Apprendre avec les technologies 

Par Bruno Devauchelle


La volonté des chercheurs de diffuser leurs travaux est un effort sans cesse questionné, en particulier dans les sciences de l'éducation. Aussi il nous faut saluer ce nouveau livre qui paraît à cette rentrée : "Apprendre avec les technologies", (Collection Apprendre, Sous la direction de Bernadette Charlier et France Henri, Paris, PUF 2010). Au fil des chapitres on comprendra que ce livre s'adresse à tous ceux, formateurs, chercheurs, étudiants, décideurs qui veulent avoir un panorama assez large des questions essentielles qui se posent quand au développement des technologies pour apprendre.


Aussi les enseignants du primaire et du secondaire pourront se sentir "exclus" de cet ouvrage, s'ils ne sont par prêts à réfléchir au delà de l'action quotidienne dans la salle de classe. En montrant que de nouvelles formes de médiatisation se développent avec l'évolution des technologies, et que ces formes invitent à passer de l'outil à l'instrument, puis du dispositif à l'environnement, Daniel Perraya et Brigitte Albero, à l'instar de Claire Beslile nous invitent à nous questionner sur le sens et sur les effets que cette médiatisation exerce sur le sens, que ce soit dans des logiciels ou dans environnement ou dispositifs collaboratifs. L'ensemble du travail est marqué par cette distanciation au réel, mais aussi cette analyse de ce réel en essayant d'en montrer les lignes de forces. En rassemblant des écrits issus de travaux variés menés par des spécialistes reconnus de la communauté scientifique, cet ouvrage devrait figurer en bonne place dans toute bibliothèque d'éducation et de formation. Par ce qu'il vise à communiquer sur des synthèses de travaux récents, parce qu'il souhaite amener des débats au sein des communautés d'action, ce livre va être rapidement indispensable. Même si certains pourront émettre la critique du risque d'obsolescence l'ensemble des concepts et analyses proposés ici sont durablement installés dans le paysage et finalement se font l'écho de près de quarante années de travail qu'il faut bien mettre en perspective.


L'ambition de la collection Apprendre proposée par les PUF est de faire le pont entre la recherche et les pratiques en éducation. Ce pont est toujours délicat à établir et les écueils sont nombreux. Ce nouveau livre dirigé par B Charlier (Université de Fribourg en Suisse) et France Henri (Teluq au Québec) a bien du mal à trouver ce positionnement. A leur décharge, le domaine des technologies pour apprendre étant particulièrement mouvant et médiatisé, il était très difficile, voire impossible d'y parvenir. D'ailleurs les différences de niveau d'expression entre les auteur(e)s convoqués pour ce livre en témoignent. Autrement dit cet ouvrage trouvera davantage son public entre les chercheurs et les praticiens qu'auprès des enseignants du scolaire et même du monde universitaire eux-mêmes. Cependant cette première critique n'enlève en rien à la qualité et au grand intérêt de cet ouvrage. En se situant résolument à un niveau d'analyse qui prend ses distances avec le quotidien des enseignants (dans la plupart des écrits), les auteurs proposent des analyses et des synthèses qui vont aider à comprendre cette évolution liée aux TIC en éducation.


Les trois parties de l'ouvrage, comprendre les technologies, concevoir des environnements d'apprentissage et nouvelles manières d'apprendre et d'enseigner font davantage la place à des recherches "autour" de qu'à des recherches "dans".


Le cadre théorique posé dans la première partie de l'ouvrage permet de saisir les questions principales qui traversent la communauté des chercheurs, comme la question des usages, celle des dispositifs ou celle de l'innovation et du changement. Le chapitre rédigé par Jacques Wallet, technologie et gouvernance des systèmes éducatifs, pose clairement la question des modifications possibles du système éducatif issues d'une gouvernance des TIC et nous appelle à la vigilance sur ce que les gouvernants pourraient en faire...Il invite dans sa conclusion les praticiens de l'établissement à réfléchir à un nouveau modèle éducatif qu'il nous faudrait bâtir au quotidien compte tenu de la place prise par les TIC. Le propos de Claire Beslile est davantage destiné aux gouvernants en essayant de mettre en évidence l'importance d'un regard précis sur les usages afin de les prendre en compte pour fixer des orientations. Cette première partie invite à une compréhension "dispositive" et systémique de la réalité des TICE. Autrement dit elle interroge les pratiques qui se contentent de vois dans telle ou telle machine le nec plus ultra d'une pédagogie jamais interrogée et en particulier jamais située dans son contexte culturel et social.


La deuxième partie prend le risque d'aborder la conception des environnements d'apprentissage dans une perspective de recherche presque fondamentale. L'intérêt d'un tel chapitre semble évident de premier abord, tant l'amont de la séance pédagogique est importante dans le quotidien de l'enseignant. Mais il émerge des quatre chapitres rédigés là un sentiment d'écart avec le quotidien enseignant face à des outils qu'il reçoit de manière souvent injonctive. Même si le chapitre de E. Villot Leclerq et JP David sur l'écriture des scénarios pédagogiques aurait pu faire le lien, il reste davantage ouvert aux pilotes des équipes de conception qu'aux enseignants face à leur "bricolage pédagogique". On sent ici où là dans ce chapitre l'intérêt qu'il y aurait à amener les enseignants à réfléchir à cette dimension de leur métier, mais les travaux de recherche présentés témoignent de l'écart important qui réside entre la recherche et la pratique quotidienne d'un métier. Cette citation d'un passage du texte de Pascal Marquet sur la construction des instruments par les enseignants témoigne bien de cet écart : "Dès lors que l'on considère les objets culturels, qu’ils soient matériels ou symboliques, comme des artefacts qui engagent le sujet dans un processus d'appropriation, il ne fait aucun doute qu'apprendre n'est autre que transformer pour soi même ces artefacts en instruments"(p.128), on peut comprendre l'embarras du lecteur. Il est probable qu'autour du terme scénario, il serait intéressant de tenter une médiation entre enseignants et chercheurs, car on sent bien dans ces écrits tout le potentiel de cette question.


La troisième partie se propose de nous faire entrer dans l'espace d'innovation dans le domaine de l'apprendre et de l'enseigner. Sans illusion sur la réalité des pratiques (Bernadette Charlier) force est de constater que des lignes sont en train de bouger (France Henri). Ce sont en particulier les pratiques sociales et non pas les pratiques scolaires ou universitaires qui sont en train d'ouvrir des brèches. En abordant, entre autres la question de l'informel, Nathalie Deschryver met le doigt sur ce facteur déterminant qu'est l'appropriation individuelle des acteurs pour une intégration professionnelle en particulier dans l'enseignement. C'est pourquoi le choix du dernier chapitre a été judicieux. En terminant sur la question des environnements personnels d'apprentissage, les responsables de cette revue ont confié à Denis Gillet le soin de nous renvoyer à nos pratiques personnelles, que l'on soit enseignant, apprenant. Choix judicieux tant l'enjeu de "l'environnement personnel d'apprentissage" est déterminant pour le développement personnel. Malheureusement l'auteur est tenté d'aller vers la conception technique des environnements en laboratoire (ce qui constitue un objet de travail intéressant pour le chercheur qui tente de modéliser des pratiques) alors qu'il avait tenté de situer les usages quotidiens et donc la construction de cet environnement par chacun comme un problème central à résoudre pour l'éducation de demain.


De cet ouvrage chacun pourra retirer au moins quelques idées forces : le développement des technologies pour apprendre est loin d'être terminé en premier lieu. Parmi les évolutions prévisibles, c'est autour de la personne humaine et de son fonctionnement individuel au sein de collectifs variés que se joue l'avenir. La place du système éducatif par rapport aux technologies ne peut pas se positionner dans une extériorité compréhensive ni dans une intériorisation immédiate, mais bien plutôt dans un redimensionnement de ses missions et de sa place dans un système social lui même bouleversé par les évolutions en cours.


Bruno Devauchelle


Sous la direction de Bernadette Charlier et France Henri, "Apprendre avec les technologies", Collection Apprendre, PUF 2010.



Entretien avec Bernadette Charlier et France Henri


Quelle est actuellement, au vu des travaux actuels, la place prise par les TIC dans les systèmes éducatifs ? Est-ce simplement un ajout ?  Est-ce une révolution structurelle en cours ?


L’ouvrage propose plusieurs pistes de réponses à cette question complexe. Deux chapitres, ceux de Claire Bélisle et de Bernadette Charlier, sont principalement consacrés à cette question. Ils montrent combien, pendant longtemps, il y a eu confusion dans les discours entre pratiques idéales et pratiques réelles. Cependant, ces deux auteures observent une évolution vers une plus grande intégration des usages des TIC dans la formation des enseignants et des enseignantes et dans les pratiques de classe (surtout dans l’enseignement obligatoire). Si les enquêtes quantitatives sont décevantes, les recherches qualitatives et les témoignages de praticiens mettent en évidence une grande richesse de pratiques (voir notamment à ce sujet l’encadré sur FRITIC et la présentation du projet Apple Classroom of Tomorrow). Pour répondre plus directement à la question posée, il semble qu’une révolution structurelle soit effectivement en cours. Elle serait moins observable, moins évidente, mais plus importante que l’on pourrait le croire : apparition de nouvelles manières d’apprendre (comme le souligne le chapitre de Nathalie Deschryver) ; mise en cause du statut de la connaissance, ouverture à une grande diversité de sources et de formes d’informations etc.


Cet ouvrage fait le point sur un ensemble de travaux scientifiques  et s'inscrit dans une collection qui vise à faire du lien entre la  recherche et les acteurs du système scolaire, quels sont les principaux acquis de la recherche sur les TIC pour apprendre dont l'Ecole doit s'emparer ?


Au travers du concept de dispositif notamment présenté dans le chapitre de Brigitte Albéro, une meilleure compréhension de la complexité de l’apprentissage montrant combien les interactions entre ses acteurs humains et non humains sont centrales pour l’enseignant et l’enseignante ainsi que pour  le formateur et la formatrice, dans leurs démarches de conceptions de situations d’apprentissages. Y sont associées des démarches très concrètes d’écriture et de partage de scénarios pédagogiques (voir à ce sujet le chapitre d’Emmanuelle Villiot Leclercq et de Jean-Pierre David) et de partages de pratiques entre enseignants et enseignantes (voir chapitre de France Henri sur la collaboration). Le lecteur soucieux de comprendre les raisons de ces choix parmi les résultats de recherche possibles lira avec intérêt le chapitre de Daniel Peraya.


Les TIC ne se développent-elles pas plus vite dans l'enseignement supérieur et la formation professionnelle que dans l'enseignement scolaire ? Faut-il que le système scolaire s'interroge sur ce point ?  Quels seraient les liens possibles ?


En ce qui concerne l’enseignement supérieur ce n’est pas notre impression. Cela dit, une telle comparaison est sans doute illusoire ou devrait, à tout le moins être contextualisée.


Dans la deuxième partie de l'ouvrage il est fortement question de la modélisation des pratiques d'enseignement, dans quelle mesure ces  travaux de recherche peuvent aider les enseignants ?

Plusieurs apports peuvent être identifiés : tout d’abord reconnaître et valoriser les pratiques d’enseignement. Ensuite pouvoir en capturer (réifier) toute la richesse par leur représentation sous la forme de scénarios et de scripts et enfin pouvoir les partager. Un danger pourrait venir de leur standardisation surtout si celle-ci n’est pas réalisée par les enseignants et les enseignantes eux-mêmes.


Soulignons que la recherche tend à proposer des processus normalisés de conception pédagogique (voir le chapitre de Josianne Basque, Julien Contamines et Marcelo Maina sur l’ingénierie pédagogique) afin de gagner en systématicité, en productivité et en réutilisabilité des ressources pédagogiques. Celles-ci sont constituées de trois types d’artefacts (didactique, pédagogique, informatique) qui, au moment de la conception, peuvent être abordés de manière sélective avant d’être amalgamés de manière transparente aux yeux de l’usager apprenant (voir le chapitre de Pascal Marquet). Si le décalage entre ces méthodes systématiques et la pratique des enseignants et des enseignantes est important, le défi pour le réduire l’est tout autant.


Le dernier chapitre du livre évoque la notion d'environnement numérique personnel d'apprentissage, quelles sont les raisons qui vous ont amenées à mettre ce chapitre en fin d'ouvrage?


La dernière partie de l’ouvrage se veut une ouverture vers les pratiques. Les Environnements Personnels d’Apprentissage décrits par Denis Gillet représentent de nouvelles pratiques apparues avec le WEB social. Il nous semble particulièrement important de souligner les transformations entraînées par la reconnaissance de ces environnements émergeant des pratiques autonomes ou collectives des usages du WEB 2. Leur ouverture, flexibilité et interopérabilité rompent avec les environnements d’apprentissage fermés et contrôlés par les institutions et ouvrent de nouvelles questions pour la recherche et pour les pratiques.


Votre ouvrage ne fait pas ou très peu référence aux "derniers outils" comme le TBI, l'ENT etc... les enseignants peuvent en être  étonnés, pouvez vous exprimer les raisons de cette absence ?


Les technologies évoluent très vite, il nous a semblé plus important d’offrir une synthèse des apports des recherches en technologie de l’éducation pour l’enseignement et la formation qui soit plus durable. Des concepts comme ceux de dispositif, de scénario, d’instrument, de supplantation, de médiatisation, de médiation, de formation à distance, sont relativement indépendants des technologies qui les supportent au fil des époques. Cela dit, les encadrés (interviews, études de cas, illustrations, références de sites) renvoient à des exemples bien concrets. Enfin, Jacques Wallet analyse dans son chapitre les transformations suscitées par les ENT dans l’enseignement en France.



Sur le site du Café
Par fjarraud , le mercredi 20 octobre 2010.

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