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Après les bugs du premier jour de vote électronique, tout indique que la participation aux élections professionnelles sera très faible dans l’Education nationale. Ayant observé la campagne électorale à Lille et en région parisienne, notamment pour voir les syndicats aider les électeurs perdus, j’en tire la conclusion qu’on a réinventé une forme de vote capacitaire (un mode de scrutin dans lequel le droit de vote est accordé aux citoyens en fonction de leurs capacités intellectuelles).

Cela aboutit à une situation paradoxale : une très forte abstention dans l’une des professions les plus imprégnées par les références syndicales. Les deux courbes s’éloignent : depuis l’effondrement de la participation en 2011 (42 % de participation au lieu de 60 % lors des élections précédentes), le taux de syndicalisation reste stable, entre 25 et 30 %. Les syndicats doivent s’interroger sur leur rapport à la profession, sur leur difficulté à mobiliser leur base, mais à l’heure où la crise des gilets jaunes rappelle l’importance des corps intermédiaires, du dialogue social, l’affaiblissement de leur représentativité n’est pas un bon signe.

L’enquête représentative Militens (CERAPS Université de Lille / DEPP Ministère / IR FSU) a interrogé les abstentionnistes de 2014 sur leurs motivations. Il en ressort que les raisons matérielles (« J’ai oublié », « Je n’ai pas eu connaissance des dates du vote », « Le vote électronique était trop compliqué ») dominent les raisons idéologiques (« Aucun syndicat ne m’a convaincu », « Ça ne sert à rien », « Pour marquer mon mécontentement envers le syndicat que je soutiens habituellement »). Ce phénomène est plus marqué chez les jeunes enseignants, alors que les abstentionnistes plus âgés manifestent d’abord une défiance envers l’univers syndical. Une partie de ces raisons matérielles s’explique par la mise en place d’un mode scrutin complexe et dissuasif.

Plusieurs systèmes de vote électronique sont employés par l’Etat : pour les élections prud’homales TPE de 2017, les 4,5 millions de personnes concernées ont reçu un courrier comprenant leurs codes d’accès pour voter directement en ligne. Le système choisi pour les enseignants est quant à lui semé d’embuches : l’acte de vote s’étale sur deux mois, avec trois opérations différentes à effectuer successivement. L’électeur doit prouver son intérêt pour le scrutin à plusieurs reprises, ne pas s’effrayer en cas de problème informatique, être patient. Autant de ressources qui sont distribuées inégalement. Une partie des enseignants est très à l’aise avec la révolution numérique et la profession a normalement les ressources culturelles pour adopter ce système. Mais en pratique, d’autres enseignants sont dépossédés de leur citoyenneté professionnelle et ceux dont le rapport au syndicalisme est le plus distant sont découragés.

Récapitulons le parcours de l’électeur. Auparavant, l’enseignant allait dans un bureau de vote, émargeait et votait. Depuis 2011, il lui faut :

1. Se connecter dès octobre à une messagerie professionnelle qu’il utilise rarement (ou jamais) pour créer un espace électeur : dans le second degré, les établissements utilisent une autre messagerie, celle de l’Espace numérique de Travail fourni par la région, dans le premier degré, les directeurs d’école trient les informations utiles, lisent les mails pour leurs collègues. Devoir ouvrir sa messagerie pro n’est pas une formalité, car les enseignants ne travaillent pas avec un ordinateur connecté à elle, et quand elle n’a jamais été ouverte, elle est remplie à craquer.

A titre de comparaison : pour l’enquête Militens, effectuée à partir des mails professionnels du ministère (laurent.frajerman@ac-creteil.fr par exemple), il a fallu des mois de recueil, plus de 10 relances et pour certains l’envoi d’un courrier permettant de se connecter sans passer par le mail de l’institution.

2. Aller chercher une notice de vote à l’administration début novembre, comprenant l’identifiant électeur. Donc effectuer une deuxième démarche volontaire.

Dans mes observations, on peut voir que les notices de vote ont été mal distribuées dans beaucoup d’établissements du secondaire. Les enseignants étaient invités à aller à l’administration, et les chefs d’établissement n’ont visiblement pas mis la pression pour que tous prennent cette notice. Globalement, dans mon lycée comme ailleurs, la différence d’investissement de l’administration est flagrante par rapport aux élections à l’urne. Les syndicalistes l’expliquent par la disparition du quorum. Plusieurs jours avant le scrutin, les notices non récupérées sont retournées au rectorat. Je vais le solliciter pour connaître leur nombre…

A titre de comparaison, au ministère de l’Intérieur, la notice non récupérée est envoyée par courrier avec accusé de réception. Cela a dû motiver la hiérarchie pour les distribuer avant.

3. Voter. Cette année, le dispositif est manifestement sous dimensionné en terme de serveurs : blocage du vote le premier jour, opérations lentes etc. Qu’en sera-t-il jeudi, quand il y aura un afflux de votants au dernier moment ?

L’électeur qui n’a pas suivi ses étapes est condamné à d’autres opérations pour récupérer mots de passe et identifiants. Tous ne sont pas à l’aise avec ces procédures, particulièrement lentes cette année.

D’après mes observations (j’ai aussi fait personnellement l’expérience un vendredi à 22 h) : compter au minimum ¼ h pour créer son espace de vote et 1/2 h pour récupérer un identifiant (à condition d’avoir retrouvé son NUMEN, le numéro d’identification du ministère de l’éducation nationale). Ceux qui s’énervent et relancent le système le font bugger avec leurs demandes répétées.

Bref, il faut être motivé pour voter !

Laurent Frajerman

Les enjeux d’une élection