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Et si l’écriture d’invention, menacée au bac de français, permettait de réduire les distances, jusqu’entre le lycée et l’université ? De parcourir le temps et la littérature, par exemple en se mettant à rédiger au 21ème siècle à la manière du 17ème siècle ? De se confronter à des questions essentielles comme la condition féminine et les stéréotypes sexistes ? Aurélie Palud enseigne le français au lycée Gabriel Touchard au Mans : dans le prolongement de l’étude de « Dom Juan », ses élèves de 1ère technologique ont été invités à des échanges épistolaires, façon Grand siècle, avec des étudiant.es en 2ème année de licence de lettres. Le projet amène à « socialiser l’écrit » pour mieux travailler la langue, les contextes historiques, la psychologie d’un personnage, les enjeux d’une œuvre, des compétences orales, des questionnements contemporains. Tout en montrant ce que pourrait être concrètement le -3 / + 3 …

Dans quel cadre avez-vous mis en œuvre ce projet ?

Ce projet qui articule littérature et Education Morale et Civique (EMC) a été mis en place en début d’année scolaire avec une classe de Première TID (27 garçons, 3 filles). Il répondait à différentes problématiques. Je craignais tout d’abord que le cours de français ne fasse pas sens pour des élèves de filière technologique : le projet visait donc à engager les élèves dans un projet qui soude la classe et fasse du cours de français un espace d’échanges, un vecteur de rencontres. La pièce Dom Juan au programme peut sembler complexe : l’ouverture sur des questionnements contemporains (condition des femmes, pouvoir du langage) devait favoriser leur motivation et leur appropriation de l’œuvre.

En tant que professeure principale des 1ères TID, il me semblait important de favoriser une réflexion sur les stéréotypes filles-garçons, de développer l’esprit critique des élèves dans une classe majoritairement composée de garçons. Dans une perspective d’orientation, ce dialogue avec des étudiants permet aussi de préparer aux études supérieures par la découverte du campus universitaire et le travail sur la prise de notes.

La rencontre avec les étudiants de L2 Lettres modernes m’a paru être une bonne idée non seulement parce que ce public échappe aussi à la mixité (23 filles, 3 garçons) mais aussi parce que l’une des enseignantes, Juliette Morice (MCF en littérature et philosophie du XVIIe-XVIIIe siècles), avait prévu de travailler sur une œuvre de Molière : Les Précieuses ridicules.

Les étudiants et les élèves ont été amenés à écrire des lettres « à la manière du 17ème siècle » : comment le travail d’écriture a-t-il été mené côté étudiant.es ?

La réflexion a été menée par le biais de lettres mettant en jeu des avatars puisque les deux groupes se mettaient dans la peau d’aristocrates du 17ème siècle. La première lettre a été rédigée par les étudiants afin que les lycéens puissent être surpris. Lors de ma rencontre avec le groupe des L2, nous avons convenu que pour mieux interroger les stéréotypes filles-garçons, les filles pouvaient adopter des avatars masculins et les garçons choisir des avatars féminins.

Pendant la séance d’écriture, les étudiants devaient choisir un titre de noblesse et un pseudonyme. Selon le sexe de leur avatar, ils répondaient à l’une des deux consignes : soit écrire la lettre d’une aristocrate qui fréquente les salons de la marquise de Rambouillet et invite un de ses amis libertins à adopter une attitude plus respectueuse envers les femmes et à s’interroger sur son comportement ; soit écrire la lettre d’un aristocrate qui fréquente depuis peu ces salons et invite une de ses amies, éconduite par un séducteur, à reprendre confiance en elle et à se joindre à ce cercle de réflexion.

Comment le travail a-t-il été mené côté lycéen.nes ?

Quand j’ai récupéré les lettres des étudiants, je les ai relues et réparties entre les élèves afin de favoriser la différenciation. Certaines lettres plus longues et plus riches en métaphores ont été réservées aux bons lecteurs. J’ai aussi sélectionné les garçons qui auraient des avatars féminins.

A ce stade, les lycéens n’étaient pas informés du projet et ils ont donc été étonnés de recevoir un courrier nominatif. L’exaltation a laissé place à l’incompréhension lorsqu’ils ont découvert qu’un(e) inconnu(e) s’adressait à eux comme à un(e) ami(e) et comme à une personne de haut rang, le tout dans un langage raffiné. Une fois le projet expliqué et les lettres décryptées, l’atelier d’écriture a été lancé avec deux sujets possibles : si l’avatar est un libertin, il répond à son amie en faisant le bilan sur ses conquêtes et ses stratégies de séduction avant d’expliquer pourquoi il compte (ou non) changer de mode de vie ; si l’avatar est la femme éconduite, elle fait le point sur sa situation, lui fait part de son intérêt pour les salons avant d’expliquer pourquoi elle envisage (ou non) de pardonner à ce séducteur. Les deux sujets éclairent l’œuvre au programme. Le sujet 1 permet de réinvestir l’argumentaire de Dom Juan sur l’inconstance, de réfléchir sur son libertinage et de définir ses stratégies de séduction. Le sujet 2 permet d’interroger le sort de Done Elvire et sa décision finale de pardonner à Dom Juan, ce qui en fait une héroïne tragique. Ces lettres, mises sous enveloppe, ont été transmises aux étudiants.

En quoi ces créations vous ont-elles paru intéressantes et formatrices ?

A l’université, ces créations ont donné lieu à un atelier d’écriture, pratique qui commence à se répandre mais qui semblait inédite pour les étudiants de L2. Elles leur ont permis de réinvestir le cours et d’exploiter Le Grand dictionnaire des précieuses de Somaize. L’enseignante avait imposé une contrainte : employer au moins une fois le subjonctif imparfait. Dans le cadre d’un cours sur les précieuses, cette activité permet de s’immerger dans le 17e siècle pour mieux s’approprier les savoirs et les transmettre.

Parce que certaines lettres pouvaient être complexes, les élèves de 1ère ont d’abord dû procéder à un travail sur le lexique et la syntaxe. Nous avons aussi mutualisé les connaissances auxquelles ces lettres nous donnaient accès sur les salons du 17ème siècle. Même si l’analyse de Dom Juan n’appelait pas un cours sur les précieuses, cela permettait de construire le contexte de l’œuvre et d’aborder la question de la condition féminine à cette époque, en lien avec le projet mené en AP.

Cette activité permet en outre de donner du sens à l’écriture, de « socialiser l’écrit » comme le recommande Dominique Bucheton. Ici, les élèves écrivent pour être lus par des inconnus qu’ils seront amenés à rencontrer quelques semaines plus tard, ce qui tend à favoriser l’implication et le sérieux. La première séance a été consacrée à l’écriture d’un premier jet visant à travailler la psychologie du personnage et l’argumentation. Elle a été suivie d’un travail de réécriture afin de peaufiner le style et l’orthographe.

Certains élèves, voulant rivaliser avec des lettres particulièrement sophistiquées, ont recouru à leur tour au dictionnaire de Somaize. Par un effet de mimétisme, d’autres ont réinvesti dans leur lettre des expressions ou des termes trouvés dans la lettre de leur correspondant. Tous ont utilisé le dictionnaire des synonymes sur CNRTL afin d’enrichir leur vocabulaire.

En quoi le projet vous a-t-il permis de travailler plus particulièrement la question de la condition féminine et des stéréotypes sexistes ?

Parallèlement à ce projet littéraire, les élèves ont travaillé sur les stéréotypes en Accompagnement Personnalisé. Ils ont établi une liste de clichés qu’ils ont mis en scène et ils ont réfléchi à la représentation des filles/femmes dans les dessins animés, la publicité, les films et les jeux vidéos. Je me suis ensuite inspirée d’une initiative évoquée sur les réseaux sociaux pour mettre en question les stéréotypes : la création de « marque-pages ». Ce marque-pages constitue le support d’un exposé de 3-5 minutes préparé en vue de la rencontre avec les L2. Les stéréotypes à contrecarrer étaient divers : « les filles ne sont pas bonnes en sciences », « les hommes ne portent pas de bijoux », « les hommes ne se maquillent pas », « les filles ne prennent pas de risques physiques »… Chaque élève a donc réalisé un marque-page avec trois contre-exemples : un exemple contemporain, un exemple historique, un exemple ethnologique. Ils ont ainsi été sensibilisés à la diversité des pratiques et des mœurs : les Wodaabe, les « Bacha Posh », le travail du styliste Palomo Spain, l’œuvre de Maurice Béjart, le goût de la danse chez Louis XIV…. Ces séances de recherche, riches en découvertes, ont beaucoup plu aux élèves.

De leur côté, les étudiants de L2 ont préparé un exposé de 3-5 minutes, soit sur la condition féminine au 17e siècle, soit sur une écrivaine de leur choix.

Lors de la rencontre, le premier temps a été consacré à ces exposés. Puis chaque groupe disposait d’une enveloppe avec plusieurs sujets de débats : vertus et inconvénients d’une éducation différenciée, vecteurs de stéréotypes dans la société, l’Ecole face aux stéréotypes, sport et stéréotypes, l’écriture inclusive, le sexisme dans la langue. Il s’agissait d’avancer des arguments, de partager des références mais surtout de réfléchir sur l’actualité et de prendre du recul.

Après la rencontre, nous avons construit en classe une frise d’histoire littéraire. Au tableau était dessinée une frise chronologique, du Moyen Age au XXIe siècle. Les élèves disposaient de post-it sur lesquels ils notaient les noms de tous écrivains qu’ils connaissaient. Puis ils venaient au tableau coller chaque post-it dans le siècle qu’il pensait adéquat. Ils devaient y intégrer les écrivaines qu’ils connaissaient et celles qu’ils avaient découvertes lors de la rencontre avec les L2 : Mme de Scudéry, George Sand, Colette, Sarraute, Annie Ernaux…. L’exercice permettait de faire le point sur l’histoire littéraire et de mutualiser les savoirs acquis. Chaque fois qu’une femme était présente sur la frise, un élève présentait son œuvre en s’aidant des notes qu’il avait pu prendre lors de la rencontre. Faisant écho à l’actualité, l’activité visait à donner une certaine visibilité aux femmes qui ont marqué l’histoire littéraire.

Lycéens et étudiants ont donc été amenés à se rencontrer : selon quel protocole et avec quels bénéfices ?

Nous nous sommes rendus à l’Université pour rencontrer les étudiants. Munis d’un panneau indiquant leur pseudo et celui de leur correspondant, les élèves ont pu faire connaissance avec celui ou celle qui se cachait derrière un avatar.

En amont de la rencontre, j’avais établi les groupes avec l’aide de Juliette Morice car nous les voulions hétérogènes. Les participants ont été placés en îlots pour procéder à trois activités : exposés, débats, temps de créativité. Chaque groupe était constitué de deux élèves de 1ère et d’un ou deux étudiants. A l’issue des exposés de 1ère, les L2 étaient invités à faire un bilan sur les réussites, les atouts de l’élève et les points à améliorer en vue de l’oral du bac. Pendant les exposés des L2, les lycéens prenaient des notes afin de garder une trace des connaissances transmises.

Ensuite, chaque groupe a procédé aux débats sur la condition des femmes et les stéréotypes. Pour les groupes ayant fini, une troisième activité était proposée : « Si vous deviez réaliser une vidéo pour dénoncer le sexisme et les inégalités hommes-femmes, que proposeriez-vous ? Quel registre, quelle construction, quelles images vous sembleraient efficaces pour faire réfléchir le spectateur ? Précisez les informations, les chiffres, les exemples sur lesquels vous vous appuieriez. »

Par-delà les enjeux citoyens, l’objectif était aussi de développer des compétences en vue de l’épreuve orale de l’EAF : s’exprimer devant un inconnu, exposer des idées de façon claire et structurée, argumenter son point de vue en s’appuyant sur des exemples précis, être attentif à la parole de l’autre.

Quant aux étudiants, la rencontre se voulait propice au développement de compétences orales. Elle leur donnait également l’occasion de s’exprimer sur une écrivaine de leur choix et de partager ce savoir. Certains étudiants m’ont contactée en amont de la rencontre afin de me présenter leur plan d’exposé, voulant s’assurer que leur proposition serait suffisamment accessible et intéressante pour les élèves. A travers cette réflexion sur la transmission des savoirs, ce projet pouvait aussi permettre aux L2 de se projeter dans le métier d’enseignant.

De manière générale, en quoi vous semble-t-il intéressant, pour les un.es comme pour les autres, de relier ainsi par un travail collaboratif lycéen.nes et étudiant.es ?

J’avais coutume d’organiser ce genre d’échanges épistolaires ou oraux au sein de l’établissement, entre classes de 2de de niveaux différents. Ici, l’écart d’âge et la distance géographique auraient pu constituer un obstacle. Néanmoins, l’administration du Lycée comme celle de l’Université du Maine ont soutenu le projet et rendu possible cet échange. La rencontre s’est avérée chaleureuse et en circulant dans la salle, j’ai constaté que les élèves prenaient activement part aux débats, que la bonne humeur régnait, que les étudiants conseillaient les lycéens avec une grande bienveillance.

Dans les échanges oraux et les bilans écrits qui ont suivi cette expérience, les lycéens ont témoigné de leur satisfaction : certains ont dû surmonter leur timidité, d’autres étaient fiers d’avoir trouvé des arguments pour intervenir dans les débats. Ils ont été sensibles aux compliments et ont pris au sérieux les conseils des étudiants. Beaucoup ont eu le sentiment d’avoir participé à un échange agréable et constructif. L’un d’eux note dans son bilan : « Une des étudiantes m’a dit qu’elle pensait que l’entrevue serait ennuyeuse (car ils avaient été prévenus tard) et elle pensait que nous – les STI2D – n’aurions rien à dire car notre filière est plutôt technologique et non littéraire, mais elle a été agréablement surprise ».

Ce projet mené en septembre-octobre était un véritable pari. Mais lancer les 1e TID dans cette aventure était une façon de leur montrer que j’avais confiance en eux, que je croyais en leurs possibilités et que j’étais là pour les aider à relever ce défi. Certes, les étudiants de L2 ont été surpris, voire réticents dans un premier temps. Mais grâce à l’enthousiasme de ma collègue, le projet a pu se concrétiser et être profitable aux deux classes.

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

Le travail de l’écriture par Aurélie Palud

Sur la création de marque-pages