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Cette année, j’ai une classe de quatrième. L’ensemble des enseignants qui s’adressent à elle la trouvent bruyante, voire agitée. Un nombre impressionnant d’heures de retenue a été distribué depuis le début de l’année, et plusieurs élèves ont été exclus temporairement de l’établissement, pour des faits pas anodins du tout. En première période, j’ai vraiment eu du mal à faire travailler cette classe comme je le souhaitais. Leur agitation et le bruit permanent m’ont rapidement agacée, de cet agacement qui fait qu’on arrive en cours sur la défensive. Une partie des élèves de cette classe se comportaient en « potaches » et m’évoquaient des souvenirs d’Eclair : un élève intervient de façon inadaptée, je le reprends, plusieurs camarades renchérissent de façon bruyante et diffuse… J’obtenais un silence concentré parfois, mais rarement. J’ai essayé l’autoritarisme, ce qui fonctionnait plutôt bien, mais me frustrait : ce n’est pas ainsi que j’amènerais les élèves aux apprentissages de façon pérenne et profonde. Alors que faire ?

Se reposer pendant les vacances de la Toussaint, pour prendre du recul, d’abord. Ensuite, réfléchir et analyser : un bilan rapide de mon carnet de notes (dans lequel il n’y a aucune note puisque je n’en attribue pas) m’a permis de relever un fait surprenant : aucun devoir non rendu, très peu d’exercices non faits. Et puis la première évaluation synthèse : un taux de réussite haut, plus haut que ce que j’ai pu obtenir avec d’autres classes de quatrième. Et aucun élève décroché. Des élèves en difficulté, oui. Mais tout le monde est là, avec moi, et ils apprennent. Bien.

Peut-être s’ennuient-ils, alors ? Peut-être les activités que je leur propose ne leur donnent-elles pas de motivation suffisante : les apprentissages ne sont peut-être pas visibles, explicites. Ou bien le confinement a-t-il changé leur rapport aux savoirs, leur attitude scolaire. Et il m’amène à réactiver pas mal de notions qui auraient dû être traitées en cinquième en temps normal, et qui ne l’ont pas été pour certains d’entre eux. Il faut avancer sur une ligne de crête, entre ennui de ceux qui savent et surcharge de travail pour ceux qui ne savent pas. Une chose est sûre : il faut agir pour changer la situation.

Alors au retour des vacances, j’ai pris deux décisions : d’une part, me détendre et exiger de moi d’éviter de me crisper. D’autre part, évaluer davantage de façon diagnostique, pour savoir si je risque d’ennuyer les élèves.

Assez rapidement, j’ai pu dégager des conclusions : ces élèves sont en effet potaches, mais sympas. Le niveau de la classe est franchement bon, et tout le monde est impliqué dans les contenus que je propose. Beaucoup de notions ne sont pas acquises, vu le contexte actuel qui a perturbé les cours, mais les élèves pensaient majoritairement qu’ils savaient, à tort. Et surtout, certains, parmi les plus influents dans la classe, ne me prenaient pas au sérieux : mes contenus n’étaient pas conformes à leurs attentes, à leurs habitudes.

J’ai pris en note des remarques ou des dialogues en période 2 :

– Madame, ça sert à quoi de faire ça ?

– De comprendre où est une erreur dans une publicité, tu veux dire ?

– Bah ouais, ça sert à quoi ? Ils se sont trompés, ok, on s’en fiche non ?

– Tu n’as pas envie de comprendre pourquoi et comment ils se sont trompés ?

– Non, je m’en fiche. Le truc à vendre il a l’air cool de toute façon.

– Ah, d’accord. On peut te tromper, donc. Parce que l’argument de vente est faux, là. Et les maths peuvent te permettre de le comprendre. Si tu veux acheter ce produit c’est toi que ça regarde, mais il faut que ce soit en toute connaissance de cause.

– Ouais, mais c’est compliqué. Faut lire.

– Pourquoi vous nous montrez tout le temps des trucs comme ça ?

– Comme quoi ?

– Des problèmes, des extraits, des trucs à corriger…

– Pour vous faire réfléchir, pour vous montrer qu’il faut exercer sa réflexion face à ce qu’on vous montre. Pour vous rendre libres.

– C’est fatigant d’être libres.

– Madame, c’est quoi le lien avec les maths ?

– Tu vas voir. Avec cette activité, j’introduis deux notions et j’en réactive une autre. Ca va vous mener loin.

– Ah, bon, d’accord. Vous avez réfléchi avant ?

– Oui, c’est mon travail. Je ne vous fais pas faire n’importe quoi.

– Oui, nan mais ça je sais, quand même. Je voulais pas dire ça…

– Oh non madame, vous allez encore nous demander de réfléchir… On peut pas faire des pages d’exos à la place, comme ça, tac-tac-tac ?

– On en fait quand on en a besoin. Moi je veux vous apprendre à réfléchir. Pas à devenir des perroquets.

– On n’est pas assez intelligents madame, pour ça.

– Si. Moi j’ai confiance en vous. Et si tu as envie de faire des pages d’exos, je peux t’en donner en plus, d’ailleurs. Tu veux ?

La lutte a été farouche. Avec des victoires, des reculs. Un appui important a été d’apporter des éléments de culture : aller un peu plus loin que les programmes, parler de mathématiciens, décrire des champs des mathématiques que les élèves ne connaissent pas. L’élément le plus difficile a sans doute été l’acceptation des résolutions de problèmes si fréquentes, et sous des formes variables, avec des extractions de données qui elles-mêmes demandent de réfléchir. Finalement, peut-être que devoir faire des efforts n’était pas le problème majeur. Peut-être était-ce devoir sortir de sa zone de confort, prendre un risque qui abîmerait l’estime de soi.

On pourrait se dire que j’ai dû faire mes preuves ; je préfère me dire que j’ai dû convaincre.

Quand ai-je pris conscience que la bascule s’était faite ? Un jour, je me suis aperçue que je n’avais pas dû élever la voix depuis plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines. J’ai constaté qu’en recherche en autonomie, ça cogitait dur. J’ai vu que la participation s’était accrue, élargie à davantage d’élèves, et que je devais la réguler tant parfois elle était enthousiaste. Nous avons vécu ensemble des séquences où les élèves étaient ceux qui construisent et où j’étais en retrait tout en restant pilote : le chef d’un orchestre d’ados mathématiciens.

C’est évidemment une évolution satisfaisante. Pourtant, il y a toujours des rechutes, liées à des comportements inadaptés au scolaire, à des incidents en amont, à des maladresses pédagogiques de ma part. Enseigner depuis vingt-cinq ans me permet de relativiser, d’analyser plus sereinement et surtout d’être plus patiente, sans me remettre en question de façon déstructurante. Mais cela ne suffit pas à éviter des situations difficiles ou désagréables. Aujourd’hui, je vais en classe avec mes élèves de quatrième avec grand plaisir, et toujours avec vigilance. Mais je vois leur plaisir à vraiment faire des maths, et je les vois grandir.

Claire Lommé