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En tant qu’enseignants et/ ou formateurs, en ces temps de crise, notre mission, et c’est bien normal, est d’assurer la continuité pédagogique pour les élèves et pour les collègues. Sur quoi s’appuie-t-elle ? Toutes les personnes ayant passé des concours de la fonction publique le savent. L’un des grands principes de la fonction publique est justement sa continuité qui doit perdurer. Celle-ci prend évidemment tout son sens aujourd’hui. Ensuite, il y a le désir de ne pas laisser les enfants, les adolescents au cœur d’un vide pédagogique. C’est ce que l’institution et le pari éthique des professeurs qui s’y engagent nous invitent à faire. Tous semblent donc concorder et dans les faits, depuis quelques jours, on voit fleurir nombre d’échanges sous forme vidéo, sonore, numérique de cours, d’activités et d’évaluations.

Les professeurs innovent et créent à partir d’une situation inédite pour apporter la classe à la maison. C’est là le nœud d’un premier paradoxe. Comme Prairat le souligne, « l’école n’est ni l’espace domestique, ni l’espace public » (2019 : 39). C’est un espace de transition entre le réel de la vie professionnelle et celui de la vie familiale, entre le savoir et l’amusement, etc. En bref, c’est un entre-deux et c’est là son essence. Elle gère aussi le temps d’une manière complètement différente par rapport au réel ou à la famille : un emploi du temps fait de routines, de rituels aussi symboliques que concrets. L’espace familial est donc forcément autre puisqu’au lieu d’être un passage, c’est un point d’arrivée au sein duquel l’espace et le temps sont différents. La crise que nous traversons impose aux enfants de rebattre ces cartes. Il s’agit donc paradoxalement de faire école dans un espace-temps qui ne lui est pas dédié. Nouveau dilemme pédagogique que le professeur garant des apprentissages doit prendre en compte.

Deuxième paradoxe, en plus d’avoir lieu dans un endroit inédit et inapproprié, cette école de crise prend vie avec des acteurs (parents-enseignants) qui ont en apparence changé de rôle. Des parents se retrouvent à gérer les activités scolaires de chacun en surveillant que le travail est fait. C’est une apparence seulement : être parent n’est pas un métier alors qu’on peut rappeler qu’un professeur est un professionnel de la pédagogie et que des gestes là-encore professionnels et des compétences lui sont donc associés. On ne peut une nouvelle fois que citer Bucheton et son multi-agenda de préoccupations enchâssées (gestes de pilotage des tâches, d’étayage, de tissage et d’atmosphère) (2019 : 83) ou le référentiel des compétences du professeur de 2013 pour se rendre compte et encourager chaque professionnel à essayer de transposer ces gestes à un niveau numérique. Le parent n’a par exemple pas à aider (étayer) spécialement son enfant dans différentes tâches ou activités ou s’il le fait, c’est en fonction de la volonté, de la capabilité et des capacités de chacun eu égard aux circonstances actuelles. C’est au professeur de le faire et de le penser en amont.

Troisième paradoxe et peut-être le plus important. La crise est sanitaire et la santé passe autant par le corps que par l’esprit. De fait, il y a chez les élèves en ce moment, une insécurité psychologique au sens où l’entendent les recherches sur les pratiques professionnelles accompagnées (Boucenna, 2017 : 151) qu’on peut tout à fait appliquer à une démarche pédagogique. L’encouragement de l’exploration sans risque, de la possibilité de prendre du recul face aux nouvelles connaissances, de la pensée individuelle et plus encore la délimitation institutionnelle que garantit l’espace-classe ne sont possibles qu’en fonction de la capabilité matérielle, affective, émotionnelle de chaque parent, chaque famille qui on peut le penser sont dans une sécurité psychologique toute relative.

En bref, cet article vise à alerter chaque professeur qui s’interroge sur le « en trop » ou le « pas assez » de travail en rappelant des paradoxes inhérents à la situation particulière dans laquelle nous sommes plongés. N’ajoutons pas une crise pédagogique à une crise sanitaire en oubliant à la fois ce qui fait notre métier et à la fois les limites que ce moment nous impose.

Nicolas Pécheux,

Professeur de français au collège Beau Soleil de Chelles (77) et Formateur PAF

Ouvrages cités :

Boucenna, S. (2017). Penser la sécurité psychologique : un levier pour accompagner les apprentissages ?. Dans A. Jorro, J-M De Ketele, F. Merhan (Dir). Les apprentissages professionnels accompagnés. 147-162. Louvain-la-Neuve, Belgique : De Boeck Supérieur.

Bucheton, D. (2019). Les gestes professionnels dans la classe. Ethique et pratique pour les temps qui viennent. Paris, France : ESF sciences humaines.

Prairat, E. (2019). Propos sur l’enseignement. Paris, France : PUF.