Pour le sociologue Laurent Trémel : faire preuve de circonspection 

Par François Jarraud



Spécialiste des jeux vidéos, Laurent Trémel apporte ici une lecture sociologique du phénomène. En quoi le jeu vidéo est-il un marqueur social ? En quoi le débat sur son efficacité éducative est-il un débat de société ?

 

 

Les jeux videos rencontrent un grand succès chez les 15-25 ans. Comment expliquez vous cet attrait ?

 Les industriels du multimédia ciblent en fait leur clientèle dès... trois ans... On connaît hélas mal qui joue précisément à ces jeux et pourquoi. Mais la moyenne d'âge du "joueur de jeu vidéo" fixée à 30 ans est un leurre, destiné à rendre le produit culturellement plus "légitime" et à invalider les interrogations de ceux qui s'inquiètent des effets potentiels des jeux vidéo sur les enfants. Idem lorsque l'on affirme que 50% de la population serait composée de "joueurs". On compte ici le "casual gaming", un cadre utilisant le jeu de cartes de son système d'exploitation d'ordinateur entre deux rendez-vous par exemple. Cette pratique occasionnelle n'est pas inintéressante à observer, mais elle n'est guère importante dans le mode de vie des intéressés. Et, d'un point de vue social, ou éducatif, ce n'est pas là que les points les plus problématiques apparaissent...

 

Dans la tranche d'âge que vous indiquez, on constate qu'il n'est pas rare que des jeunes - de sexe masculin pour l'essentiel - consacrent plus de 10 heures par semaine à la pratique d'un jeu vidéo. C'est comprendre le sens de cette logique la priorité me semble-t-il. Au niveau symbolique, les jeux vidéo - je parle là des titres les plus vendus reposant sur des mécanismes d'accumulation de ressources et de progression mécanique du personnage vers un statut de héros - sont faits pour eux aurais-je tendance à dire... Au niveau psychologique, et sociologique, ils permettent à ces jeunes d'accumuler des "grandeurs" (dans ces mondes virtuels, leurs personnages sont des êtres d'exception), à mettre en parallèle avec leur statut dans la "vraie vie" (dépendance prolongée par rapport aux parents, rapport de maître à élève vécu à l'école, précarité du marché de l'emploi conduisant à la déqualification, etc.). En quelque sorte, les jeux vidéo constituent un peu un opium, on est assez proche du "jeu haschich" décrit par Freinet ...

 

 

Est-il identique d'un groupe social à l'autre ?

 

Non, et vous avez raison de souligner ce point, en général occulté par les médias. Même si les éléments que je viens d'exposer se retrouvent dans bon nombre de titres, il existe différents types de jeux vidéo, différents types de supports. Les jeunes enfants peuvent par exemple jouer à des jeux de sport ou de combats répétitifs sur des consoles portables (aux graphismes moins réalistes que sur ordinateur), il existe des jeux de "filles" et, sur PC - et j'ajouterai même sur des PC "récents", et donc chers, étant donné la puissance graphique qu'ils mobilisent - sortent les "jeux de rôles en ligne", concernant principalement des enfants des classes moyennes scolarisés (des travaux récents montrent qu'il s'agit plutôt dans ce cas de lycéens, d'étudiants et de "jeunes adultes" de niveau bac et bac +), dont certains défraient la chronique, ainsi que les "jeux de stratégie" dont certains observateurs nous vantent les mérites (c'est en général parmi ceux-ci que des technophiles croient découvrir des produits "pédagogiques"). Il existe aussi un marché "parallèle" : celui de l'occasion, des produits "vétustes",  pouvant toucher, assez paradoxalement, certaines familles de milieux populaires et des joueurs de jeux vidéo plus fortunés, mais qui restent nostalgiques de titres anciens... Le marché du jeu vidéo est donc segmenté en fonction des variables classiquement identifiées en sociologie : âge, sexe, milieu social d'origine, niveau d'études. L'avoir à l'esprit est fondamental car, si leurs mécanismes restent souvent les mêmes (progression mécanique d'un personnage au destin héroïque), les scénarii de ces jeux diffèrent d'un support à l'autre, d'un titre à l'autre, les histoires ne sont pas les mêmes, de même que le "décor" (guerres modernes, médiéval-fantastique, science-fiction, monde contemporain, etc.).

 

 

Peut-on dire qu'il est un élément d'intégration sociale ?

 Le jeu vidéo participe aujourd'hui à la socialisation du jeune, comme, en d'autres temps, d'autres jeux ont pu jouer ce rôle. Aujourd'hui, il fait partie du mode de vie de beaucoup d'entre-eux, mais pas tous, et c'est important de le souligner (des groupes de filles n'y voient par exemple aucun intérêt, et il existe encore des garçons qui préfèrent bricoler leur mobylette plutôt que de passer leur temps dans le virtuel !). Je n'irai cependant pas jusqu'à dire qu'il est un facteur d'intégration, ou d'exclusion d'ailleurs, rejoignant en cela les analyses de Pierre Bruno (élaborées au début des années 1990).

 

Les industriels du multimédia et leurs relais médiatiques expliquent ainsi actuellement aux parents que le jeu est un facteur "d'intégration", afin qu'ils achètent des jeux à leurs enfants en pensant que c'est bon pour eux... Les mécanismes de constitution des groupes de pairs sont, sociologiquement parlant, un peu plus complexes...

 

Des éléments comme l'apparence physique, l'âge, le niveau culturel de l'enfant, ou encore ses centres d'intérêt entrent en jeu. Le jeu vidéo peut jouer un rôle, mais il est loin d'expliquer tout. De même, la thèse incriminant les jeux vidéo sur le fait qu'ils rendraient "asocial" est à sujette à caution. J'ai rencontré quelques joueurs s'impliquant beaucoup dans la pratique du jeu vidéo (ce que l'on appelle aujourd'hui les "no life"), jouant par exemple 10 heures par jour, des raisons sociales ou affectives l'expliquaient (chômage, emploi inintéressant entraînant des désirs "d'évasion", exclusion d'un groupe de pairs, déception amoureuse, etc.) et leur rapport au jeu pouvait évoluer en fonction de ce qui se passait dans la "vraie vie". Sur ce point, je vous invite également à vous reporter aux travaux de Serge Tisseron.

 

 

Le jeu vidéo a-t-il un impact sur le comportement des jeunes ?

 

Une étude que j'avais menée en 1999-2000 sur une population de joueurs ciblée (des jeunes appartenant aux classes moyennes, jouant sur PC et habitant Paris et région parisienne) m'amène à penser que oui. La plupart des jeux vidéo véhiculent des valeurs "néo-libérales" et, chez ces jeunes, en majorité, la pratique vidéo-ludique amenait à une sorte de renforcement de "représentations du monde" se situant dans cette perspective idéologique.

 

 

Pensez vous qu'il modifie leurs modes de raisonnement ?

 

Cette thèse est actuellement très à la mode, tout comme le cognitivisme dont elle résulte, et elle tend à contaminer les sciences de l'éducation... Depuis plusieurs années, les industriels du loisir voulaient nous faire croire que les jeux vidéo rendaient plus "intelligent" (on trouve trace de ces discours depuis le milieu des années 1980) : cela tombe bien, maintenant des "savants" abondent en ce sens... Mais vous vous adressez là à un sociologue qui ne peut adhérer à cette thèse, qui en séduit pourtant plus d'un... En se focalisant sur le "jeu" comme certains le font, on oublie que les sujets qu'ils étudient sont le produit d'une histoire sociale et culturelle. Si, à un instant "t", un enfant pourra développer des aptitudes surprenantes face à un écran (du point de vue de l'adulte), celles-ci seront le produit de sa socialisation enfantine, de l'éducation familiale et scolaire qu'il aura reçues. Par les temps qui courent, on a un peu trop tendance à l'oublier. Cela ne veut pas dire que des dynamiques spécifiques ne découlent pas de situations impliquant le médium "jeu vidéo", mais on pourrait observer des phénomènes analogues avec toutes sortes d'activités pouvant intéresser l'enfant, ne nécessitant pas pour le pédagogue l'achat d'un logiciel aussi couteux qu'un jeu vidéo...

 

 

Le "serious game" fait débat. Pensez vous que le jeu vidéo puisse être un bon auxiliaire d'enseignement ? Si oui a quelles conditions ?

 

 Il faut faire attention aux termes employés. A l'origine, les "serious games" sont des logiciels produits en marge de la sphère marchande. Ils peuvent avoir été conçus afin de promouvoir une cause humanitaire, un message politique ou, effectivement, avoir été conçus avec une intention didactique primant sur ses aspects "ludiques". Le problème est que certains tendent aujourd'hui à assimiler aux "serious games" des "bons" jeux vidéo, tout ce qu'il y a de plus commerciaux eux (Sim City, Civilization, Age of Empire et j'en passe) dont ils vantent les mérites et assurent qu'ils présentent des vertus pédagogiques. Comme je viens de l'expliquer, toutes sortes de produits sont potentiellement pédagogiques - ah, les mérites du jardinage ou de la pâte à modeler ! - et je ne doute pas qu'un enseignant technophile et motivé puisse aujourd'hui faire un usage intéressant d'un de ces jeux en classe.

 

Mais, à côté de cela, pareille expérience est-elle généralisable à l'ensemble du corps enseignant, dans le cadre d'une éducation devant à mon sens rester nationale et définie par des programmes et des outils communs ? Il faut aussi avoir à l'esprit que les industriels du multimédia sont particulièrement friands de telles réalisations, qui contribuent à légitimer leurs produits, et ils en assurent une bonne promotion médiatique. Là encore, il faut faire preuve de circonspection. Par exemple, lorsqu'on vous explique que Civilization (je parle là de la version I) est un excellent jeu permettant "d'apprendre l'histoire", peut-être est-il bon de savoir que ce jeu présente des dimensions ethnocentrées particulièrement contestables, réduisant pour l'essentiel l'histoire de l'Humanité aux réalisations de l'Occident. Par exemple, dans ce jeu, il est impossible de joueur une "civilisation" de souche musulmane. J'image aisément les biais que cela pourrait déclancher dans une classe de ZEP si les élèves, ou leurs parents, s'en rendaient compte...

 

 

Le jeu a toujours existé dans l'enseignement (par exemple des jeux de plateau pour apprendre à compter). En quoi le jeu vidéo est différent ?

 

Oui, bien avant les jeux vidéo, des pédagogues ont utilisé le jeu à des fins éducatives et pédagogiques, en effet. Il ne faut pas oublier également que des "jeux de société" ont été utilisés à des fins d'endoctrinement idéologique auprès de la jeunesse : je pense par exemple à des jeux de l'oie xénophobes produits sous la IIIe république pour dénigrer le "boche", ou encore à des jeux "didactiques" conçus dans les dictatures se revendiquant du communisme.

 

Les historiens des objets culturels de l'enfance ont produit sur la question des travaux de référence démontrant bien l'importance qu'il faut attacher au contexte de production et de diffusion de ces jeux et à leur impact. Avec les jeux vidéo, il convient d'avoir à l'esprit que nous avons là des produits marchands, conçus et diffusés par des firmes multinationales, qui distillent via leurs scénarii une idéologie qui est loin d'être neutre... Pour reprendre l'expression de Boltanski et Chiapello, ils révèlent bien le "nouvel esprit du capitalisme".

 

En sachant cela, il me semble qu'il faut appeler les pédagogues à la vigilance et se garder de sombrer dans la complaisance à leur égard, comme c'est malheureusement un peu trop souvent le cas actuellement à mon sens. Au motif que ces jeux seraient, depuis plusieurs années, l'objet d'attaques - que l'on peut juger dérisoires ou spécieuses - de la part de groupes jugés "conservateurs", "extrémistes", ou "réactionnaires", il ne faudrait pas, sous prétexte que l'on n'appartiendrait pas au même "camp", ou parce que l'on voudrait faire "branché", abandonner tout discernement...

 

Laurent Trémel

Laurent Trémel est docteur en sociologie de l'EHESS

 

Entretien François Jarraud

 

Ouvrages de L. Trémel

Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia : les faiseurs de mondes. Paris. PUF (coll. "Sociologie d'aujourd'hui"). 2001, Préface de Jean-Louis Derouet.

Le grand jeu. Débats autour de quelques avatars médiatiques. Paris. PUF (coll. "Sociologie d'aujourd'hui"). 2004. En co-direction avec Nicolas Santolaria, préface de Jacques Hamel.

Les jeux vidéo : pratiques, contenus et enjeux sociaux. Paris. L’Harmattan (coll. « Champs visuels »). 2006. En collaboration avec Tony Fortin et Philippe Mora, préface de Gilles Brougère.

 

 

Par fjarraud , le jeudi 15 mai 2008.

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