Pratiquer la philosophie dès le primaire : Réconcilier le désir de connaître et le désir de vivre 

Par Jeanne-Claire Fumet

 

Les expériences d'enseignement de la philosophie sont à la mode : en maternelle, en classe primaire, au collège, au café, la philosophie aurait sa place légitime en tout lieu, tandis que les pratiques institutionnelles (ou « académiques ») font l'objet de fréquentes critiques. Pour mieux comprendre les enjeux de ces solutions alternatives, Nicolas Go, philosophe et chercheur en sciences de l'éducation, nous propose dans ce petit ouvrage passionnant des pistes de réflexion sur la relation entre la pédagogie de la philosophie et le désir de connaître comme tendance existentielle profonde, au sens que lui confère Spinoza. Peut-on rendre à la philosophie sa force de stimulation intellectuelle et vitale ?

 

Nicolas Go place d'emblée son analyse sous l'égide de la puissance créatrice du désir : l'enseignement de la philosophie, estime-t-il, doit être porté par la puissance du désir de vivre et de connaître, enfin réconciliés. Mais le désir n'est pas à prendre ici au sens de la recherche des « satisfactions communes ». Contre l' interprétation romantique, nous dit l'auteur, qui verrait dans cette posture une idéologie « naïve, voire infantile de l'éducation, un hédonisme irréaliste ou irresponsable qui livre l'enfant aux errances stériles des plaisirs immédiats », le désir s'entend ici comme l'effort pour persévérer dans son être, le conatus de Spinoza. La pédagogie du désir n'exclut donc ni l'effort ni la contrainte, mais elle veut en faire le moyen d'un déploiement intérieur de la joie d'exister de l'élève.

Cette approche suppose des conditions pratiques dans l'organisation de la vie de la classe, dont les conditions sont sans doute beaucoup mieux réunies à l'école primaire qu'au lycée. Ainsi, la classe doit s'organiser sous forme coopérative, mais une « coopération joyeuse » : la coopération est trop souvent bornée à quelques règles de vie commune, déplore l'auteur, où le geste civique vient supplanter l'absence de conception. Médiation de la violence, ramassage des déchets ou plantation d'un arbre, l'éducation à la citoyenneté neutralise le sens politique du projet coopératif par un moralisme insipide où « l'inoffensif et et le conventionnel neutralisent l'intempestif ». Or le surgissement de l'intempestif est la condition même du questionnement philosophique : dans un monde orthonormé et aseptisé par les conventions bien-pensantes, rien de corrosif ne vient mettre en danger la banalité des opinions consensuelles.

La coopération, pour Nicolas Go, part du désir des participants : chacun tend spontanément à accroître sa puissance d'exister. Les interactions nées de la rencontre des désirs peuvent engendrer, sous la contrainte incitative de l'enseignant, une auto-organisation qui décuple la puissance de chacun au lieu de l'entraver. En acceptant d'assumer le risque de l'imprévisible et de la variation perpétuelle, on préserve la jouissance d'affronter les difficultés comme autant de défis, d'occasions d'exprimer sa puissance d'agir.

D'un point de vue théorique, l'auteur souligne l'importance de « déterminer un territoire pour la philosophie à l'école »: ni connaissance conceptuelle, ni histoire de la philosophie, elle se pose comme une « pédagogie du concept ». Nicolas Go rappelle que le premier mouvement du « goût philosophique » est de nature sensible : il faut par conséquent renouer avec cette dimension première et l'intégrer dans une démarche de recherche de vérité qui apprend à admettre l'incertitude dans le dialogue. L'absence de conclusion définitive ne signifie pas l'indifférence ou l'équivalence des propositions adverses, mais l'infini de la quête du vrai qui constitue la démarche philosophique elle-même. Or on ne peut y parvenir que sous réserve de conditions exigeantes rappelées par l'auteur : travail sur le matériau de la langue, critique systématique et radicale des positions naturelles, exploration de la complexité des « entrelacs conceptuels » qui se forment entre les objets d'interrogation. La contrainte pédagogique de l'enseignant est en ce sens éminemment nécessaire, mais ne peut légitimement prendre la forme d'une transmission « frontale » de savoirs constitués. Elle doit plutôt tenir de l'art rigoureux de l'improvisation (au sens où on l'entend en musique), qui n'est pas le pis-aller d'une méconnaissance négligente mais l'aptitude travaillée et longuement exercée de l'invention sur des thèmes inédits, comme l'est l'improvisation dans le domaine musical. La philosophie en classe primaire n'est donc pas de l'ordre de l'animation, ni d'un perçu « initiatique ». Elle requiert de véritables compétences pédagogiques et philosophiques.

Des exemples d'échanges à visée philosophique viennent alimenter concrètement le propos de l'auteur dans un dernier chapitre : une discussion sur le bonheur permet de mieux saisir la manière dont s'exerce la libre contrainte du maître dans l'élaboration des propos des élèves. Cet exemple nous rappelle aussi combien il serait vain et malvenu d'attendre d'aussi jeunes enfants des performances ou une créativité intellectuelle hors de propos.

Il est dommage que l'auteur ne s'intéresse pas davantage au travail d'enseignement de la philosophie mené par les enseignants du secondaire, alors que ses analyses théoriques recèlent des considérations précieuses pour les enseignants « institutionnels ». Au-delà de l'opposition convenue entre novateurs alternatifs et dévots de l'institution immobile, la philosophie gagnerait sans doute à des échanges plus ouverts : les contraintes de programmes et d'examen ne favorisent pas la liberté expérimentale en classe de terminale, mais feindre d'ignorer les initiatives qui naissent dans les classes, au prétexte que l'enseignement philosophique en terminale « étiole le désir » et dégoûte les élèves, n'est peut-être pas pertinent dans le contexte actuel des profondes mutations du monde scolaire. Le moment est peut-être venu de cette « dynamique coopérative » que préconise l'auteur, mais à instaurer entre les acteurs du monde enseignant?

Pratiquer la Philosophie dès l'école primaire. Pourquoi? Comment? par Nicolas Go.

Hachette éducation, coll. Profession enseignant (mars 2010). 175 p. 19,70€


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Par JCFumet , le samedi 19 juin 2010.

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