Dans la nouvelle rubrique Philosophie du Café pédagogique, Hans Limon, professeur de philosophie au lycée Louis Massignon d’Abu Dhabi, évoque l’inclusion. « Nous sommes tous des handicapés au sens où nous subissons tous des échecs, des pertes, des abus, des exclusions. Le handicap, c’est la quantité d’obstacles sur notre chemin avant de pouvoir développer nos possibilités. L’école est le lieu démocratique d’un passage fondateur : celui qui mène de la possibilité à la réalité, de la puissance à l’acte, passage qu’Aristote nomme entéléchie » explique-t-il tout en rappelant « qu’enseigner, c’est essentiellement lever ou compenser les empêchements, à la fois par la pédagogie proprement dite et l’instauration en commun — enseignants, éducateurs, conseillers d’orientation, psychologues, direction — que par des aménagements individualisés ».
Enseigner : un art du désempêchement
Il y a donc une philosophie de l’inclusion. Ou plutôt toute philosophie est par nature inclusive. Car philosopher, ce n’est pas tant accumuler des savoirs que faire l’apprentissage de gestes fondamentaux et l’acquisition de « vertus epistémiques » telles que l’allant, l’ouverture d’esprit et la responsabilité. C’est pourquoi, selon le philosophe de l’éducation et témoin de la Virtue Epistemology Sébastien Charbonnier, on apprend à philosopher comme on apprend à aimer, ou plutôt on apprend à aimer en apprenant à philosopher.
Chacun de nous a déjà été, est ou sera un jour « empêché ». Enseigner, c’est essentiellement lever ou compenser ces empêchements, à la fois par la pédagogie proprement dite et l’instauration en commun — enseignants, éducateurs, conseillers d’orientation, psychologues, direction — d’aménagements individualisés. Le projet d’accueil individualisé (PAI) en cas de pathologie chronique. Le programme personnalisé de réussite éducative (PPRE) en cas de difficultés scolaires importantes. Le plan d’accompagnement personnalisé (PAP) en cas de troubles « dys ». Le projet personnalisé de scolarisation (PPS) pour les élèves en situation de handicap.
Ces aménagements sont sous-tendus, au lycée, par l’emboîtement réciproque de la direction, du pôle inclusion et/ou des professeurs de FLE, du point écoute et des équipes pédagogiques. Le Guide d’évaluation des besoins de compensation en matière de scolarisation (GEVA-SCO) est le document de référence à utiliser. Il fournit le cadre normatif de toute prise en charge adaptée.
L’école : creuset de la revalidation ?
L’aspect compensatoire de telles démarches nous renvoie à l’histoire récente du handicap, considérée d’un point de vue philosophique, et donc aux brillantes analyses de Bertrand Quentin, maître de conférences à l’Université Gustave Eiffel et auteur de deux ouvrages cruciaux : La philosophie face au handicap (2013) et Les invalidés : nouvelles réflexions philosophiques sur le handicap (2019).
Le mot « handicap » est issu de l’anglais : « hand in cap » (« la main dans la casquette »), un jeu de hasard au XVIème siècle où l’on parie sur la nature des objets dans un chapeau. Ce terme désigne ensuite, dans les courses de chevaux aux XVIème et XVIIème siècles, le poids que l’on ajoute à un cheval puissant afin de maintenir un certain suspense. L’idée de handicap est donc intrinsèquement liée, dans un sens négatif, à celle de compensation. Selon les analyses du philosophe, historien et anthropologue Henri-Jacques Stiker dans Corps infirmes et sociétés (1982), l’angoisse devant le handicap s’explique par celle d’être banni du groupe. C’est pourquoi nous nous efforçons de ressembler aux autres.
Devant ces constats, l’école doit réagir par les mesures inclusives indiquées plus haut et par la formation des enseignants. Ces constats peuvent être simplifiés. Nous sommes tous des handicapés au sens où nous subissons tous des échecs, des pertes, des abus, des exclusions. Le handicap, c’est la quantité d’obstacles sur notre chemin avant de pouvoir développer nos possibilités. L’école est le lieu démocratique d’un passage fondateur : celui qui mène de la possibilité à la réalité, de la puissance à l’acte, passage qu’Aristote nommé entéléchie. Dans ce cadre, les analyses d’Erving Goffman dans Stigmate : les usages sociaux des handicaps, sont très éclairantes. Goffman, sociologue et linguiste américain d’origine canadienne, est surtout connu pour avoir vécu de l’intérieur la réalité d’un asile psychiatrique (Asiles, 1979). En anglais, Goffman définit le handicap par l’expression : « spoiled identity » : l’identité altérée. Il y inclut prostituées, Juifs, Noirs. Il souligne ainsi les discriminations subies par les individus handicapés ou simplement différents. C’est pourquoi il utilise le terme : « stigmates » servant prioritairement à désigner des complexes sociaux. Le verbe « stigmatiser » est d’ailleurs entré dans l’usage courant. Un stigmate, c’est un trait physique ou social, ethnique, qui empêche un individu d’évoluer comme les autres dans la société. Il arrive bien souvent que des stratégies destinées à cacher ou minimiser un handicap, que Goffman appelle des stratégies de « couverture », soient inventées en réaction au sentiment d’exclusion découlant d’une différence trop visible. On comprend mieux, à la lumière de ces analyses, pourquoi les pratiques à visée philosophique à l’école primaire ont été délibérément greffées au programme d’éducation morale et civique du cycle 2 au cycle 4 : Respecter autrui — Acquérir et partager les valeurs de la République — Construire une culture civique. L’assimilation de la culture civique doit passer par l’initiation à la gestuelle philosophique : problématiser, conceptualiser, définir, argumenter, exemplifier, débattre, critiquer.
Aux enseignants valides, il incombe de remédier aux deux maladresses fondamentales que constituent, selon Bertrand Quentin, l’« empathie égocentrée » et la propension aux « compensations inopportunes ». La première est un paralogisme consistant à prendre systématiquement en pitié les personnes en situation de handicap. La seconde est la tendance, bienveillante mais déplacée car excluante, à « mettre de côté », à marginaliser les personnes vulnérables, sous prétexte de les protéger ou de leur épargner des expériences jugées trop rudes pour elles : une sortie, un voyage, un mariage, un enterrement.
Tout professeur est un éducateur. À ce titre, sa mission consiste moins à assimiler qu’à intégrer. Et cette intégration, bien plus qu’un simple slogan qui viendrait compléter, en la tempérant, la fameuse idéologie méritocratique, fait tout bonnement partie des nécessités de service. La diversité du public apprenant la réclame lorsque l’éthique enseignante y aspire.
Hans Limon