La nomination d’un constitutionaliste Ă la tĂŞte du cabinet de Nicole Belloubet, elle-mĂŞme juriste et ancien membre du Conseil constitutionnel, interroge. Surtout quand la ministre a militĂ© pour une dĂ©centralisation du système Ă©ducatif. Va-t-on vers une nouvelle loi fondamentale pour l’Ecole qui fixerait une nouvelle rĂ©partition des rĂ´les au sein du système Ă©ducatif et entre l’Etat et les collectivitĂ©s locales ? Un Acte III « girondin » qui assurerait la territorialisation demandĂ©e par de nombreux acteurs et confierait l’Ecole aux acteurs locaux ?
Un cabinet de juristes
RĂ©vĂ©lĂ©e par le CafĂ© pĂ©dagogique, la nomination d’Eric Thiers Ă la tĂŞte du cabinet de Nicole Belloubet, ministre de l’Education nationale, est une surprise. Rien ne rattache le nouveau directeur de cabinet Ă l’Education nationale. Il a Ă©tĂ© conseiller spĂ©cial chargĂ© des questions constitutionnelles de N. Belloubet quand elle Ă©tait Garde des sceaux. Il a Ă©tĂ© la cheville ouvrière de la modification de la constitution de 2008. Il Ă©tait, il y a peu, le « monsieur constitution » d’Emmanuel Macron.
Justement, la nouvelle ministre de l’Ă©ducation nationale, est-elle aussi juriste, avant de devenir rectrice. Elle a Ă©tĂ© membre du Conseil constitutionnel. Tout se passe comme si les choix de l’ElysĂ©e se porte sur des personnalitĂ©s capables de porter une nouvelle loi sur l’Education nationale, voire une rĂ©forme constitutionnelle. Et cela alors que l’ElysĂ©e au mĂŞme moment modifie les contours de l’Education nationale en faisant disparaitre le ministère de l’enseignement professionnel.
Une ministre acquise Ă la territorialisation de l’Education nationale
Alors, une nouvelle loi sur quoi prĂ©cisĂ©ment ? Relisons simplement Nicole Belloubet. En 2016, dans un article qui fait grand bruit, elle plaide pour une nouvelle territorialisation de l’Education nationale. « Un rapide regard sur les 35 pays membres de l’OCDE permet d’esquisser deux lignes directrices« , Ă©crit-elle.  »Partout les systèmes sont plus dĂ©centralisĂ©s qu’en France (dans plus des 3/4 des pays, les enseignants sont gĂ©rĂ©s au niveau local soit par les collectivitĂ©s soit par les Ă©tablissements) ; partout les Ă©tablissements sont plus autonomes. MĂŞme lorsqu’elles entrent dans la pĂ©dagogie, il ne faut pas craindre cette extension des compĂ©tences des collectivitĂ©s« . Elle dĂ©cline ce que la territorialisation signifie pour les enseignants. « Une approche plus locale exige Ă©galement une forte dĂ©concentration des affectations et de la gestion des ressources humaines de plus de 800 000 enseignants. Cela seul assurera l’implication des personnels… Cette logique impose de confĂ©rer le pouvoir de choisir l’affectation de l’enseignant Ă celui qui a l’expertise pour ce faire au niveau oĂą les besoins Ă©ducatifs sont le mieux identifiĂ©s. MĂŞme s’il faut un pouvoir rĂ©gulateur de niveau supĂ©rieur, c’est le chef d’établissement qui est le garant de l’unitĂ© et de la rĂ©ussite de son Ă©quipe« .
N. Belloubet a-t-elle oubliĂ© ces propos ? Ecoutons la ministre lors de son discours de prise de pouvoir le 9 fĂ©vrier. « J’ai de la volontĂ© et de l’énergie. Je les mettrai au service de notre système Ă©ducatif… pour favoriser des coopĂ©rations fertiles entre Ă©lèves, entre enseignants, entre Ă©tablissements et avec les acteurs culturels, Ă©conomiques et sociaux, nationaux ou territoriaux au plus près de chaque Ă©cole et Ă©tablissement scolaire« , dit-elle.
La territorialisation, une vieille idĂ©e…
La territorialisation, Ă©lĂ©ment clĂ© du New Public Management, repose sur l’idĂ©e que la concurrence est bonne pour les systèmes Ă©ducatifs et que c’est au niveau local que peuvent ĂŞtre prises les meilleures dĂ©cisions et les meilleures adaptations. C’est lĂ aussi que se joue le contrĂ´le sur les agents de l’Education nationale afin de reconnaitre et rĂ©compenser les plus mĂ©ritants et de punir ceux qui ne le sont pas. Des idĂ©es que l’on trouve posĂ©es dès 2012 dans ce texte d’A Bouvier et B Toulemonde. Et qui rĂ©apparaissent en 2024 sous la plume d’A Boissinot. « Notre système est en tension entre une conception bonapartiste, centralisatrice et descendante qui a fait la grandeur de l’École au 19e siècle et qui n’est plus adaptĂ©e et une logique nouvelle qui peut inquiĂ©ter car elle oblige Ă rompre Ă certaines habitudes. Cette tension est pour beaucoup dans le malaise actuel« , dit Alain Boissinot. « Le modèle du fonctionnariat, avec un corps enseignants, avec le mĂŞme statut pour tous, avec l’idĂ©e d’un mĂ©tier exercĂ© tout long de la vie, est remis en cause par l’État (en France) mais aussi par les enseignants eux mĂŞme ».
Remise Ă l’agenda politique de 2024
Ce thème de la territorialisation de l’Ă©ducation vient d’ĂŞtre remis en avant par la Cour des Comptes. Dans un rĂ©cent rapport de juillet 2023, la Cour des comptes invite à « dĂ©sĂ©tatiser » l’Ă©ducation nationale. Elle veut « privilĂ©gier l’approche territoriale et l’autonomie dans la gestion des dĂ©penses d’éducation ». Il s’agit de “sortir d’une gestion encore trop concentrĂ©e“. “Son modèle de gestion, très vertical et centralisĂ©, et privilĂ©giant certains parcours, ne lui permet pas de fĂ©dĂ©rer les Ă©nergies au service de la rĂ©ussite des Ă©lèves“, Ă©crit la Cour Ă propos de l’Education nationale. Ainsi la Cour veut « donner davantage de compĂ©tences et d’autonomie aux rectorats, par exemple dans le dialogue avec l’enseignement privĂ© sous contrat sur la gestion des moyens, des ouvertures et des fermetures de classes“. “Il faut aborder de façon pragmatique les difficultĂ©s de recrutement particulières de certaines acadĂ©mies ou certaines disciplines en tension, en donnant aux rectorats la possibilitĂ© d’expĂ©rimenter des modalitĂ©s dĂ©rogatoires de recrutement sur diplĂ´mes« , ajoute-elle. Autre idĂ©e forte, rĂ©pĂ©tĂ©e de nombreuses fois par la Cour, faire des chefs d’Ă©tablissement « des cadres dirigeants« . Comprenez des managers chargĂ©s de recruter et payer les enseignants.
Quelques semaines plus tard, en octobre 2023, c’est l’Inspection gĂ©nĂ©rale qui dĂ©nonce Ă son tour un fonctionnement trop centralisĂ© de l’Education nationale. Les inspecteurs constatent que les contrats avec l’Etat sont formels tout comme les projets d’acadĂ©mie. Les recteurs de rĂ©gion acadĂ©mique « peinent Ă prendre leur place » leur autoritĂ© ayant du mal Ă s’imposer. L’Etat Ă©crase le niveau local « les relations institutionnelles demeurent asymĂ©triques et offrent peu de place Ă l’initiative locale« . Le rapport demande plus de pouvoir au recteur de rĂ©gion acadĂ©mique et la limitation des cadrages nationaux et de la fixation d’objectifs Ă atteindre. Ce rapport fait suite Ă un rapport de 2018 qui demandait dĂ©jĂ le transfert de pouvoir du centre vers les recteurs.
La Cour des Comptes, l’Inspection ne sont pas seules. En septembre 2023, ValĂ©rie PĂ©cresse, prĂ©sidente Les RĂ©publicains de la plus grande rĂ©gion, l’Ile de France, demande « un choc de dĂ©centralisation« . Elle demande que les lycĂ©es professionnels passent aux rĂ©gions. Mais aussi la crĂ©ation d’Ă©coles primaires rĂ©gionales sous contrat totalement autonomes, la redĂ©finition par la rĂ©gion des conseils d’administration des lycĂ©es afin d’en prendre le contrĂ´le et le transfert total de l’orientation et de la mĂ©decine scolaire aux rĂ©gions. Elle veut « une vĂ©ritable rĂ©volution girondine des libertĂ©s locales » et « une vĂ©ritable gouvernance partagĂ©e du système Ă©ducatif » incluant le recrutement de professeurs « issus de la sociĂ©tĂ© civile« , donc hors concours. Non seulement ce texte reprend des idĂ©es de la loi Brisson adoptĂ©e par le SĂ©nat. Mais les Ă©lus macronistes du conseil rĂ©gional se disent « pleinement favorables » au texte « dès lors que le cadre juridique sera suffisamment stabilisé« .
Un Acte III voulu par E. Macron
Rien d’Ă©tonnant Ă cela. Quand E Macron a choisi JM Blanquer comme ministre de l’Ă©ducation nationale, celui-ci avait largement exposĂ© ses idĂ©es dans « L’Ă©cole de demain » (2016). Il demandait le transfert aux rĂ©gions des lycĂ©es professionnels, l’autonomie des Ă©tablissements scolaires confiĂ©s Ă de vĂ©ritables managers ayant pouvoir de recrutement des enseignants.
Depuis, E. Macron a largement fait part de son souci d’adapter la carte des formations et l’offre de lycĂ©es professionnels Ă l’Ă©conomie locale. Le Pacte et le CNR visent Ă dĂ©velopper l’autonomie d’Ă©tablissements scolaires mis en concurrence avec des personnels ayant des rĂ©munĂ©ration individualisĂ©es dĂ©livrĂ©es par les chefs d’Ă©tablissement. La rĂ©forme du collège, avec la fin du collège unique, va un peu plus loin dans la diffĂ©renciation locale en l’inscrivant dans la pĂ©dagogie et au sein des Ă©tablissements.
En mettant Ă la tĂŞte de ce ministère des juristes capables de porter une rĂ©forme fondamentale de l’Éducation nationale, Emmanuel Macron semble vouloir impulser un nouvel acte Ă©ducatif. Si l’Acte I a Ă©tĂ© marquĂ© par la loi Blanquer et la loi Rilhac, l’Acte II est en train de se mettre en place avec la rĂ©forme du collège et celle du lycĂ©e professionnel. L’Acte III pourrait ĂŞtre celui d’une nouvelle territorialisation.
On remarque qu’Emmanuel Macron a fait disparaitre le ministère de l’enseignement professionnel. C’Ă©tait pourtant un point central de sa politique Ă©ducative. Quel est le sens de cet escamotage ? Envisage-t-il une nouvelle territorialisation marquĂ©e par le passage de l’enseignement professionnel aux rĂ©gions et une autonomie accrue d’Ă©tablissements scolaires Ă l’ombre des collectivitĂ©s locales ? Ancienne rectrice, ancienne vice-prĂ©sidente de rĂ©gion en charge de l’Ă©ducation, juriste accomplie, militante de cette territorialisation, Nicole Belloubet semble particulièrement bien choisie pour porter ce projet. Est-ce la raison du choix Ă©lysĂ©en ?
Une bonne idée ?
La territorialisation est-elle une bonne idĂ©e ? En 2018, Anne Barrère et Bernard Delvaux, dans un intĂ©ressant numĂ©ro de la Revue internationale d’Ă©ducation, Ă©voquent l’inexorable fragmentation des systèmes Ă©ducatifs nationaux.  » L’hypothèse sous tendant ce dossier est que des processus de fragmentation dĂ©structurent les systèmes scolaires nationaux les plus solidement Ă©tablis« , Ă©crivent Anne Barrère et Bernard Delvaux. « La prĂ©Ă©minence des systèmes scolaires dans les champs Ă©ducatifs tend Ă s’Ă©roder lentement sous les coups de butoir d’initiatives multiples de familles, d’associations, de communautĂ©s, d’entreprises et de fondations privĂ©es ».
Si ce mouvement, avec la privatisation de la gestion du système Ă©ducatif, semble inexorable, A Barrère et B Delvaux montrent aussi ses failles avec l’exemple des Charters Schools Ă La Nouvelle OrlĂ©ans. Au dĂ©but il s’agissait d’aider les Ă©coles qui ne rĂ©ussissaient pas bien Ă s’en sortir. Au final s’est constituĂ©, grâce au chèque Ă©ducation, une hiĂ©rarchie d’Ă©coles privĂ©es sur fonds publics qui se distinguent socialement et « racialement« . Plus de 7000 professeurs du public ont Ă©tĂ© licenciĂ©s et remplacĂ©s par de jeunes Ă©tudiants inexpĂ©rimentĂ©s recrutĂ©s par Teach for America, une organisation qui s’implante aussi en France avec le soutien du ministère de l’Education nationale. Alors que le principe du chèque Ă©ducation promettait aux familles de leur donner la possibilitĂ© de choisir leur Ă©cole et d’Ă©chapper Ă l’Ă©cole du quartier, c’est l’inverse qui s’est produit : les Ă©coles privĂ©es sont en concurrence et choisissent leurs Ă©lèves du moins pour celles des strates supĂ©rieure et moyenne. Les plus pauvres sont dans des Ă©coles encore plus sĂ©grĂ©guĂ©es.
L’exemple de la Suède vaut aussi d’ĂŞtre rappelĂ©. C’est le pays qui est allĂ© le plus loin vers la territorialisation de l’Ă©ducation, confiant aux autoritĂ©s communales la gestion complète des Ă©tablissements scolaires y compris dans le domaine pĂ©dagogique. Vingt ans après la rĂ©forme, le diagnostic dressĂ© par l’OCDE sur l’Ă©cole suĂ©doise pointe le faible niveau de compĂ©tences des Ă©lèves suĂ©dois et la baisse rĂ©gulière des performances en comprĂ©hension de l’Ă©crit, en maths et en sciences dans les Ă©valuations PISA depuis 10 ans en lien avec la dĂ©gradation des conditions de travail et de rĂ©munĂ©ration des enseignants. Au final, l’OCDE a invitĂ© la Suède Ă rĂ©-Ă©tatiser son enseignement.
Pour les politiques, territorialiser, comme le demande le New Public Management, est une aubaine.  » Le New Public Management prĂ©sente aussi un avantage spĂ©cifique pour les dirigeants politiques« , explique le sociologue Pierre Merle. « Son principe est de dĂ©centraliser au niveau des Ă©tablissements scolaires des dĂ©cisions aussi centrales que l’affectation des professeurs dans les Ă©tablissements, la mise en application des programmes, les rythmes scolaires… Si cette politique est mise en Ĺ“uvre, il n’existera plus de politiques Ă©ducatives inadaptĂ©es ou de ministres incompĂ©tents, seulement des chefs d’établissement incapables, des mauvais projets scolaires, des professeurs malhabiles, des parents peu stratĂ©giques et des mauvais Ă©lèves. La dĂ©centralisation des dĂ©cisions au niveau local engendre un processus de culpabilisation des individus et de naturalisation de l’échec scolaire… L’Etat se dĂ©fausse de ses responsabilitĂ©s cardinales : assurer le droit Ă l’éducation, favoriser l’égalitĂ© des chances, rechercher une rĂ©partition plus Ă©quitable des ressources Ă©ducatives, etc… Si une mission aussi centrale que l’égalitĂ© des chances n’est de la responsabilitĂ© directe d’aucun des acteurs majeurs de l’Education nationale, elle ne peut que devenir secondaire. ».
Une ministre et ses contradictions
Et lĂ on rejoint directement les propos de Nicole Belloubet. Dans son discours du 9 fĂ©vrier, le point le plus remarquable est son diagnostic de la crise de l’Ecole.  » Les rĂ©sultats des Ă©tudes PISA sont sans appel : l’école française ne fonctionne pas de façon satisfaisante pour 25 Ă 30 % des Ă©lèves de 15 ans qui ont des rĂ©sultats très insuffisants… Nous devons tout faire pour mettre en place un système qui contribue Ă rĂ©duire les inĂ©galitĂ©s sociales« . Il n’Ă©chappe donc pas Ă la ministre que la crise de l’Ecole est celle des Ă©coles des enfants des familles populaires. C’est elle qui fait peur aux classes moyennes que le gouvernement veut attirer.
La solution n’est pas dans la transformation de la gestion de tout le système Ă©ducatif. La crise sociale nĂ©cessite des rĂ©ponses sociales qui vont bien au-delĂ de l’Ecole. Or la logique du New Public Management n’est pas de s’attaquer aux inĂ©galitĂ©s sociales mais de rendre responsables de la crise les enseignants et leur  » manque d’investissement« . C’est en modifiant leur gestion pour les « impliquer » davantage que l’on pense amĂ©liorer le système. C’est ce que veut dire G Attal avec la formule « la pĂ©dagogie est plus forte que la sociologie« .
Le premier ministre est fidèle Ă la politique gĂ©nĂ©rale d’E Macron, qui est tout sauf sociale. On ne sait pas comment Nicole Belloubet va faire cohabiter sa dĂ©nonciation des inĂ©galitĂ©s sociales avec la feuille de route gouvernementale. Elle reçoit lundi les syndicats. Gageons que la question de la territorialisation sera posĂ©e.
François Jarraud