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L’école que nous vivons et que nous fabriquons en ce moment a perdu son espace et son temps. C’est un fait et face à cela, plusieurs limites qui prenaient parfois l’eau semblent encore plus se diluer. La limite du groupe-classe avec le professeur en son sein semble quoi qu’il en soit s’étioler pour laisser place à des relations inter ou intra-individuelles. Comment redonner sa place au professeur ?

La première est celle incarnée par le professeur lui-même qui ne peut plus incarner ce que Blanchard-Laville nomme grâce à Winnicott un « holding didactique » (2018 : 97). Etant absent, le contenant qu’on incarne habituellement et parfois difficilement, par sa présence au même titre que l’espace-classe, s’efface. Ce cadre tout à la fois sécurisant, limitant et instituant se perd de fait dans le flou numérique. Les gestes ou les « microgestes professionnels » (Duvillard, 2016) qu’on essaie alors d’exercer en ce moment ne sont plus incarnés par aucun corps. On ne montre pas au tableau, on ne se déplace pas pour exercer un regard bienveillant d’approbation sur le travail de chacun, et pire, on n’élève même plus la voix pour se faire entendre ce qu’on veut expliquer. En manque de contenant, on semble créer pour l’école (et pas toujours avec elle) beaucoup de contenus. Les supports, les modalités fleurissent ou éclosent (certaines avaient déjà bien poussé), au risque que les élèves et les professeurs s’y perdent.

Face à cela, le « fantasme de totalité » (Pujade-Renaud, 1983 : 47) que voudrait créer les professeurs avec leurs classes vole en éclats. Ces derniers ont bien compris qu’ils ne pouvaient au mieux que créer une illusion toute virtuelle de la classe et au pire (j’en suis personnellement là) envoyer des messages individuels. Ainsi, la limite du groupe-classe avec le professeur en son sein semble quoi qu’il en soit s’étioler pour laisser place à des relations inter ou intra-individuelles. Littéralement, les élèves sont dispersés et en cela, ils le sont plus encore que lorsqu’ils sont inattentifs ou qu’ils bavardent. C’est en ce moment l’enjeu principal de la continuité pédagogique : créer « une présence-absence » (Fontaine, 2010 : 117) avec les élèves mais sans le groupe et sans la classe.

Troisième limite qui renvoie une fois de plus à la professionnalité et qui, en ce moment, tend à s’effacer : la différenciation à faire entre les savoirs et l’acte d’apprentissage. Un savoir est une connaissance et on sait tous que les élèves n’ont pas besoin de professeur pour en acquérir. L’acte d’apprentissage est autre. C’est un processus qui mène à l’acquisition de compétences. Autrement dit, les connaissances ont une part prépondérante dans l’apprentissage, mais pour prendre un exemple proche de moi, savoir en regardant la télévision que « maison » est un nom commun pour X ou X raison, ne suffit pas à faire mieux écrire, mieux lire, mieux dire et mieux réfléchir sur la langue. Un consensus didactique est aujourd’hui établi. Pour tout cela, il vaut mieux tout simplement écrire, lire, dire et réfléchir sur la langue. Ainsi, le lieu et la personne privilégiés pour confectionner une activité qui accompagne ce processus, c’est-à-dire pour le didactiser, on le sait encore mieux aujourd’hui, c’est en fait la classe et le professeur.

En mettant à jour trois limites fondatrices du métier qui tendent à s’effacer, je souhaite redonner sa place au professeur en tant que professionnel garant des apprentissages et d’une institution au sein d’une classe qui, ici et maintenant, n’existe pas. En somme, ce temps de crise est peut-être une occasion pour que chacun prenne conscience et réfléchisse à ce qui est l’essence du métier, à ses limites pour en vivifier l’exercice.

Nicolas Pécheux

Professeur de français au collège Beau Soleil à Chelles (77) et formateur PAF.

Ouvrages et articles cités :

Blanchard-Laville, C. (2018). Théâtre du corps de l’enseignant dans la classe. Dans M. Cifali, S. Grossmann et T. Périlleux (Dir.). Présences du corps dans l’enseignement et la formation. Approches cliniques. 94-108. Paris, France : L’Harmattan

Fontaine,S. (2010), Théâtralité du métier : enseignant acteur, personnage ou metteur en scène. Osons, osez l’oralité ! Comment construire une culture littéraire par l’oralité 113-121, ressources, Nantes. Ouvrage consulté le 06/01/2019 https://docplayer.fr/57654122-Pourquoi-et-comment-construire-une-culture-litteraire-par-l-oralite.html

Pujade-Renaud, C. (1983). Le corps de l’enseignant dans la classe. Paris, France : L’Harmattan.