trame narrative. Ce dernier affirme : ‘Ce serait indécent de décrire cette vie comme un conte merveilleux. Certains trouvent obscène que la mère soit un personnage antipathique, qui fait de mauvais choix ‘. A ses yeux, c’est l’inverse. L’obscénité consisterait à la montrer comme une ‘sainte pure et innocente dans un monde dégueulasse’.

A des années-lumière des faux-semblants d’un rêve vieux comme Disney, « The Florida Project » nous frappe en plein cœur et nous rapproche de ces Américains, parmi les plus démunis et les plus vulnérables, qui se battent chaque jour pour ne pas sombrer. A travers l’originalité d’une esthétique électrique et chatoyante, la fiction, dans sa crudité, nous fait partager la dure expérience d’enfants indomptables et perdus, à l’avenir incertain. Il nous est difficile de résister au surgissement final, chez l’intrépide petite héroïne, de larmes si longtemps contenues. Décidément, « The Florida Project » ne ment pas.

Samra Bonvoisin

« The Florida Project », un film de Sean Baker-sortie le 20 décembre 2017

Sélection ‘Quinzaine des réalisateurs’, Festival de Cannes 2017