Le mensuel Imprimer  |  Télécharger nous suivre sur Twitter nous suivre sur Facebook

A la Une : Changer de vie : entretien avec Chantal Doupeux 

Par Antonina Bourbier


 

Dans ce mensuel de décembre, nous continuons à vous présenter des passionnés de la langue russe. Qu'ils soient professeurs ou apprenants, il est toujours intéressant de connaître leurs motivations de lier une partie de leur vie à la langue et la culture russes ou plus largement slaves. Le deuxième portrait de cette galerie est celui de Chantal Doupeux, étudiante de russe au parcours bien singulier.

 

Bonjour Chantal! Nous vous remercions d’avoir bien voulu répondre aux questions du Café Pédagogique langue russe.

 

Pour commencer, pourriez-vous faire votre portrait en quelques phrases ?

-      J'ai exercé dans l'industrie durant 25 ans. J'ai occupé essentiellement des postes à l'export. Au cours des années, je me suis rendue compte que finalement, seul l'aspect relationnel, communicatif suscitait en moi un certain enthousiasme, plaisir dans mon travail et que la concurrence, le business, le challenge au sein des entreprises dans lesquelles j'ai exercé, ne m'apportaient pas vraiment de satisfaction. Ainsi, en 2005, j'ai décidé de fonder ma propre structure mais sous certaines conditions et dans une zone géographique bien définie : les zones russophones et notamment l'Ukraine dans un premier temps car le marché russe est un marché très réglementé, difficile et coûteux pour un petite entreprise qui souhaite introduire ses produits. A l'époque, l'Ukraine n'avait pas souscrit à certaines conventions internationales soit les carnets ATA par exemple. Donc, en passant par l'Ukraine, j'avais davantage de chances de  pénétrer le marché russe via des distributeurs russo-ukrainiens. Et la tactique a fonctionné, non sans difficultés notamment linguistiques mais aussi culturelles. Il m’a fallu subir une véritable rééducation et je dirais même me régénérer de la tête aux pieds car commercialisant des produits textiles tels que la lingerie, j’ai dû également adapter l'offre au marché, aux morphologies.

-       

La rencontre avec la culture et la langue s’est-elle faite comment ?

-      Pourquoi l'Ukraine et les zones russophones me diriez-vous ?  Il s'avère que l'Ukraine fait plus ou moins partie de mon histoire personnelle. Je suis originaire de la région d'Auvergne et dès mon plus jeune âge, j'avais toujours entendu parler de ces Ukrainiens, Russes et quelques autres prisonniers soviétiques qui avaient séjourné dans un camp de la Croix Rouge sur la petite commune où j'ai grandi. Apparemment, ils avaient laissé un souvenir indélébile dans les mémoires des autochtones. L'Auvergne, notamment le Forez, est une région très rurale et ces « Cosaques » s'étaient parfaitement insérés parmi la population en offrant leurs services dans les fermes, exploitations forestières. Ainsi, des liens, des alliances se sont tissés et même des filiations paraît-il selon le « on dit » local mais rien n'est sûr... Quoiqu'il en soit, mes grands-parents tenaient un café/tabac et avaient sympathisé avec certains d'entre eux. A leur départ, des Ukrainiens avaient laissé leurs coordonnées que j'ai retrouvées dans les archives de mon père après son décès. C'est ainsi que j'ai décidé de mener mon enquête en Ukraine afin d'essayer de retrouver au moins des membres de leur famille. Et pour ce faire, il fallut que je m'investisse dans l'apprentissage du russe : méthode Assimil, cours du soir, CNED... Pour faire court, mes recherches sont restées vaines. Je me suis rendue à Kiev, Odessa, Kherson dans un premier temps en 2004 mais tous les noms de rues ont bien sûr changé depuis l'indépendance. Puis, je suis allée à Kertch en Crimée où j'avais une adresse d'un certain Dima et là aussi, arrivée sur place, je n'avais plus aucune piste.

Par contre, j'ai été séduite par ce pays, par l'hospitalité des gens, et surtout touchée par les similarités, certains modes de vie, de consommation entre ma région natale et certaines régions de l'Ukraine que j'ai été amenée à découvrir tout au long de mon périple effectué en voiture de location, en train. Mes séjours chez l'habitant furent également inoubliables. D'où par la suite mon projet d'investir le marché ukrainien.

 

Avez-vous eu un "déclic" pour vous initier au russe ?

-      Outre mon « coup de foudre » avec l'Ukraine, j'ai également été séduite par la structure de la langue russe de même que par la tonalité si on peut dire ainsi. Pour nous, Latins, c'est une langue tout de même complexe mais très logique et surtout précise. Je pense aussi que ma parfaite maîtrise de l'allemand m'a été particulièrement utile dans la « manipulation » des différentes déclinaisons. La prononciation reste toutefois difficile, de même que la maîtrise de l'écriture cursive. Cela demande un gros investissement pour un francophone. C'est mon avis. Ensuite, en Ukraine, on parle le russe de Kiev (à Kiev) et puis plus à l'Ouest, l'ukrainien. J'ai été invitée dans des écoles en Ukraine et j'ai constaté qu'un investissement spécifique était consacré à l'apprentissage de l'écriture. Nombreux aspects de la culture m'ont interpellée notamment au niveau des comportements en général : discrétion, rapports homme/femme, la notion de respect, de hiérarchie, cette dernière présentant une approche complètement différente par rapport à la nôtre, Occidentaux...

 

Quel était le moteur principal de votre intérêt pour la langue russe et plus largement les cultures slaves ?

-      Outre les motivations évoquées plus haut, il est vrai que bien que nous soyons proches géographiquement, physiquement, nous sommes également très différents, structurés de manière différentes et par notre histoire et par notre culture. En fait, nous sommes voisins mais nous ne nous connaissons pas. A présent, je pense que compte tenu des problèmes auxquels nous sommes tous confrontés, comme le terrorisme qui a fait perdre des compatriotes à la France et à la Russie, un rapprochement s'impose. Et je pense que dans un avenir proche, la langue russe suscitera de plus en plus d'intérêt et sera de plus en plus attractive.

 

Quand avez-vous décidé de vous inscrire à l’université ?

-      En 2010, j'ai cessé mon activité à l'export suite à des soucis sur le marché. J'ai décidé de me reconvertir dans le journalisme et de monter des projets visant à présenter la culture, le patrimoine, le mode de vie de cette population ignorée finalement en Europe ou alors qui ne bénéficie pas d'une image très positive : Ukraine, Moldavie, Russie. J'ai décidé de préparer une licence en anthropologie, complétée par des cours de russe qui me permettraient de m'améliorer car mon apprentissage reste toutefois inachevé. L’avantage est d'être accompagnée/suivie par des enseignants rompus à la formation à distance puisque je suis mes cours par correspondance.

 

Est-ce que l’université vous a personnellement aidée à progresser en langue ?

-      Pour moi, c'est pratiquement un luxe de pouvoir bénéficier d'un tel enseignement dispensé par de toutes nouvelles technologies. De nombreux supports sont mis à disposition de même que des devoirs corrigés. Le langage est contemporain. C'est celui utilisé par tous les Russophones aujourd'hui.

 

Avez-vous gardé une activité professionnelle dans le commerce ou vous êtes-vous pleinement consacrée à vos études ?

-      Comme dit plus haut, j'ai cessé mon activité au bout de 5 ans suite à la crise financière en 2008/2009 au cours de laquelle le marché était extrêmement difficile et non rentable. Mais, j'ai gardé mes contacts et mes amitiés.

 

Vous êtes à la fois débutante en russe et experte en activité commerciale : cette position est-elle un handicap ou un atout, pour votre recherche et votre rapport aux études ?

-      Les deux aspects sont conciliables car les Humains ne communiquent pas simplement par le langage mais par des postures, des regards, des attitudes. L'autre phénomène est l'envie, la motivation de travailler avec l'autre dans le cadre du commerce et de progresser pour soi et pour l'autre, pour se rapprocher davantage, de donner l'envie de partager, de connaître, de découvrir. Lorsque j'avais mon activité, ce sont des relations commerciales certes qui se sont développées mais aussi des relations amicales qui se sont imposées. Comme je le disais plus haut, la langue peut être une barrière mais le cœur est un atout. Attention, avec modération mais j'ai vu que les Russophones appréciaient mes efforts, mes arrangements. Mes ventes étaient souvent réalisées avant de me rendre sur place. Je présentais sur place mes produits pour l'inspection de la qualité car la plupart du temps, je leur envoyais mes fiches-produits avec toutes les données et illustrations correspondantes. Mais pour cela, il faut créer un solide climat de confiance. Par exemple, j'ai travaillé 5 ans en Allemagne et malgré ma très bonne connaissance du terrain, des mentalités, je ne parviendrais jamais à créer ce que j'ai créé en Ukraine avec des sociétés russo-ukrainiennes ou ukrainiennes.

 

Qu’étudiez-vous en ce moment ? Quel est le point principal de vos recherches ?

-      Actuellement, je suis en deuxième année de licence en anthropologie et je mène un projet de présentation du patrimoine historique et culturel de la République de Moldavie, où de nombreux Russes vivent encore. Ce petit pays, considéré comme le plus pauvre d'Europe, possède toutefois d'énormes richesses sur le plan historique, archéologique, architectural, culturel... C'est un pays viticole qui est à présent connu et a reçu de nombreuses distinctions pour certains de ses crus. J'ai rencontré des Mexicains qui connaissaient les vins moldaves. Il représente également un enjeu géopolitique qui reste un objet d'étude et d'inquiétude quant aux dissensions politiques, ethniques...

 

Où effectuez-vous vos recherches ?

-      J'ai commencé mes recherches à la Faculté des sciences et des arts de Chisinau. Là je suis en relation avec des universitaires mais je dois dire que ce projet progresse très lentement et je compte bien qu'avec ma reprise d'études,  je pourrais le promouvoir davantage grâce à la structure qu'offre l'université.

 

Eprouvez-vous donc des difficultés lorsque vous parlez russe en Ukraine. Est-il difficile de se faire comprendre ?

-      Il y a presque 6 ans que je ne suis pas retournée en Ukraine. Mais, il est vrai qu'au début c'était très difficile et puis à force de travail, de persévérance, d'espérance, j'arrivais à « m'imposer » dans une conversation, avec mes mots et puis il y a le facteur répétition, le contexte répétitif et surtout, peut être que c'est une impression personnelle, mais c'est un pays où je ne me suis sentie jamais seule, isolée comme c'est souvent le cas en Europe pour un voyageur. J'aime beaucoup sortir dans les milieux populaires, les petits cafés, les « barnums »... écouter les « anecdotes »...

 

L’Ukraine reste-elle véritablement un pays russophone ?

-      Oui, l'Ukraine est russophone « ???? ?? K???? ??????? », soit la langue russe, vous mènera à Kiev. Le vrai problème de l’Ukraine est qu’elle représente un enjeu considérable sur cette zone pontique. D’autre part, sans être médisante, il y a 10/11 ans lorsque je me rendais en Ukraine les premières fois et que je me promenais sur l’avenue Kreshtatyk à Kiev, j’avais plutôt l’impression d’être sur la 5ème avenue à NY. On sait très bien que l’implosion de l’URSS et la perte de l’Ukraine fut pour la Russie une humiliation mais ce que les Occidentaux ignorent ou alors oublient facilement c’est qu’il y a de nombreuses familles russo-ukrainiennes attachées à leur patrie qui est plurielle : Russie et Ukraine.

 

Et la Moldavie, est-elle toujours aussi russophile, à votre avis ?

-      Le pays est divisé là aussi. Tiraillés par la Roumanie et par des intérêts européens d’un côté ce pays se vide. Un article intéressant de Voxeurop relate ce problème « les Moldaves adhèrent à l’UE avec leurs pieds » pour expliquer la forte émigration. Je précise que ce pays est essentiellement rural mais que même si tous les foyers n’ont pas l’eau courante, ils ont l’ADSL mais sans moyen de connexion. Je ne parlerais pas des habiletés douteuses de ce mystère. Là n’est pas notre but…. La langue moldave a été russifiée également ce qui rend parfois les conversations très compliquées. M. Bruchis, un linguiste, qualifiait le moldave russifié de « bouillie indigeste » ou selon Tatiana Slama-Cazacu de « monstre artificiel ». Pour un francophone russifiant, cela peut faciliter les choses. Non, je ne pense pas qu’il y ait une aversion des Russes mais ce sont les fausses promesses occidentales qui pourraient présenter un certain danger pour la stabilité de cette zone.

 

Que pourriez-vous dire aux étudiants et élèves de russe ?

-      Apprendre le russe, c’est, certes, apprendre et découvrir une culture mais c’est aussi acquérir une certaine gymnastique d’esprit, de tolérance également car la Russie telle qu’elle est aujourd’hui est un grand pays multi-ethnique, une grande puissance dont le rôle tend à se renforcer de plus en plus quant aux circonstances, quant à ses relations, notamment avec l’Iran. C’est un pays avec lequel l’Europe, la France particulièrement devra compter comme partenaire commercial mais aussi comme partenaire contre le fanatisme dont elle et nous sommes victimes.

 

La langue russe pour vous ...?

-      La langue russe, c’est celle que l’on n’a pas voulu écouter pendant des décennies mais qui est en elle-même source de culture, de compréhension historique, chaleureuse et mystérieuse dans le sens où elle mérite bien d’être découverte. J’encourage vivement ceux ou celles qui hésitent encore à se lancer dans l’apprentissage de la langue russe. Vraiment !

 

Merci beaucoup, Chantal, d’avoir répondu à toutes nos questions avec autant de précision et de conviction.

 

Propos recueillis par Antonina Bourbier



Sur le site du Café
Par bjeanne , le mercredi 16 décembre 2015.

Partenaires

Nos annonces