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« Nos classes sont hétérogènes, et c’est très bien ainsi. Cela ne facilite pas notre travail, ni de préparation, ni en classe, mais c’est un moteur, l’hétérogénéité. Pas pratique, mais source d’énergie. En Ulis, c’est bien différent : il n’y a aucune base commune. Certains ne savent pas lire, et sont en sixième comme en troisième. Peu connaissent la multiplication, certains rencontrent de douloureuses difficultés pour construire des relations sociales harmonieuses ». Et pourtant Claire Lommé va y retourner. Pourquoi ?

Vous avez dit hétérogène ?

Depuis le début de l’année scolaire, je vais dans une classe Ulis de collège une fois par quinzaine, sauf quand je suis noyée sous le travail. Le collègue qui coordonne cette Ulis s’appelle Pierrick Auger. Il connaît le panel d’activités que je peux proposer et me fait des commandes, en général. Depuis le mois de septembre, nous avons travaillé de la numération, du calcul, de la géométrie, des grandeurs, le tout au travers du jeu ou de l’art. C’est pour moi une expérience très intéressante : je me trouve avec des élèves de la sixième à la troisième, qui ont des compétences et des savoirs très, très hétérogènes. Et ce que j’aime, c’est qu’il faut faire avec : il n’y a pas de place pour se demander s’il est possible d’enseigner à ce groupe sur un même thème, une même compétence, un même savoir. Je dois m’adapter, en essayant de prévoir.

C’est comme dans mes classes, me direz-vous. Oui, mais non. Je m’explique : dans mes classes, je prépare des activités, des trames de traces écrites à co construire, des exercices, en fonction de mes objectifs du moment, mais toujours forte de mon expérience. Plus de vingt-cinq ans d’enseignement, avec des situations très très diverses, de la maternelle au supérieur, avec des élèves Ulis dans mes classes, ça aide (même si je continue d’échouer de façon régulière, naturellement). Pourtant, j’ai exercé dans des lieux et avec des publics bien plus variés : en centre de désintox, en hôpital, en prison, et puis en entreprise. Je suis censée être familière du peu familier, que je recherche, même. Mais voilà, le public que j’ai rencontré en Ulis, en « groupe classe », m’a tout de même surprise. Chouette !

Nos classes sont hétérogènes, et c’est très bien ainsi. Cela ne facilite pas notre travail, ni de préparation, ni en classe, mais c’est un moteur, l’hétérogénéité. Pas pratique, mais source d’énergie. Mais tout de même. Nous sommes avec des élèves du même niveau de classe, et qui pour la majorité partagent une culture, un ensemble de savoirs scolaires. Il y a, dans nos classes, des élèves à besoins particuliers, éventuellement Ulis, mais nous pouvons adapter les formes, les contenus des activités, et les gestes pédagogiques. Cela reste possible car ils sont en minorité à ne pas pouvoir suivre le mouvement général, lui-même ciselé avec soin pour permettre l’accès de chacun à la mise au travail.

Ne pas généraliser mais faire cours…

En Ulis, c’est bien différent. Il n’y a aucune base commune. Certains ne savent pas lire, et sont en sixième comme en troisième. Peu connaissent la multiplication, certains rencontrent de douloureuses difficultés pour construire des relations sociales harmonieuses, et le lexique est souvent pauvre. Pour faire des mathématiques, c’est donc délicat. Mais tout cela, je le savais avant d’y aller : le coordo Ulis qui m’accueille m’a soigneusement décrit ses élèves. Rapidement, j’ai été frappée par l’individualisation de ses portraits.

D’où un premier objectif pour moi : ne pas généraliser, laisser des tas de portes ouvertes tout partout pour que chacun ait la possibilité de trouver la sienne. Mais j’ai aussi été frappée par l’expression d’un besoin fort de Pierrick Auger : faire classe. Pas faire des cours particuliers, mais faire classe. Regrouper ces élèves autour d’objets communs, qu’on peut décliner de multiples façons, mais en créant une culture de classe. Réussir à construire une identité à l’Ulis, qui permette aussi le sentiment d’appartenance à la classe d’inclusion.

Enfin si, il y a une base commune, en Ulis : ces jeunes ont souffert, souffrent parfois encore. Ils ont rarement une estime d’eux-mêmes positive. Certains vivent encore dans un certain déni. Mais toutes leurs histoires scolaires sont difficiles. D’où un troisième objectif : tisser le lien, même si je ne suis là que de temps en temps, donner confiance, amener des maths, de belles maths, d’exigeantes maths (l’exigence découle du respect, je pense), et enfin me glisser dans les routines de l’enseignant : on n’intervient pas dans la classe d’un collègue sans avoir observé ses règles et avoir défini un cadre cohérent.

Bon je résume : m’adapter à la grande diversité, proposer des séances qui embarquent tout le monde, rassurer et donner confiance, montrer que les maths sont belles, utiles et pour tout le monde, et faire à ma façon tout en suivant les repères de mon hôte. Et soigner le développement du lexique, de l’expression, et les compétences sociales. Pfiou.

Trois moments Champagne

Bilan des courses, après deux périodes : des maths, on en a fait. Des maths de niveau collège, qui nous ont permis de faire des ponts avec d’autres champs culturels, de développer des méthodes, de transmettre des notions, de développer le langage. Nous avons parlé de preuve, de représentation, d’imagination, de notation. Mais jusqu’à aujourd’hui, je ne savais pas où j’en étais, en fait. Je n’avais aucun bilan en tête, juste une impression pointilliste. En plus cette année je m’éparpille entre mes tâches habituelles et de nouvelles tâches, ce qui a tendance à rendre les synthèses plus délicates.

Mais aujourd’hui, il s’est passé trois choses qui ont tout changé. La première, c’est qu’une élève m’a dit, en entrant dans la classe et en me voyant : « ouais, on va faire des maths ! J’savais pas, mais en fait chuis intelligente en maths, hein madame ? Depuis le début, j’ai tout compris avec vous, même si au début j’crois toujours que j’y arriverai pas ». Bon, sur l’estime de soi, cette jeune fille marque un point. Dommage que juste après elle ait insulté son voisin, qui l’avait contrarié. Mais bon, je suis aussi là pour réguler ce type de comportement.

La deuxième, c’est un élève que j’ai fait jouer à un jeu de stratégie. Il a battu tous ses camarades, et en l’observant j’ai vu qu’il anticipait tous ses coups de très loin. Je lui ai proposé une partie, et je lui ai demandé de m’expliquer comment il réfléchit. Il m’a dit « Ah non, je ne peux pas. Je réfléchis même pas, c’est comme ça, c’est tout ». « Alors », lui ai-je répondu, « je ne joue pas avec toi. Moi, je ne suis pas là pour jouer, mais pour te faire progresser. Pour ça, je dois comprendre comment tu raisonnes. » Il a soupiré, et m’a dit « ok. Mais j’essaie, juste ». Il a fait plus qu’essayer : il s’est pris au jeu. Quand, une fois qu’il m’a battue (pour de vrai : j’ai essayé de gagner), je lui ai demandé pourquoi il y avait des maths dans ce jeu, selon moi, il m’a dit : « parce que faut réfléchir et faut savoir ce qu’on fera si toi tu joues ça, ça ou ça. C’est mental, c’est tout dans la tête, comme tes carrés qu’existent pas sauf dans ma tête ». Très bien. En voilà un qui a compris une composante fondamentale des mathématiques.

La troisième, c’est une élève qui a absolument tenu à ce que je l’interroge sur ce que nous avons appris en géométrie. Elle a su répondre à tout : définir le carré, dessiner un rectangle codé, lier rectangle et carré, décrire des figures plus rares comme le trapèze ou le cerf-volant. Elle avait tout écouté, tout appris, tout retenu, avec beaucoup d’intelligence. J’ai pu énoncer cinq compétences de mon référentiel à moi, que j’aurais validé pour elle, à son enseignant. Et cela avait l’air vraiment très important pour elle. « Diagonale », m’a-t-elle clamé, « Faut me demander c’est quoi une diagonale, j’ai appris tous les mots qu’il faut ! »

Confiance

En bonus, il y a eu le plaisir que nous avons eu à échanger, les élèves et moi, aujourd’hui. Un plaisir différent, car marqué par la confiance. J’en ai recadré deux vertement parce qu’ils ne se parlaient pas correctement, et ensuite c’était fini. Cette confiance, je l’ai vue. Les sourires aussi. Et une vraie volonté d’être à la hauteur, de ce que j’attendais d’eux, de ce que leur enseignant attend d’eux. Tous n’ont pas pu tenir la concentration pendant les deux heures où j’étais là, mais peu importe. Monsieur Auger était là pour leur indiquer que là, stop, ils allaient passer à une autre activité.

Ils m’apprennent beaucoup, ces jeunes. Ils sont très surprenants, capables de confondre triangle et carré, mais de développer des stratégies fines et efficaces. Non lecteurs mais volontaires à s’en épuiser pour résoudre une énigme de géométrie spatiale. Incapables de s’entendre par moments, et si joliment compréhensifs à d’autres… En janvier, j’y retourne. J’ai des idées de nouvelles activités pour eux.

Claire Lommé