Les résultats des différents concours sont tombés. Plus de 3 200 postes sont non pourvus. 1584 dans le premier degré (le ministère en comptabilise 1 315), 1 618 dans le second (CAPES et CAPLP confondus). La crise de recrutement des professeurs s’installe, quoiqu’en dise le ministère. Pour Laurent Frajerman, professeur d’histoire et chercheur associé au CERLIS Université de Paris Cité, cette crise ne trouve pas son origine dans le niveau d’étude trop élevé pour passer le concours, le métier dans sa forme traditionnelle ou la rigidité du système comme l’affirme la Cour des Comptes mais dans les salaires trop faibles et les conditions de travail. Ces informations, le chercheur les a récoltées difficilement. Elles sont issues d’un sondage commandité par la Cour des Comptes à l’institut Ipsos mais jamais rendu public. C’est sous la menace de saisie de la Commission d’Accès aux Documents Administratifs par Laurent Frajerman qu’elle a fini par les publier. Au vu des informations révélées, on comprend leurs réticences.
Le système des concours explique-t-il la crise actuelle ?
Les actuels étudiants seraient rebutés par la rigidité du système, le métier enseignant traditionnel et le niveau d’exigence élevé. C’est la piste privilégiée par les décideurs depuis de nombreuses années, parce qu’elle coïncide avec un agenda politique plus large, qui est celui de transformer le métier enseignant en diminuant son expertise et son autonomie. L’objectif est de remplacer les concours par une liste d’aptitude ou au mieux de les réduire à des épreuves orales. On prévoit donc l’abandon d’un mode de recrutement exigeant, qui a fait ses preuves en fournissant chaque année des dizaines de milliers de personnes prêtes à enseigner toute leur vie, y compris dans des territoires peu attractifs pour des jeunes diplômés.
La refonte progressive du système de recrutement a diminué sa qualité. Par exemple, la réforme du CAPES (concours pour les professeurs du second degré) par M. Blanquer a nettement diminué son contenu académique pour le transformer en certificat de conformité : l’insistance est mise sur la connaissance des programmes, la capacité à « construire une séquence pédagogique ». Le CAPES et le CRPE (concours des professeurs des écoles) vérifient la « motivation » des candidats et leur « aptitude à se projeter dans le métier de professeur au sein du service public de l’éducation » au moyen d’un entretien éliminatoire.
Regardons le bilan de la réforme de la formation professionnelle. On exige de la plupart des stagiaires qu’ils assurent des cours tout en passant leur master et leur concours la même année ! L’année suivante, ils assurent un temps plein. A mon époque, après une année consacrée à la préparation du concours (souvent obtenu après plusieurs essais), les nouveaux enseignants disposaient d’un an pour acquérir les gestes professionnels et une posture adaptée, avec une formation professionnelle et un tiers-temps en établissement. Ces conditions dégradées font fuir les étudiants, et attestent d’une mutation en cours. Or, ces remèdes ne font qu’aggraver le mal, puisqu’ils partent d’un diagnostic erroné.
Quelle est l’explication principale selon le sondage de la Cour des comptes ?
Elle est tellement simple ! Les étudiants fuient un métier dont les conditions de travail se dégradent profondément et qui n’est plus reconnu par la société. Le sondage IPSOS pour la Cour des Comptes a l’avantage de croiser plusieurs angles différents pour cerner les motivations des étudiants. On interroge d’abord ceux qui n’ont pas pour projet de devenir enseignant. Leur première raison précise est que ce métier n’est pas suffisamment bien payé », avec 22 % de réponses. En fin de classement se situent les réponses portant sur la difficulté du concours (5 %) ou la longueur des études exigées (5 %). Même constat quand ce sous-échantillon est interrogé cette fois sur les autres professions envisagées. Leur atout par rapport à l’enseignement n’est nullement l’absence de concours, mais l’aspect salarial :
On trouve des résultats similaires avec une question destinée aux étudiants qui ne trouvent pas attractive la profession d’enseignant (52 % de l’échantillon en moyenne) :
On peut donc s’étonner que la seule solution envisagée par la Cour des comptes soit « de mettre en œuvre de façon ciblée des mesures et moyens financiers spécifiques » pour les disciplines et territoires en déficit, et de « recruter des enseignants sur des contrats de moyen terme ». On constate que les étudiants ne sont pas dupes de ces artifices.
Justement, ces problématiques ont-elles évolués avec le temps ?
Il y a régulièrement des crises de recrutement des enseignants, liées à une rémunération insuffisante. Trois méthodes ont prouvé leur efficacité.
Une revalorisation d’ensemble, à l’instar de celle initiée par Lionel Jospin pour le second degré en 1989, après une grave pénurie et des mobilisations d’ampleur. Ou en 1990, lorsque les instituteurs sont devenus PE, de catégorie A.
Des pré-recrutements, comme les Instituts de préparation à l’enseignement secondaire (IPES) qui ont existé de 1956 à 1978. Ce système permettait à des étudiants en fin de première année d’université d’obtenir le statut d’élève professeur pendant leur préparation des concours. En échange d’un engagement décennal à servir l’État, ils recevaient un salaire nettement supérieur au SMIG.
Une augmentation du nombre de postes, comme lors du quinquennat Hollande, pour rassurer les postulants sur les perspectives.
Mais la crise actuelle est plus profonde à mon sens, parce que la perte d’attractivité du métier enseignant est plus globale. Autrefois recrutés parmi les bons élèves, les enseignants bénéficiaient d’une considération incontestée. Dès 1978, un sondage Louis Harris 1978 prouvait la concurrence exercée par d’autres métiers à diplôme : 2 % seulement des enseignants estimaient que leur profession avait « le plus de prestige » contre 59 % pour médecin et 17 % chef d’entreprise. Dans le sondage Ipsos, les étudiants placent « professeur » en fin de liste pour le prestige des professions.
Sans faire rêver, le métier suscitait encore des vocations en nombre suffisant. En 2012, un sondage CSA, indiquait que 76 % des français seraient fiers d’avoir un enfant enseignant. En 2016, dans un questionnaire réalisé par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO), seulement 7% des étudiants évoquaient les salaires comme raison de non-choix du métier, seuls les candidats à l’enseignement émettaient nettement cette préoccupation. Le Conseil estimait alors que « le métier est considéré comme socialement valorisant, même pour les jeunes issus de milieux socialement favorisés ».
Depuis, la donne a été bouleversée par la prise de conscience du déclassement enseignant dans la société. Pire, le phénomène du « profbashing » n’est plus seulement perçu par les premiers concernés : 26 % des étudiants sondés par Ipsos qui ne trouvent pas le métier attractif évoquent « l’image véhiculée par les médias et l’opinion publique sur les enseignants ».
Ce qui est nouveau également, c’est que le ministère change de paradigme. Pap Ndiaye répète que les nouveaux enseignants ne resteront pas plus de dix ans dans la carrière, alors qu’on connaît les efforts à fournir pour apprendre ce métier et l’importance des besoins, peu compatible avec un tel turn-over. Mais c’est cohérent avec un appauvrissement des exigences, la réduction du professeur à un technicien. Il développe aussi le recrutement de non titulaires, pensés comme une filière à part entière, avec des avantages pour les attirer. Traditionnellement ce volant d’enseignants précaires apportait de la souplesse au système, et leur perspective était d’intégrer le métier, par la petite porte, en étant titularisés ultérieurement. Je me demande si leur profil change pour un moindre engagement dans le métier, mais c’est à vérifier.
Pourtant l’endogamie persiste chez les enseignants. Une explication ?
C’est vrai, 30% des étudiants dont les deux parents sont enseignants envisagent « très sérieusement » d’exercer cette profession (versus 9% de ceux n’ayant aucun parent enseignant). Et pourtant, une petite musique monte dans les salles de profs, qui décrit ce métier comme le dernier à conseiller. Pierre Périer, dans le dossier du CNESCO déjà cité, donne une clé d’interprétation de cette endogamie : « les fils et filles d’enseignants réalisent de meilleures scolarités (…) leur motivation serait davantage indexée à l’idée d’accéder aux grades les plus élevés de la fonction (agrégation) ». Par ailleurs, même si une forme de “blues” gagne le milieu enseignant, beaucoup de collègues aiment leur métier, ce qui apparaît dans plusieurs enquêtes. On peut supposer qu’ils ont transmis cette passion à leurs enfants.
Qu’est ce qui attire encore les étudiants vers les métiers du professorat ?
Parmi les étudiants qui n’excluent pas de devenir enseignant (44% de l’échantillon quand même), 17 % y songent dès l’école élémentaire et 22 % au collège, en nette majorité des filles. Historiquement, des filles souhaitaient devenir institutrices pour les horaires et le rapport aux enfants. Ce facteur existe encore aujourd’hui : dans le sondage, « être au contact des jeunes générations » est davantage perçu comme un facteur d’attractivité par les étudiants intéressés par le premier degré que par ceux qui songent au second degré (+ 9 points).
Toutefois, il ne faut pas exagérer les divergences entre cultures professionnelles. Dans le questionnaire scientifique Militens, j’avais été frappé par la similitude des représentations du « bon professeur » : quelqu’un qui a une bonne relation avec les élèves, maîtrise les sujets abordés pour les expliquer et qui sait mettre les élèves au travail. Le principal clivage est structurel : les PE valorisent la polyvalence, alors que l’on constate encore aujourd’hui que les futurs PLC choisissent ce métier dans la continuité de leurs études supérieures, pour transmettre leur matière préférée.
Vous notez, par ailleurs, une attractivité plus forte du métier de professeur des écoles par rapport à celui des professeurs de lycées et collèges. Là aussi, auriez-vous des éléments d’explications ?
Oui, l’écart est de 9 points, c’est net ! Quand le sondage compare l’attractivité de différentes professions accessibles avec un bac +5, PLC arrive dernier, alors que PE passe devant commissaire de police et même cadre de la fonction publique (pourtant mieux payé grâce aux primes). Dans le sondage de 1978, les enseignants jugeaient nettement plus prestigieux le métier de professeur. Le second degré était doté d’un meilleur capital symbolique et offrait des carrières plus avantageuses. C’est terminé aujourd’hui. Mais ce n’est pas illogique, depuis 10 ans au moins, les politiques affichent la priorité au primaire.
Mon hypothèse est que cela provient surtout de la création du statut de professeur des écoles. Avec le temps, la population a intégré le fait que les PE sont autant payés que les certifiés, et estime qu’ils ont des élèves plus faciles : même si une REP reste une REP, débuter sa carrière en collège inquiète. Ce n’est pas qu’une question de discipline, car dans le sondage, l’écart le plus grand entre les difficultés supposées des deux métiers concerne « le manque d’intérêt des élèves ». Le déclassement du second degré est patent et durable. Ses valeurs spécifiques, centrées sur le savoir académique, ont été dévalorisées depuis longtemps, ce qui aboutit à une perte de sens plus importante que dans le 1er degré.
Remarquons que les critiques traditionnelles sur la solitude du métier enseignant, le manque de travail en équipe, ne figurent pas parmi les préoccupations des étudiants.
Pour conclure, il faut comprendre que la gravité de la crise provient de la combinaison de tous ces éléments, de leur accumulation. Je suis pessimiste sur la possibilité de (re)voir les meilleurs étudiants se battre pour rentrer dans l’Education Nationale. Ceux-ci se détournent d’un métier mal payé, de plus en plus exigeant et qui perd progressivement ses atouts – statut de fonctionnaire, autonomie professionnelle, stabilité etc. Or quelle est la perspective des politiques éducatives ? Une dérégulation décuplée, qui est répulsive pour les potentiels enseignants. Dans ces conditions, plus on facilite l’accès au métier – job dating, concours allégés, contractuels mieux traités etc., plus on le démonétise. C’est un cercle vicieux.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
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