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Albert, Aïssam, Adrien, Jean Christophe et Aline enseignent en lycée professionnel. Que cela soit en CAP ou bac professionnel, tous reconnaissent ne toucher depuis la fermeture des lycées qu’une minorité de leurs élèves. Alors quand on parle de continuité pédagogique, Alice raille un peu le concept. «On est dans la continuité pour le coup, j’ai seulement des retours d’un quart de mes élèves, un peu comme en classe… Il y a donc continuité, nos décrocheurs habituels sont les mêmes en effet… ». Les téléphones portables sont les meilleurs amis de ces profs. Communiquer avec leurs élèves est la priorité, alors WhatsApp, Skype, Facetime deviennent leurs outils de travails privilégiés. Réactivité, système D comme débrouille, voilà qui décrit bien ces enseignants qui se battent pour ne pas perdre le lien, déjà ténu, avec leurs élèves.

« Si le jeune est en galère il n’y arrivera pas »

Aline est prof de lettres et d’anglais dans des classes de seconde et de première dans un lycée parisien. Selon elle, on retrouve les mêmes problématiques en ligne que celles rencontrées en classe. « Il y a une différence de milieu social forte entre nos élèves et ceux des lycées généraux. Il est évident que la plupart de mes élèves sont sur des téléphones et n’ont pas d’ordinateur ». Autre point de difficulté, l’habileté numérique, « nos élèves apprennent à se servir des boîtes mails, des ordinateurs, des logiciels ou encore d’internet dans nos lycées. Ils savent utiliser les réseaux sociaux, c’est tout ». Le travail en ligne a donc très rapidement atteint ses limites. Aline reconnaît qu’il existe pléthore d’outils, que d’ailleurs le référent numérique de son établissement lui a communiqué. Mais « comme d’habitude, si le jeune est en galère, s’il ne sait pas ou ne peut pas utiliser une tablette ou un ordinateur, tu peux lui fournir tous les outils possibles, il n’y arrivera pas ». Pourtant, comme dans la grande majorité des établissements français du secondaire, les élèves avaient déjà accès à un ENT et Pronote avant la crise sanitaire. Mais seulement « quatre ou cinq élèves par classe » s’étaient déjà connectés…

Mais Aline tempère, « de toutes façons, finalement, on ne touche pas moins d’élèves qu’on en touchait avant ». Les absences, le décrochage, c’est le quotidien dans les LP. « Nous avons une grande majorité d’élèves qui vivent de telles difficultés sociales qu’ils ont bien du mal à s’accrocher à l’école. D’autres qui ne s’intéressent pas du tout à ce qui se joue en cours, qu’il faut aller chercher individuellement. Et d’autres qui ont de telles difficultés qu’ils ont complètement lâché depuis longtemps ». Ce manque de motivation pour certains élèves, Aline l’explique en grande partie par le manque de perspective de réussite. Et elle note que c’est sans surprise, ceux qui vivent dans les conditions sociales les plus favorables qui se connectent.

Alors, comme lorsqu’elle est au lycée avec eux, son premier boulot, c’est de les motiver. Et ce n’est pas simple car la déprime pointe vite quand sur cent élèves contactés – via mail, via Pronote, via skype – seulement vingt répondent. Et sur ces vingt, dix rencontrent des difficultés pour ne serait-ce qu’ouvrir la pièce jointe. Alors, « On bricole. Je leur ai demandé comment ils voulaient s’organiser. Ce qui a le mieux marcher, c’est le groupe WhatsApp. On discute en ligne, j’envoie les documents par mail et par photo… Je donne des délais. Je sais qu’ils ne seront pas respectés… Mais ce n’est pas le plus grave en ce moment ». Après plus de deux semaines de confinement, Aline se rend compte que certains élèves déserteurs au début commencent à pointer le bout de leur nez… Et ça la réjouit. « Une de mes missions en lycée professionnel, c’est de tenter de raccrocher les élèves aux savoirs, alors quand certains raccrochent alors qu’ils pourraient juste disparaitre, c’est plutôt une bonne nouvelle.. Les élèves s’entraident sur les groupes WhatsApp, je n’interviens pas. C’est souvent bancal, du système D, de la débrouille. Mais ça c’est leur quotidien, la démerde, ils connaissent ces gosses ».

« Le plus important, c’est leur santé »

Pour Jean Christophe, prof de lettres et d’histoire géographie dans un lycée professionnel spécialisé dans le bois du Jura, les problématiques ne sont pas les mêmes. « Nous sommes dans un milieu très rural, avec une équipe enseignante bien installée dans l’établissement, ce qui aide surtout en ce moment. La spécificité de la spécialité que nous proposons fait que nous avons des élèves plutôt motivés. Venir ici est un choix, d’ailleurs ils sont même en internat dans l’établissement ». Ses élèves, qui sont en très grande majorité des ruraux, ont tous accès à une adresse mail qu’ils consultent régulièrement. Les rares élèves qui n’ont pas accès à internet, Jean Christophe a réussi à les contacter par téléphone, eux ou leurs parents et il leur a ensuite envoyer les devoirs par courrier. « À la fin de la première semaine, j’étais en contact avec l’ensemble de mes élèves ». Concernant la classe virtuelle, « le débit n’est pas assez bon, c’est juste impossible ».

C’est donc par téléphone, par Facetime pour certains, par WhatsApp ou encore par mail que Jean Christophe communique avec ses élèves. Tous les moyens sont bons pour garder le lien. « Je suis un prof impénitent, je trouve des solutions pour les regrouper et discuter avec eux. J’envoie la leçon, je donne des exercices et ils me les renvoient… » Chose impossible pour tout ce qui relève des disciplines industrielles.

Mais Jean Christophe tient à rappeler que cette crise est avant tout sanitaire, que l’école c’est bien mais en ces temps compliqués, ce n’est pas une priorité. « Lors de mon premier message, je leur ai dit que c’était un confinement sanitaire et que donc le plus important, c’était la santé. Je leur ai dit, pas de stress, travaillez à votre rythme. Je nourris ceux qui en ont besoin et j’accompagne les autres. Et puis, lors de la reprise, on fera le point pour voir où chacun en est ». Finalement, Pour Jean Christophe, la continuité, c’est de continuer à accompagner, rassurer et valoriser ses élèves. A distance, mais il le fait. « Aujourd’hui, notre rôle d’enseignant, c’est de les sécuriser. On leur rappelle que ce qui compte aujourd’hui, c’est de se confiner. Rassurer, maintenir le lien pour quand on va reprendre. Cela va prendre du temps mais on va y arriver et on va y arriver ensemble ».

« Avec la crise, l’intérêt qu’on leur porte doit être d’autant plus fort »

Aïssam et Albert sont professeurs d’économie gestion option commerce et vente, l’un en Seine Saint Denis et le second en Seine et Marne. Aïssam est chargé de plusieurs classes de premières, Albert d’élèves en CAP et leur confinement, c’est ensemble que le vivent ces amis.

Maintenir le lien avec leurs élèves, c’est pour eux aussi la priorité. Ils avaient deux possibilités : utiliser les outils classiques tels que Pronote, dont ils savaient que seulement trois ou quatre de leurs élèves l’utiliseraient ou se servir des outils moins conventionnels, moins RGPD compatibles. Très vite, c’est donc vers WhatsApp que ces enseignants se dirigent. Leurs numéros de téléphone, les élèves l’ont et ce depuis le début de l’année. « Nos élèves sont souvent en stage en entreprise, alors il faut qu’ils puissent nous joindre s’ils rencontrent des difficultés. Déjà en temps normal, on leur montre notre disponibilité. Alors avec la crise, cet intérêt qu’on leur porte doit être d’autant plus fort ».

Malheureusement, comme pour Aline, tous les élèves ne sont pas connectés. « J’ai essayé de téléphoner, j’ai même appelé les parents, mais rien. Aucun retour » explique Aïssam. Même constat d’Aline. « Ceux qui décrochent sont toujours les mêmes ». Mais selon Aissam, la situation s’aggrave pour certains élèves, qui venaient en classe jusqu’à présent et qui ont, aujourd’hui, complètement décroché. « En temps normal, on était derrière eux, on ne les lâchait pas alors ils venaient. Ils ne manifestaient pas forcément d’intérêt pour ce qui se passait en cours mais ils étaient là. Ces élèves-là, on arrive moins à les toucher en ce moment, et c’est eux qu’on perd ».

Lorsqu’ils arrivent en lycée professionnel, la première année, l’objectif de ces profs, c’est de remotiver les élèves, de les raccrocher, de les réconcilier avec l’école et les savoirs. « Il s’agit de les aider à se reconstruire une image, mais c’est fragile, ça reste fragile. C’est ce lien qu’on arrive à créer qui arrive à les mobiliser. Nous en lycée pro, notre boulot c’est de les aider à se structurer. L’objectif de toute cette continuité pédagogique, c’est surtout de les maintenir dans une dynamique qui fera qu’ils ne décrocheront pas complètement. Cette crise risque de casser tout le travail qui a été fait jusqu’ici ».

Au niveau de l’équipement, peu d’élèves sont équipés d’ordinateur, d’imprimante et de connexion internet et peu vivent dans des conditions permettant de travailler sereinement. « En dehors du cadre de l’école, beaucoup ne sont pas dans de bonnes conditions pour travailler ».

Tous deux dénoncent l’hypocrisie de cette continuité pédagogique. D’ailleurs, la continuité pédagogique qu’est-ce que c’est demande Albert ? Aujourd’hui, en pleine crise sanitaire le ministre met en place « la Nation apprenante », mais qu’en est-il des profs non remplacés ? « Mes élèves de CAP n’ont pas eu un seul cours d’éco-droit en deux ans » explique Albert. Comme les inspecteurs, avec qui les deux enseignants n’ont jamais eu de contacts ces dernières années, qui les abreuvent aujourd’hui de mails. « Une vaste opération de communication ».

« Le problème de ces jeunes ce sont leurs conditions de vie »

Pour Aurélien, prof de Lettres-Histoire en Seine Saint Denis, « la continuité pédagogique est une farce. La situation est claire, on ne peut plus enseigner ». Selon lui, le numérique et tous « les bricolages possibles » n’y changeront rien. « En lycée professionnel (LP), nous luttons au quotidien, sans grand succès, contre le décochage scolaire et l’absentéisme. J’ai bien souvent un tiers des élèves, qui en temps normal, ne parvient pas à fréquenter le lycée de manière régulière. Un autre tiers est plus assidu mais incapable de déployer l’autonomie nécessaire dans les conditions nécessaires actuellement. Enfin le dernier tiers connait des difficultés scolaires si importantes qu’il est impensable de le voir profiter d’une quelconque continuité pédagogique. Ils ont besoin d’un prof à leurs côtés ».

Concernant les ENT, Aurélien n’y croit pas. « On touche très peu d’élèves. Les élèves ne se connectent pas, ils sont seulement cinq ou six à répondre présents de manière plus ou moins régulière. Les élèves de LP savent rarement travailler seuls et encore moins chez eux ». Il évoque, lui aussi, les conditions matérielles. « Même si l’élève est équipé d’un ordinateur à la maison, s’il vit dans un petit appartement avec une grande fratrie, il n’y arrivera pas. C’est au lycée que nous leur donnons des conditions de travail correctes. Parler d’accès au matériel et d’internet est une hypocrisie selon lui, « le problème de ces jeunes ce sont leurs conditions de vie ».

Finalement, la crise sanitaire et la fermeture des établissements scolaires ne fait que mettre sous les projecteurs la réalité des conditions d’enseignement en lycée professionnel. Garder le lien coûte que coûte, rassurer, accompagner, c’est le gros du travail de ces enseignants…

Lilia Ben Hamouda