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La loi d'orientation devant le Conseil des ministres 

Par François Jarraud



Peut-on réformer l'Ecole ? C'est l'aboutissement d'un marathon lancé dès l'arrivée de François Hollande au pouvoir. Vincent Peillon présente la loi d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école au conseil des ministres du 23 janvier. Rédigée dans des conditions particulières, la loi est critiquée à la fois par ceux qui la jugent insuffisante et ceux qui trouvent qu'elle va trop loin trop vite. Elle amorce un changement sensible pour l'Ecole. Pour achever la refondation il faudra faire passer encore de nombreux textes, décrets et circulaires. Il faudra aussi faire lever le vent du changement dans les établissements...

"Le président nous a demandé de faire une loi courte".

"Première loi d'orientation du quinquennat", comme aime le dire V Peillon, le texte, que nous nous sommes procuré, a sensiblement évolué depuis sa première mouture publiée par le Café. Mais, même s'il gagne 6 articles supplémentaires, il reste sommaire. L'expérience de 2005 et de nombreuses lois suivantes ont amené le ministre à faire un texte assez sec de façon à éviter le risque d'annulation en Conseil constitutionnel. Il laisse au domaine réglementaire et administratif des points très importants mais qui ne relèvent pas du législatif. La loi s'intéresse finalement à la formation des enseignants, au socle commun, à l'organisation des enseignements, au primaire, au numérique, à l'orientation, à la décentralisation et à la morale laïque. C'est dire que sur bien des points l'essentiel du changement sera inclus dans des textes non législatifs.  C'est le cas par exemple de la réforme des rythmes scolaires.

Priorité à la formation des enseignants

"Les pays qui améliorent leurs résultats sont ceux qui améliorent leur formation des enseignants". Vincent Peillon veut faire de la formation des enseignants le fondement de la refondation. C'est un des points pour lesquels la loi fixe la calendrier (rentrée 2013) et entre dans les détails. La loi supprime les Iufm et crée les Espe. Ils " organisent... la formation initiale des futurs enseignants et des personnels d’éducation et participent à leur formation continue". Celle-ci " inclut nécessairement des enseignements théoriques, des enseignements pratiques et un ou plusieurs stages", ce qui est une façon de reconnaitre la formation professionnelle des enseignants. Enfin les Espe accueillent aussi bien les futurs enseignants de l'enseignement scolaire que ceux du supérieur ou des professionnels de l'éducation. C'est un autre point qui démarque le projet Peillon. La loi définit les missions et le fonctionnement des Espé. Mais l'essentiel de la formation se trouvera dans un cahier des charges qui reste à établir. Les Espe  consommeront la moitié des postes créés dans l'éducation nationale durant le quinquennat. Un millier de postes de formateurs sera créé. Quant aux stagiaires, ils représenteront 26 000 postes. Chaque stagiaire enseignera à mi temps pour un salaire à temps complet. La formation continue du secondaire reste dans le brouillard. Au primaire on sait qu'une formation à distance sera incluse dans les 108 heures annuelles.

Priorité au primaire

Sur les 21 000 postes d'enseignants titulaires qui seront créés durant le quinquennat, 14 000 iront au premier degré : 3 000 pour la scolarisation avant 3 ans, 7000 pour le plus de maitres que de classes et 4 000 pour améliorer l'équité territoriale.

La maternelle est redéfinie ainsi : " La formation dispensée dans les classes et les écoles maternelles favorise l’éveil de la personnalité des enfants, conforte et stimule leur développement affectif, sensoriel, moteur, cognitif et social. Elle les initie et les exerce à l’usage des différents moyens d’expression. Elle prépare progressivement les enfants aux apprentissages fondamentaux dispensés à l’école élémentaire".

L'école élémentaire est elle aussi décrite dans un sens qui va au -delà du fondamental. " Cette formation assure l'acquisition des instruments fondamentaux de la connaissance : expression orale et écrite, lecture, calcul, résolution de problèmes ; elle suscite le développement de l'intelligence, de la sensibilité artistique, des aptitudes manuelles, physiques et sportives. Elle dispense les éléments d’une culture scientifique et technique. Elle offre une éducation aux arts plastiques et musicaux Elle assure l’enseignement d’une langue vivante étrangère. Elle contribue également à la compréhension et à un usage autonome et responsable des médias".

Le ministre met aussi en place une reforme des rythmes scolaires ainsi que des activités périscolaires. Celles -ci sont traitées dans la loi qui mentionne pour la première fois le projet éducatif territorial.

Le socle commun et les cycles

Objet d'une confrontation régulière lors de la concertation, le socle commun fait son chemin dans la loi mais reste partiellement dans le flou. La loi renomme le socle en lui ajoutant "la culture". Elle précise que " la scolarité obligatoire doit au moins garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’acquisition d’un socle commun de connaissances, de compétences et de culture, auquel contribuent l’ensemble des enseignements dispensés au cours de la scolarité" mais aussi que "Les éléments de ce socle commun sont fixés par décret." Pour Vincent Peillon le socle "doit être un tremplin et non un smic culturel".

C'est aussi par décret que seront définis les cycles étant acté le fait que la maternelle constitue un cycle et qu'il doit y avoir un cycle cm2 - 6ème pour favoriser la dialogue école collège. " Il est institué un conseil école-collège qui propose au conseil d’administration du collège et aux conseils des écoles des actions de coopération et d’échange. Le conseil école-collège peut notamment proposer que certains enseignements ou projets pédagogiques soient communs à des élèves du collège et des écoles. La composition et les modalités de fonctionnement de ce conseil sont fixées par décret".

Le numérique exceptionnellement présent

Le numérique occupe une large place dans le projet de loi. " Un service public de l’enseignement numérique et de l’enseignement à distance est organisé" afin notamment de " proposer aux enseignants des ressources pédagogiques pour leur enseignement". La loi hésite un peu sur ce qu'est l'éducation numérique. Elle " s’insère dans les programmes d’enseignement et peut également faire l’objet d’enseignements spécifiques". La loi règle deux problèmes sérieux. Le premier c'est l'exception pédagogique qui fait l'objet de l'article12. Le second c'est la maintenance du matériel qui est donnée par la loi aux départements et aux régions. La formation des enseignants au numérique se fait dans les Espe (art 42).

Les nouveaux conseils

La loi institue le Conseil national des programmes et le conseil de l'évaluation de l'Ecole. Tous deux sont composés de parlementaires et d'experts nommés par le ministre. Indépendants, ces conseils devraient remplacer le HCE. Les deux conseils correspondent à un souci de transparence porté par Peillon. On saura dorénavant qui fait les programmes scolaires par exemple.

La décentralisation en marche

Certains textes  n'attendent pas la loi sur la décentralisation et sont inscrits dans la loi d'orientation. C'est le cas d'abord de la création de projets éducatifs territoriaux. C'est aussi l'attribution aux régions de responsabilités pour la carte des formations professionnelles. Ou encore de l'augmentation du nombre de représentants des collectivités territoriales dans les EPLE .

Le secondaire en attente de nouveaux textes

La loi dit peu de choses sur le second degré. Les dispositifs de sélection précoce, comme le DIMA, sont supprimés. Mais la loi prévoit le cas particulier des troisièmes professionnelles.

54 000 créations de postes

N'ayant pas valeur légale, l'annexe regroupe des éléments de programme qui mettent en perspective des points précis du projet de loi. C'est le cas des créations de postes. Sur les 60 000 fonctionnaires que l'Etat veut embaucher en plus des départs en retraite, 1000 devraient aller à l'enseignement agricole et 5000 à l'enseignement supérieur. Restent 54 000 postes pour l'enseignement scolaire. 21 000 postes d'enseignants sont prévus pour le primaire (14 000) et le secondaire (7 000). Sur les 14 000, 3000 postes alimenteront la maternelle, 4000 les écoles élémentaires et 7 000 pour le "plus de maitres que de classe". La réforme de la formation devrait utiliser 26 000 postes de stagiaires et 1 000 de formateurs.  Enfin le ministère crée 6 000 postes de personnels éducatifs et autres.

Et les enseignants ?

Est-on vraiment en face d'une refondation de l'Ecole ? Beaucoup en doutent, à commencer par Philippe Meirieu dans une tribune accordée au Café. La loi a omis d'aborder la question de la revalorisation des enseignants. Elle ne parle pas de l'évolution du métier. Vincent Peillon promet qu'il interviendra sur ces sujets. La loi n'évoque pas plus l'enseignement prioritaire. Ou encore l'évolution de la notation. Vincent Peillon promet de publier prochainement une circulaire sur ce point et une autre sur le redoublement qui en militerait le nombre. C'est dire que  rien ne sera terminé avec le vote de la loi probablement cet été. Le texte devra être complété par de nombreux décrets et des textes complémentaires pour inscrire légalement les orientations de la loi. Il restera encore, et ce sera encore plus long, à la faire appliquer. Des expériences antérieures montrent que l'institution sait aussi peser sur l'application des textes pour faire passer ses propres représentations.

François Jarraud

Le texte de la loi


Philippe Meirieu : Va-t-on vraiment refonder l’École française en 2013 ?

"Il ne faut pas bouder notre plaisir. Il (le projet de loi d'orientation) constitue une vraie bouffée d’oxygène pour un système au bord de l’asphyxie", affirme Philippe Meirieu. Mais "en réalité, la « refondation / concertation / loi d’orientation » n’est pas encore au rendez-vous. Nous sommes plutôt en présence d’un triptyque « réparation / négociation / bonnes intentions », assez loin finalement de ce qui nous était annoncé…" Pour P. Meirieu le projet de loi s'attarde à réparer bien des choses, comme la formation des enseignants, ce qui est positif, mais c'est insuffisant pour évoquer une "refondation". P. Meirieu signale par exemple les "trous" du projet comme l'impasse sur le lycée. Mais il va plus loin en invitant à compléter le texte. Il faudrait aller plus fort dans l'expérimentation du lien entre école et collège, revoir l'évaluation, mettre en place "l'allocation de formation" pour tous les jeunes. P. Meirieu invite la loi à définir clairement les attentes de l'Etat en matière de contenus pour redonner de la liberté aux équipes de terrain. C'est elle aussi qu'il vise en revenant sur l'idée de "micro collèges " ou "micro lycées", des micro équipes stables, à taille humaine, capables d'éduquer les petits d'homme ou plutôt de les élever.


Avec le triptyque « refondation / concertation / loi d’orientation », le gouvernement et le ministre de l’Éducation nationale disposaient d’une démarche particulièrement prometteuse pour l’éducation française dans son ensemble et l’école en particulier. Nous sommes nombreux à l’avoir accueillie avec enthousiasme…

« Ne boudons pas notre plaisir ! »

Car il était temps, en effet ! Nous sortons de dix années de gestion libérale du système scolaire où le « pilotage par les résultats », associé à une systématisation de l’évaluation quantitative et à des réductions budgétaires drastiques, a réduit notre institution éducative à un conglomérat d’ilots cherchant chacun à se protéger des mauvais coups, à conserver ses moyens coûte que coûte, à faire bonne figure dans le grand supermarché scolaire pour conserver ses « bons éléments »… et à éviter, autant que faire se peut, les admonestations d’une administration privée de toute capacité d’impulsion et enjointe à contrôler sans cesse, quand ce n’est pas à caporaliser, l’ensemble des acteurs et partenaires de la chaine éducative : cadres éducatifs, professeurs, parents, collectivités territoriales, mouvements pédagogiques et d’éducation populaire… et élèves, bien sûr, assignés à vivre leur scolarité comme un parcours du combattant, sautant d’évaluation en évaluation, devant exhiber leur « mérite » pour échapper aux ghettos et bénéficier – dans le cadre de « l’égalité des chances » ! - de quelques rares et couteux dispositifs « d’excellence ».

Dans ce contexte, nous avons vu se creuser une immense « dépression scolaire » dont les symptômes devenaient, de jour en jour, plus flagrants : découragement des équipes, destruction progressive des « collectifs », dans les établissements comme sur les territoires, concurrence entre les personnes et les institutions qui ne cherchaient plus qu’à tirer leur épingle du jeu, marginalisation du travail pédagogique réduit d’autant plus à la clandestinité qu’il avait été quasiment aboli dans la formation des enseignants elle-même.

C’est dire si un nouvel élan s’avérait nécessaire ! C’est dire aussi si le projet de loi était attendu ! Et il ne faut pas bouder notre plaisir. Il constitue une vraie bouffée d’oxygène pour un système au bord de l’asphyxie. Voilà qu’on ose reparler de « pédagogie », qu’on inscrit « le contenu des enseignements et la progressivité des apprentissages au cœur de l’école », qu’on propose une définition du « socle » qui inclut une dimension culturelle et dont on peut espérer qu’elle nous permettra de sortir de la vision étriquée et étroitement techniciste qui prévalait jusque là. Voilà qu’on instaure un « parcours d’éducation artistique et culturelle tout au long de la scolarité (1) ». Voilà qu’on reconnaît la spécificité de l’école maternelle en soulignant qu’elle n’est pas une simple préparation technique au Cours préparatoire, mais ce que j’appelle une véritable « école première » . Voilà qu’on affiche la priorité au primaire, en s’engageant à rééquilibrer les moyens en faveur de ceux qui en ont le plus besoin… et voilà même qu’on évoque la possibilité de disposer de « plus de maîtres que de classes » pour pouvoir « travailler autrement ». Voilà qu’on s’achemine vers un rééquilibrage de la semaine scolaire, dramatiquement réduite à quatre jours de classe. Voilà, enfin, qu’on remet en chantier la formation initiale des enseignants et qu’on annonce la création de 60 000 emplois dans l’enseignement sur la durée de la législature ! Autant de raisons de se réjouir…

Pour autant, à regarder les choses de plus près et tout en reconnaissant l’importance de ces avancées, la démarche de « refondation / concertation / loi d’orientation » ne répond pas encore à l’immense espérance qu’elle a suscitée. Globalement, le projet de loi qui nous est proposé aujourd’hui n’est pas à la hauteur des besoins éducatifs de notre société… Mais ce n’est qu’un « projet » de loi : il peut donc évoluer et, même, être transformé significativement pour permettre au gouvernement de faire de la jeunesse, comme il s’y est engagé, son absolue priorité.

« Refondation » ou « réparations »
 
Car, en réalité, la « refondation / concertation / loi d’orientation » n’est pas encore au rendez-vous. Nous sommes plutôt en présence d’un triptyque « réparation / négociation / bonnes intentions », assez loin finalement de ce qui nous était annoncé…

La « réparation » ou, plutôt, les « réparations » l’emportent, en effet, sur la « refondation » : réparations, certes éminemment nécessaires après les dégâts subis par notre système éducatif depuis dix ans, mais qui, ajoutées les unes aux autres, ne constituent pas vraiment un « projet éducatif alternatif » (2). Pour élaborer un tel projet, il eût fallu l’arrimer à une analyse des besoins de notre société et de son avenir, l’articuler au statut de l’enfance et de la jeunesse dans la modernité, le construire à partir de l’affirmation délibérée de la place de la culture face au triomphe de la marchandisation, y introduire clairement l’importance de la formation de l’attention et de la volonté chez nos élèves, condition même de tout enseignement face à la déferlante du « capitalisme pulsionnel » (3).

Car, comment « refonder » sans assigner, dans tous ces domaines, des finalités claires à notre éducation, dégagées des affirmations éculées sur le fait que « le service public de l’éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants pour favoriser leur réussite scolaire » ? Outre qu’on voit mal qui pourrait sérieusement argumenter le contraire, cette affirmation comporte, en effet, une contradiction – ou, au moins, une étonnante réduction – particulièrement significative : le « service public d’éducation » se donne pour objectif « la réussite… scolaire » ! Comme si, dans une démocratie menacée par la télécratie et la montée des individualismes à courte vue, l’éducation pouvait se réduire à la scolarisation et la réussite à la « réussite scolaire ». Certes, la loi rajoute – et c’est bien le moins ! – qu’il faut « faire partager aux élèves les valeurs de la République » et qu’on doit viser « le développement du sens moral et de l’esprit critique ». Mais ces finalités elles-mêmes sont rabattues sur « la forme scolaire » (4) de l’enseignement (à travers, par exemple, « l’enseignement moral et civique »), quand il eût fallu qu’elles structurent l’organisation de l’école, de la vie quotidienne de l’élève, de ses rapports avec la famille, les collectivités, les associations, les médias.

La « crise de l’éducation » - banalité s’il en est des analyses contemporaines – appelle un travail collectif sur ce qui fait grandir un enfant et émerger un citoyen : l’école et ses professeurs peuvent beaucoup pour installer, dans les classes, des espaces de décélération, de construction de la pensée, de rencontre avec les œuvres de culture… mais ils ne peuvent pas assumer seuls la tâche d’éduquer, au risque d’avoir le sentiment de ramer perpétuellement à contre-courant et de devoir « vider l’océan avec une petite cuillère ».

Ainsi, l’entreprise éducative requiert-elle aujourd’hui une mobilisation globale qui ne peut être simplement pensée en termes de prise en charge par les collectivités territoriales des « trous » ouverts dans l’emploi du temps hebdomadaire par la refonte des « rythmes scolaires ». C’est tout le « tissu éducatif » qui doit être réinterrogé : la machinerie publicitaire qui exalte le caprice sous toutes ses formes, les villes qui remplacent les gardiens de square par des caméras de vidéosurveillance, les chaines de télévision qui ont renoncé à programmer des journaux télévisés décryptant l’information pour les jeunes ou qui refusent obstinément la diffusion d’émissions en version originale sous-titrée qui permettraient aux enfants d’entendre des langues étrangères et d’apprendre leur langue maternelle en lisant les sous-titres… Certes, on imagine bien que le ministre n’allait pas se lancer dans l’énumération de ces très nombreuses mesures sociétales -pourtant essentielles pour éduquer ensemble nos enfants -, mais on regrette qu’en réduisant l’éducation à la forme scolaire, il limite la portée même du travail de l’École : cette dernière risque, en effet, de se trouver de plus en plus seule à formuler des exigences en termes de réflexion et de rigueur, de curiosité culturelle et de respect des valeurs fondatrices de la communication démocratique . (5)

Aussi, puisque la loi propose, à juste titre, la création de plusieurs « Hauts Conseils » (pour les programmes, pour l’évaluation), pourquoi ne pas créer un vrai « Haut Conseil de l’Education » (et pas de l’École !) composé de personnalités de la société civile, de l’éducation et de la culture qui aurait pour tâche de faire respecter le premier des droits de l’enfant : « le droit à l’éducation » ? Ce « conseil » devrait pouvoir s’autosaisir sur toutes les questions afférentes à l’éducation dans tous les domaines et interpeller les autorités et ministères concernés… Ce Haut Conseil permettrait aux enseignants de se sentir moins isolés dans leur tâche et permettrait donc vraiment de « refonder l’école ».

Mais la « refondation » décidément, n’est pas au rendez-vous. On voulait « refonder » et l’on se prépare à « réparer »… On répare la formation initiale des enseignants en créant les Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE), mais – à ce que l’on en sait - en maintenant le verrou du concours en cours de cursus, entre deux années de master qui devraient, au contraire, être deux vraies années de formation par alternance, en continue, avec une découverte progressive du métier par des stages d’observation, de pratique accompagnée, puis en responsabilité… Et, simultanément, on ne prend aucune disposition particulière pour la formation continue ! C’est un oubli préoccupant : les ESPE formeront 30 000 enseignants par an tout au plus, alors que c’est près d’un million d’enseignants et de personnels en activité qui doivent avoir droit à une formation continue de qualité ! D’autant plus qu’on sait aujourd’hui la plus-value indiscutable de cette formation dès lors qu’elle s’effectue en lien avec les problèmes professionnels rencontrés au cours de la carrière. Et l’on peut s’étonner que l’État qui a mis en place le « droit individuel à la formation » ainsi que le « crédit individuel de formation » - dispositifs certes insuffisants mais qui ont le mérite d’exister - ne les mette pas en œuvre de manière plus systématique et volontariste pour ses propres fonctionnaires, et ne les utilise pas pour des actions de formation proprement pédagogiques... Ceux qui comme moi – privilège de l’âge ! – ont vécu, en 1981, la mise en place des Missions académiques à la formation des personnels de l’Éducation nationale (MAFPEN) savent à quel point elles furent de formidables leviers de transformation et des creusets d’où naquirent des dynamiques très longtemps fécondes. Et, même si l’on peut entendre que la marge de manœuvre budgétaire du ministère est limitée et rend fort difficile le remplacement des enseignants pendant leur formation, pourquoi ne pas commencer, plus modestement, par les enseignants des « établissements difficiles » dont le « droit à la formation » devrait être garanti par la loi ? Et pourquoi, enfin, ne pas mettre en place un programme de formation pour les enseignants volontaires en dehors des temps de cours ? Je suis convaincu que la demande est importante et qu’il y aurait là un moyen de dynamiser, par ricochets, le système tout entier… En négligeant la relance de la formation continue, la loi se prive des moyens de ses ambitions ; en réalité, la « refondation » se coupe les ailes.

Réparation encore dans le domaine de la continuité éducative entre l’école primaire et le collège : la loi crée un « conseil école-collège (entre chaque collège et les écoles de son périmètre) qui propose des actions de coopération et d’échange ». L’annexe précise, de plus, qu’un cycle « CM2 / sixième » sera créé. Intéressantes initiatives, mais qui sont loin de répondre aux besoins. On attendait plus d’audace pour donner vraiment corps à la continuité éducative imposée par notre constitution elle-même : l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans (qui correspond à la fin de la troisième pour une grande majorité d’élèves) relève, en effet, de la responsabilité organique de l’État et la césure entre l’enseignement primaire et le collège, comme la systématique aspiration des pratiques du collège par celles du lycée demeurent une aberration du point de vue pédagogique comme institutionnel. Certes, on ne peut pas, du jour au lendemain, fusionner les deux instances, modifier brutalement les statuts et obligations de service des enseignants du premier ou du second degré… mais, compte tenu de la convergence des travaux des chercheurs dans ce domaine comme du caractère particulièrement éclairant des comparaisons internationales, un droit à des expérimentations plus poussées s’imposait. Il est sans doute encore temps de l’introduire.

Réparations aussi dans le domaine du numérique où la mise en place d’un système national d’offres mutualisées (dont les experts se demandent s’il représentera un vrai progrès) et la modification du code de la propriété intellectuelle (pour permettre une meilleure utilisation des documents numérisés dans l’école) semblent exonérer l’institution scolaire d’une réflexion de fond sur les pratiques pédagogiques requises : en effet, si l’on veut que l’ « accès à l’information » ne soit pas confondu avec « l’appropriation de la culture », que la fascination par l’outil ne fasse pas oublier la construction des connaissances sur le long terme, il ne suffit nullement de mettre en place des formations techniques ou de « sensibiliser (les élèves) aux devoirs liés à l’usage de l’internet et des réseaux ». Une « réflexion critique sur l’usage des nouveaux médias et outils numériques » ne s’improvise pas : il faut inventer de nouvelles pratiques pédagogiques quotidiennes où l’horizontalité des échanges s’articule avec la verticalité de l’exigence de vérité, où la mise en réseau permet de construire des connaissances de manière exigeante (6). Or nous ne savons pas vraiment encore faire cela… et il serait temps de développer des recherches fortes dans ce domaine.

Le projet de loi actuel confond donc souvent « refondation » et « réparations ». Cet écart est, d’ailleurs, visible dans la forme même qui nous est proposée : comment « refonder » avec un texte qui n’est qu’une série de modifications de textes antérieurs et qui ne se donne pas à lire dans une continuité structurante ? La loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 (7) , élaborée par Lionel Jospin et son équipe, avait le mérite de se présenter comme un texte « filé », lisible par tous… et qui avait, d’ailleurs, fait l’objet d’une diffusion massive, sous forme d’un fascicule, auprès des enseignants et parents. Cela n’avait pas suffit pour garantir sa bonne mise en œuvre, mais cela avait marqué les esprits ! Espérons que, très vite, le ministère actuel va diffuser un texte complet de la loi et non simplement la série juxtaposée des pansements qu’il pose sur les lois précédentes. C’est la condition minimale pour qu’un débat public ait lieu avant le vote au parlement… D’autant plus que la « concertation » préparatoire n’a guère associé que le millier de personnes traditionnellement impliquées dans le fonctionnement de l’institution. Certes, il ne pouvait être question de les écarter, mais cette « concertation » a donné le sentiment, dans les écoles et les établissements, de s’effectuer en vase clos, sans que les acteurs de terrain aient les moyens de s’en saisir. Il est encore temps d’aller vers eux, avec un texte complet et de vrais débats sur les enjeux de la loi et sur ses propositions, sur les finalités de l’éducation dans notre pays aujourd’hui et les modalités qui permettraient de les atteindre.


Un « projet à trous »

Car le projet actuel reste, pour beaucoup, un « projet à trous » : même si l’on comprend bien que la loi ne peut pas tout aborder, ni, a fortiori, tout régler, il est inquiétant de voir tant de questions reportées à plus tard et, sur beaucoup de points essentiels, de ne voir se profiler à l’horizon que de « bonnes intentions »… Et, encore, beaucoup d’entre elles n’apparaissent-elles que dans l’annexe au projet de loi : ainsi en est-il du rôle des cycles ou de l’organisation de l’éducation prioritaire, de l’accueil des élèves en situation de handicap (on n’évoque l’avenir des RASED que dans une phrase sibylline pour indiquer que « leurs missions et leur fonctionnement évolueront pour concevoir des relations de complémentarité dans l’ensemble des dispositifs d’aide »)… Ainsi en est-il aussi du sport scolaire, de la place des parents, du « collège unique » ou de la question – pourtant très médiatisée - des « rythmes scolaires », etc. On ne peut imaginer que les cartons du ministère sont vides sur tous ces sujets, et, même si l’on se doute que les négociations avec les partenaires, doivent se poursuivre, au moins pourrait-on nous en fournir les bases...

Et puis, comment accepter que la loi fasse quasiment le silence sur le domaine éminemment stratégique des lycées ? Certes, on doit se réjouir que l’État incite les Régions à mettre les locaux des lycées à disposition d’activités de formation non scolaires : il est scandaleux que certains bâtiments ne soient utilisés qu’un jour sur deux à l’échelle d’une année civile ! Mais il va falloir aussi mettre la législation en conformité avec cette exigence, car, aujourd’hui, les problèmes juridiques et administratifs sont, dans ce domaine, considérables ! Et il ne conviendrait pas de faire porter aux Régions la responsabilité de difficultés face auxquelles elles sont presque complètement désarmées ! Reste que, sur l’avenir même des lycées - leur place dans le système et leur fonctionnement - le projet de loi ne dit rien et l’annexe n’évoque cette question que de manière très générale, repoussant de mystérieuses « évolutions substantielles » à 2014. Mais peut-on « refonder » notre École en laissant ainsi un pan entier en jachère ?

Quant aux propositions sur l’orientation, elles n’évoquent que très rapidement, et toujours dans l’annexe, la mise en place annoncée – sous l’égide d’un autre ministère, il est vrai – du « service public de l’orientation » dans le cadre des Régions. Or, sans une articulation précise des responsabilités réciproques, nous risquons de nous trouver là face à de graves problèmes de fonctionnement, à des rivalités inutiles et à beaucoup d’énergie gaspillée. En revanche, il faut saluer, dans ce domaine, la création d’ « un parcours individuel d’information, d’orientation et de découverte du monde professionnel » pour tous les élèves (et pas seulement pour « les élèves en difficulté »). C’est une excellente initiative qu’il faudra absolument veiller à mettre en œuvre… Même si, tant que l’enseignement professionnel, sous toutes ses formes, n’aura pas acquis – enfin ! – son égale dignité avec la formation académique, le système de distillation fractionnée par l’échec dans les disciplines générales continuera de fonctionner.

Car notre École est malade de ses 150 000 jeunes qui sortent chaque année sans diplôme. Certes, on doit travailler à réduire ce chiffre en amont, dès l’école maternelle et primaire, par la maîtrise des « savoirs fondamentaux », et tout au long de la scolarité, grâce à un suivi plus régulier des élèves et à l’organisation d’activités d’apprentissage plus mobilisatrices pour eux… Certes, l’annexe de la loi fournit quelques perspectives intéressantes sur la « lutte contre le décrochage scolaire », en particulier par la mise en place d’un « référent » dans les établissements concernés, la promotion (encore bien trop timide pourtant) de la « formation initiale différée » (qu’il faut absolument amplifier en développant systématiquement les expériences d’ « éducation récurrente »), et l’affirmation essentielle que « tout jeune sortant du système éducatif sans diplôme doit pouvoir disposer d’une durée complémentaire de formation qualifiante qu’il pourra utiliser dans des conditions fixées par décret » : décision de toute première importance qu’on aurait bien aimé voir dans la loi elle-même et assortie de son cadre d’application.

Pour autant, tant que le système ne repensera pas l’orientation vers les filières professionnelles de manière positive, avec un véritable accompagnement pédagogique et social, on peut craindre qu’il continue à fonctionner comme une centrifugeuse, excluant toujours ceux qui sont le moins en phase avec le « modèle dominant » et les condamnant à « tenir les murs », comme on dit dans les « cités », en attendant de pouvoir bénéficier de dispositifs de « raccrochage »… Il est donc temps de proposer aux jeunes, après l’instruction obligatoire, une orientation où tous les cursus de formation soient présentés clairement avec leurs spécificités et les possibilités qu’ils ouvrent… Et il est temps, pour la formation professionnelle initiale – qui ressemble, de plus en plus, à une jungle - de faire converger les aides et rémunérations qui sont aujourd’hui bien trop disparates : bourses d’enseignement scolaire, salaire d’apprenti, rémunération d’un contrat de qualification, rémunération de stagiaire de la formation continue, indemnisation de service civique, etc. L’ « allocation de formation » pour tous les jeunes – et pas seulement ceux qui suivent des études universitaires – faisait partie du contrat de gouvernement élaboré par le PS et EELV : il est urgent de s’engager dans cette voie… et, si les moyens manquent, au moins faut-il fédérer les énergies en associant tous ceux et celles qui sont concernés : les Missions locales, par exemple, ne peuvent rester à l’écart de la « refondation », au risque d’entériner la fracture sociale entre deux jeunesses qui, malheureusement, s’ignorent de plus en plus.

Des enjeux fondamentaux à inscrire au cœur d’un authentique « refondation »

C’est une lapalissade : on ne refonde pas sans fondements. Et les « fondements » - pour une loi sur l’éducation, comme pour une maison à construire – ce ne sont pas les « fondations ». Il faut évidemment les unes et les autres : des « fondations » pour que, techniquement, la maison ne s’effondre pas… et des « fondements » pour qu’elle ait une « finalité partagée » qui, seule, permet à chacune et à chacun d’adhérer au projet de sa construction, de se mobiliser autour de ce projet et de garantir sa pérennité comme son bon usage. Le projet de loi actuel fournit quelques matériaux pour poser des « fondations », il ne permet guère de se représenter les « fondements » de la « refondation » annoncée.

Ces fondements relèvent d’abord, pour moi, des rapports que nous voulons établir avec nos enfants, ainsi que du projet que nous avons pour eux et pour le monde où nous les accueillons. Ils relèvent d’une intention, d’une conviction structurante, d’une perspective assumée, d’une « foi » dirait peut-être Ferdinand Buisson dont le ministre est un éminent spécialiste (8). Quelle « foi laïque » peut-elle donc fonder l’éducation aujourd’hui ? La foi dans la capacité des petits d’hommes à résister à la folie consommatrice qui pille le monde… la foi dans la capacité des professeurs à substituer, chez leurs élèves, le plaisir de penser à la satisfaction pulsionnelle immédiate… la foi dans la faculté de la culture à réunir les humains en leur faisant partager les questions anthropologiques qui les tenaillent… la foi dans la force de la coopération pour mobiliser les énergies et faire vivre la solidarité… la foi dans le pouvoir de nos institutions à « instituer », à « faire tenir debout » des hommes et des femmes pour qu’ils fassent vivre, au quotidien, une vraie démocratie. Cette foi là – un humanisme pour la modernité en quelque sorte – impose un sursaut éducatif collectif. Elle impose aussi d’identifier quelques leviers qui permettent de mobiliser les « acteurs » - comme on dit aujourd’hui – pour en faire des « auteurs » - comme on devrait dire…

Dans cette perspective, je pointerais trois leviers qui me semblent devoir – parce qu’ils sont au cœur d’enjeux fondamentaux – être mis au premier plan dans le projet de loi pour structurer la « refondation » de l’école : la place de la culture, les outils d’évaluation et le pilotage du système.

La place de la culture d’abord : je me réjouis qu’elle soit réaffirmée dans le « socle commun », mais insuffisamment à mon sens. La culture, en effet, ne doit pas être une des dimensions du « socle », elle ne peut en être que le « principe » : nous devons transmettre à nos enfants « ce qui fait culture », c’est-à-dire ce qui, selon la formule d’Olivier Reboul, « les libère et les unit ». Les « outils », les « compétences », les « savoirs » de toutes sortes, ne « font culture » que s’ils sont ressaisis dans le mouvement de leur émergence, là où ils émancipent parce qu’ils permettent de comprendre le monde et d’agir sur lui (9). Ce que nous devons transmettre, ce ne sont pas des « morceaux de connaissances fossilisées », aussi progressivement et rationnellement possible, ce sont les tressaillements d’une intelligence qui s’exhausse au-dessus de la fatalité et de la facilité, se découvre en découvrant son pouvoir d’agir. Et cela – si on le prend au sérieux – impose de repenser complètement les programmes autour des « questions vives », des « moments critiques », des « expériences nodales », bref autour de ce que les pédagogues nomment, souvent maladroitement, « le sens » (10) . C’est par là – et par là seulement – que l’éducation scolaire, sociale, médiatique, etc. pourra contrecarrer efficacement l’instrumentalisation scientiste et la normalisation technicienne qui sont les revers inévitables du libéralisme pulsionnel… Face à la surexcitation pulsionnelle dominante, la fuite en avant dans l’immédiateté, l’évitement de la pensée pour se réfugier dans la jouissance narcissique individualiste, seule une éducation fondée délibérément sur la culture (et non sur des « compétences techniques ») « fera le poids ». Seule, elle pourra « refonder » l’éducation.

Les outils d’évaluation sont, bien évidemment, liés à la conception que l’on se fait de la transmission. Quand on ne transmet que des « compétences techniques », on peut évaluer par des QCM ou des épreuves standardisées qui permettent de construire facilement des palmarès individuels et collectifs. Quand on place la culture au premier plan, il faut évaluer des « projets », des « chefs d’œuvres », comme cela se faisait déjà chez les Compagnons du Moyen-Age. Or, c’est peu dire que, sur ce point, la politique actuelle est décevante… On croit savoir que le ministère aurait décidé de maintenir les évaluations annuelles en CE1 et CM2 (même si, semble-t-il, il ne les traitera que sous forme d’échantillon national et académique et sans consolidation départementale). Or, ces évaluations, c’est le lit de Procuste : on ne forme plus que ce qui permet de réussir à leurs épreuves… on en oublie ce qui n’est ni quantifiable ni évaluable selon les standards imposés… on met en scène socialement les résultats obtenus pour justifier ce qui les fonde : que la mise en concurrence est le gage de la qualité. L’évaluation se confond ainsi systématiquement avec la normalisation hiérarchisante, quand elle devrait être conçue comme un outil au service de cette « progressivité des apprentissages » qu’on met « au cœur de la refondation ». On invite, encore et toujours, les élèves, les maîtres et les établissements à se comparer aux autres quand il faudrait les inciter à se comparer à eux-mêmes, à se donner des défis, à se dépasser sans cesse dans des réalisations qui attestent d’acquisitions structurantes. L’idéologie dominante reste, selon la formule de Paulo Freire, une « pédagogie bancaire » où les savoirs humains sont réduits à de simples « utilités scolaires »…

Et tout cela converge évidemment vers la « vache sacrée » de l’enseignement français à laquelle on se garde bien de toucher, même timidement : le baccalauréat. À vrai dire, qu’il existe encore aujourd’hui une seule personne pour défendre un examen où un 13 en physique peut rattraper un 8 en français est proprement hallucinant ! Et que l’on hésite à remplacer cet examen – comme le bon sens pédagogique l’imposerait – par la formule des « unités de valeur » est tout à fait surprenant ! On sait, en effet, que seul un système permettant de combiner des « UV » - qui doivent, chacune, être maîtrisées et donner lieu à des réalisations valorisantes  (11) – est susceptible de favoriser une véritable personnalisation des parcours, de mobiliser les élèves sur des enjeux qui font sens pour eux. De plus, ce système devrait permettre, tout à la fois, de supprimer l’ennui et le redoublement en organisant systématiquement des « groupes de besoin » à côté des classes traditionnelles - qui constituent de nécessaires groupes de référence, mais ne permettent plus, à elles seules, de couvrir les besoins des élèves.

Et enfin, dans la droite ligne de ces perspectives, il est absolument nécessaire aujourd’hui de revoir le pilotage du système. Nous sortons d’une période où la logorrhée managériale nous a épuisé et s’est épuisée : « Mobiliser les acteurs pour créer des synergies à partir d’un diagnostic partagé… Co-construire des évaluations objectives sur la base d’un partenariat efficace afin d’élaborer des plans stratégiques permettant de définir des orientations opérationnelles… Définir les indicateurs quantitatifs d’efficience afin d’optimiser les investissements des niveaux de responsabilité concernés… »  Tout ce verbiage – souvent manipulé avec les meilleures intentions du monde - n’est qu’un cache-sexe permettant à l’idéologie de la concurrence systématique et du contrôle technocratique de se diffuser tranquillement : on renonce à prendre au sérieux les « auteurs sociaux » et l’on tisse autour d’eux un réseau de contraintes qui paralyse toute initiative. Chacun fait de son mieux pour faire bonne figure dans les « concertations partenariales » qu’impose la hiérarchie, mais nul n’est dupe : au bout du compte, ce qui reste déterminant, c’est le « rapport qualité / prix » dans un système où le pouvoir reste aux mains des « contrôleurs-évaluateurs-inspecteurs » de tous poils…

Il est temps de revenir à l’essentiel : l’Éducation nationale ne deviendra un système adulte, construit au quotidien avec des professionnels adultes impliqués, que si l’on distingue nettement ce qui relève du « cahier des charges » imposé légitimement par la représentation nationale de ce qui relève de la liberté d’initiative et de la créativité collective des « auteurs locaux ». Il est normal, sain et facilitateur que l’autorité institutionnelle dise clairement quels sont les « passages obligés » qui s’imposent à tous… et, c’est parce qu’elle dira cela clairement qu’elles ouvrira, en même temps, de vrais espaces de liberté où les personnes pourront travailler sans avoir le sentiment d’être espionnées en permanence avec la peur panique d’être prises en faute.

C’est pourquoi l’on attend d’un « loi d’orientation » qu’elle définisse très précisément les « chapitres obligés » des projets d’école et d’établissement à partir des finalités que se donne la Nation pour son institution scolaire : cela concerne, bien sûr, les objectifs finaux d’apprentissage au terme de chaque cycle, mais aussi les conditions de structuration d’un collectif pacifié, la formation à la démocratie (dans le cadre, par exemple, de l’élection et de la formation des délégués d’élèves (12) ), la formation à la recherche documentaire (dont le numérique n’est qu’une modalité), les relations avec les parents et les collectivités territoriales. Cela concerne également la nécessaire mixité sociale, l’organisation du suivi personnalisé des élèves, les relations avec le tissu associatif et économique de proximité… Mais fixer des exigences en termes de « cahier des charges » ne signifie nullement normaliser les modalités de leur mise en œuvre, tout au contraire : si l’on veut que les « auteurs sociaux » agissent avec l’intelligence du terrain, en mobilisant leur inventivité en fonction des ressources et contraintes locales, il faut leur laisser la liberté d’incarner de manière originale les exigences que le système leur impose : accompagner la progression des élèves, oui… mais pourquoi avec le même livret partout ? Former à la morale laïque, oui… mais pourquoi avec un enseignement calibré quand on sait que des « ateliers philo » ici, la pratique du « conseil d’élèves » là sont des modalités dont l’efficacité a été attestée ? Il faut aujourd’hui, pour sortir de la « dépression scolaire », « donner de l’air » aux enseignants et cadres de l’Éducation nationale, remplacer le contrôle pyramidal a priori par un accompagnement bienveillant. L’arrogance a trop longtemps été de mise dans cette institution où l’on a oublié pendant dix longues années que « ministre » veut dire « serviteur ».

Et, pour concrétiser tout cela, la loi elle-même doit donner des signes plus tangibles que les affirmations trop générales de son annexe sur « l’utilisation raisonnée de l’autonomie » et la volonté du ministère de « repérer et diffuser les innovations les plus pertinentes ». Pourquoi ne pas transformer les « inspecteurs » en « formateurs » et les rattacher aux ESPE ? Pourquoi ne pas instaurer, là tout de suite, un droit à l’expérimentation ? Pourquoi ne pas s’inspirer du courage qu’avait eu, à l’époque, Alain Savary ? Rien n’empêche de permettre, au sein des établissements, la création de « micro-collèges » ou de « micro-lycées », réunissant l’équivalent de deux à quatre classes, et où des professeurs volontaires effectueraient la totalité de leur service, organisant leurs activités d’enseignement au plus près des besoins des élèves. Là encore, il conviendrait de leur imposer un cahier des charges précis, tout en leur laissant, corollairement, une grande liberté d’organisation.

On l’aura compris : le « projet de loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école » est un texte important, porteur d’espoir, mais encore décevant. Parions que c’est parce qu’il est inachevé… On nous dit que son passage devant le parlement risque d’être repoussé en raison de l’engorgement législatif : cela laisse donc le temps de l’amender, voire de le restructurer… L’enjeu est important. Nous ne retrouverons pas, d’ici longtemps, une telle fenêtre de tir. Ne laissons pas passer l’occasion.

Philippe Meirieu

Professeur en sciences de l’éducation
 à l’université Lumière-Lyon 2
Vice-président de la Région Rhône-Alpes (EELV),
délégué à la formation tout au long de la vie

Notes :
2  C’est aussi l’analyse de François Jarraud dans son texte du 6 décembre sur Le Café Pédagogique : « Loi d’orienttion : où est le Nord ? », http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2012/12/[...]
3  Sur ces éléments, voir Philippe Meirieu, Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, Rue du Monde, 2009.
4  L’expression est du sociologue Guy Vincent qui décrit par là une organisation des apprentissages, historiquement datée, segmentée dans l’espace et dans le temps, centrée sur des exercices n’ayant d’autre objectif que l’apprentissage et l’évaluation proprement scolaires.
5  Ces valeurs sont parfaitement résumées par le pédagogue Édouard Claparède sous le terme de « probité » : http://www.meirieu.com/BIOGRAPHIE/claparedemoraletpolitique.htm
6  Voir, sur ce point, mon texte dans l’ouvrage collectif L’école, le numérique et la société qui vient (Denis Kambouchner, Philippe Meirieu, Bernard Stiegler, Mille et une nuits, 2012) : http://www.meirieu.com/ARTICLES/pedagogie_numerique.pdf
Voir aussi les analyses de Pierre Frackowiak : « Le numérique… pour quelle refondation ? », http://www.educavox.fr/actualite/debats/article/le-numerique-pour-quelle
8  Voir Vincent Peillon, Une religion pour la République – la foi laïque de Ferdinand Buisson, Seuil, 2010.
9  Voir Philippe Meirieu, Un pédagogue dans la Cité – conversations avec Luc Cédelle, Desclée de Brouwer, 2012.
10  C’est pourquoi je suis absolument convaincu qu’il revenait au ministre de suspendre l’application des programmes du primaire de 2008, qui représentent un terrible recul dans ce domaine, pour revenir – à titre transitoire et avant que de nouveaux programmes ne soient élaborés – aux programmes de 2002.
11  Ce que la formation des adultes commence à faire à travers, par exemple, la mise en place du portfolio.
12  Dont il n’est, étrangement, nulle part question !


Peillon : "Les enseignants ont besoin de sentir que leur administration est à leurs côtés"

Comment combler le fossé entre les enseignants et l'institution ? Un ministre peut-il réellement faire évoluer les pratiques des enseignants ? Comment dépasser les frustrations générées par la réforme des rythmes scolaires ? Le financement du numérique éducatif est-il suffisant ? Vincent Peillon souhaite remettre en route la confiance. Il l'explique dans cet entretien réalisé durant les vacances de Noël 2012-2013. Il annonce la décentralisation des budgets pédagogiques des établissements.

La grande œuvre du premier trimestre, la loi d'orientation, est faite. Quel a été le moment le plus difficile dans sa rédaction ?  Finalement n'a t elle pas laissé au domaine réglementaire ou contractuel trop de points qui restent en suspens ?

Ecrire une loi est un exercice à la fois passionnant et complexe. La hiérarchie des normes est ce qu’elle est, elle s’impose à nous : il y a ce qui est d’ordre législatif, et ce qui ne l’est pas, qui est du domaine réglementaire ou contractuel. Nos concitoyens ne savent pas toujours que ce qui leur semble le plus important ne relève pas de loi, que celle-ci ne peut être ni trop générale, ni trop précise. Quoi qu’il en soit, le plus important, lorsque l’on doit traduire en termes législatifs et technique un projet politique, un projet qui engage l’avenir de l’école de notre pays, c’est de ne jamais oublier nos objectifs : en quoi telle ou telle mesure, tel ou tel alinéa, va contribuer à améliorer la réussite de nos élèves ? Je crois que nous y sommes parvenus, notamment au travers du rapport annexé qui balaye de très nombreux sujets. Et surtout, ne perdons pas de vue – je l’ai toujours dit, que la loi était une étape – certes essentielle – mais une étape seulement de la Refondation qui s’étalera sur cinq ans.

La question des rythmes scolaires génère beaucoup de frustrations. Est-il commode de faire travailler ensemble les acteurs de l'Ecole ? De décentraliser?

Notre pays est parfois étonnant. Tout le monde s’accorde pour dire que le passage à quatre jours en 2008 était une mauvaise réforme, que les journées de nos enfants sont trop chargées, leurs semaines trop courtes, que l’organisation actuelle du temps nuit aux apprentissages, que les enseignants ont le sentiment de courir en permanence pour « faire le programme » à des élèves fatigués, que ce sont les élèves les plus en difficulté qui pâtissent de cette situation – on le voit d’ailleurs, avec les résultats des dernières évaluations internationales. Mais dès lors que l’on s’attaque à la résolution du problème, tout devient prétexte à critiques – d’ailleurs contradictoires entre elles – et à polémiques : c’est trop, c’est trop peu, c’est trop rapide, trop lent… Il faut dépasser cela : il y a une concertation, puis des négociations. J’ai entendu et écouté chacun. Le gouvernement fait un effort sans précédent en créant un fonds de 250 millions d’euros pour accompagner cette réforme. Je suis confiant. Les frustrations dont vous parlez disparaîtront vite car c’est l’intérêt des enfants qui est en jeu : les parents, les enseignants, les maires le savent bien. D’ailleurs, un des grands apports de cette réforme, c’est justement qu’elle va conduire les différents acteurs – l’école, les collectivités, les associations, les parents… - à travailler ensemble pour repenser les temps de l’enfant, le temps des savoirs, des découvertes, de la culture, du sport. C’est cela, refonder l’école.

Le répartition des postes pour la rentrée annonce plus de 800 nouveaux postes sur Créteil. C'est énorme. Cet objectif peut il être atteint ?

Plus de 800 postes, c’est un effort important, mais c’est un effort à la fois indispensable et juste. Tout d’abord, la démographie de l’Académie de Créteil est très dynamique. 466 000 élèves y sont scolarisés, et à la rentrée 9500 élèves supplémentaires sont attendus (5500 dans le primaire et plus de 4000 dans le secondaire). Il est donc bien normal de répondre à cette hausse attendue d’effectifs, d’autant que cette Académie, qui concentre d’importantes difficultés territoriales, sociales et scolaires n’a pas été épargnée, loin de là, par les suppressions de postes de ces dernières années. S’il y a un territoire sur lequel nous devons, d’urgence, mettre en œuvre nos priorités pédagogiques c’est bien celui-là : l’augmentation du taux de scolarité des enfants de moins de trois ans - aujourd’hui particulièrement faible - et le dispositif plus de maîtres que de classes, doivent très vite y porter leurs fruits. Dans le second degré, nous avons choisi de renforcer les moyens des établissements rencontrant la plus grande difficulté scolaire : je ne vous apprends rien en vous disant que Créteil est particulièrement concerné. Il y a, en outre, une difficulté particulière en matière de remplacement, en Seine-Saint-Denis notamment. Nous ne pouvons plus accepter que des dizaines de classes se retrouvent, dès la rentrée, sans enseignant. Ces créations de postes permettront de commencer à répondre à tous ces enjeux. Cet objectif sera tenu, car nous avons augmenté très sensiblement le nombre de postes aux concours, notamment dans le premier degré. On ne peut pas déplorer, et ne rien faire !

La relance du numérique éducatif bénéficie t elle des moyens suffisants ?

Le numérique est une priorité pour l’Éducation nationale. Elle nécessite une mobilisation de tous les acteurs concernés : l’État bien sûr, dans toutes ses composantes, les collectivités territoriales, nos partenaires publics et privés mais aussi l’Europe. Comme je l’ai annoncé le 13 décembre dernier, nous y avons mis les moyens. Le budget du ministère alloué au numérique éducatif sera quasiment triplé en 2013 (10 M € au lieu de 3,6 M€). Il s’agit là essentiellement de financement pour soutenir  la production et à la diffusion de ressources numériques éducatives. D’autre part, les budgets pédagogiques des établissements scolaires, dont une partie avait été centralisée par le précédent gouvernement, seront redéployés dans les académies pour redonner aux enseignants la possibilité de choisir comment ils seront utilisés. Dans le cadre des investissements d’avenir, un nouveau budget de 15 M€ sera spécifiquement dédié à la recherche-développement dans le domaine de l’utilisation du numérique pour les apprentissages fondamentaux.

Les collectivités territoriales, qui ont en charge l’équipement des établissements scolaires, ont bien saisi l’importance de l’enjeu. Elles ont déjà beaucoup investi et sont décidées à poursuivre leurs efforts. Pour les accompagner, nous travaillons actuellement à mobiliser les fonds européens du FEDER, qui permettent de cofinancer des investissements dans le domaine du numérique à hauteur de 50%. La moitié des académies utilisent d’ores et déjà cet instrument. Dès 2013, toutes se rapprocheront des conseils régionaux et généraux afin de construire des dossiers recevables par les instances européennes. Par ailleurs, la connexion au très haut débit est essentielle. Il faut que les communes qui ont des difficultés financières soient aidées pour connecter et équiper leurs écoles. C’est le sens de la convention que je signerai très prochainement avec la Caisse des Dépôts et Consignations.

Il ne faut pas non plus oublier l’effort que nous allons faire dans le domaine de la formation, initiale et continue, des enseignants. Le numérique sera dans l’ADN même des ESPE. Notre mobilisation est totale pour faire entrer l’École dans l’ère du numérique.

Les ministres précédents ont creusé un fossé entre l'institution et de nombreux enseignants. Le combler vous parait il nécessaire ? Quels sont les bons signaux, les bons actes vers les enseignants susceptibles de le faire ? Revalorisation ? Reconnaissance des équipes ? Liberté supplémentaire pour chaque enseignant ?

Il y a eu, c’est vrai, une véritable rupture entre les enseignants et l’institution. Ce qui doit nous interpeller, c’est que cette défiance dépasse le cadre de l’adhésion ou du rejet à l’égard de tel ou tel ministre, de telle ou telle orientation : elle est plus générale. Les enseignants ont souvent l’impression qu’on ne les écoute pas, qu’on ne respecte pas assez leur travail. Cela peut créer un sentiment d’isolement, du découragement. Alors oui, il faut combler ce fossé. Les enseignants ont besoin de sentir que leur administration est à leurs côtés, que ce soit lorsqu’ils ont un projet pédagogique à porter, des souhaits d’évolution de carrière (pour faire de la formation, de la recherche…) ou, sur un tout autre plan, lorsqu’ils sont victimes d’agression.

Je veux surtout qu’on leur fasse davantage confiance, et j’attache à ce titre beaucoup d’importance au dialogue social. Les professeurs méritent de la considération pour ce qu’ils font et ce qu’ils sont capables de faire, dans leur classe, dans leurs équipes, dans leurs établissements. Ils ont des compétences, une capacité d’initiative : il ne faut ni en douter, ni les brider, mais au contraire, s’en servir pour Refonder l’école. On ne peut pas changer l’école, la faire progresser, sans eux. Cela passe, je le crois, par un encouragement réel au travail d’équipe, ce qui suppose des responsabilités, et une certaine autonomie pour mener des projets au service de la réussite des élèves. Il est aussi essentiel qu’ils puissent inscrire leur action dans le temps : rien n’est plus démoralisant que de s’investir dans un projet, d’obtenir des résultats et de devoir tout arrêter l’année d’après parce que l’on a perdu les moyens ou l’accompagnement nécessaire. Tout ceci est sur la table.

Changer l'Ecole passe bien sur par changer les pratiques des enseignants. Est ce un objectif accessible à un ministre ?

Changer les pratiques est un travail de longue haleine, qui nécessite du temps, de la constance, une idée claire de ce vers quoi nous voulons aller. Cela ne peut être imposé d’en haut, d’un claquement de doigts car ce dont il est question, c’est du travail de plus de 800 000 personnes, dont la plupart exercent depuis des années qui connaissent très bien leur métier et le font bien. Mais le monde et la société changent. Les enfants d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’il y a 20 ou 30 ans. Les modalités d’accès au savoir ont été bouleversées par les nouvelles technologies. L’école doit donc évoluer, et cette évolution repose en très large partie sur les pratiques des enseignants. C’est pour cela que j’ai fait de leur formation la priorité des priorités, en créant, par la loi, les écoles supérieures et du professorat et de l’éducation. Les jeunes enseignants qui en seront issus auront, outre une solide formation disciplinaire, de vraies compétences en matière pédagogique ainsi qu’une expérience du terrain. En entrant ainsi, progressivement, dans leur métier, ils auront le temps de la réflexivité sur leurs pratiques, la possibilité de travailler en équipe, l’envie de faire des projets : toutes ces choses qui sont impossibles lorsqu’on est envoyé, sans aucune formation, devant des élèves, comme cela a été le cas les années passées. 

Il faut aussi, c’est essentiel, travailler à la formation continue – ce sera d’ailleurs l’une des missions des ESPE et s’appuyer sur l’expérience des enseignants innovants. Nous devons faire des progrès pour diffuser les bonnes pratiques en utilisant les enseignants eux-mêmes, qui sont les plus crédibles pour montrer à leurs pairs, leurs collègues, ce que l’on peut faire et ce qui marche. Sans doute cela nécessite de bouger des lignes, de réfléchir ensemble aux métiers, aux services : chacun sait que j’y suis prêt.

Propos recueillis le  janvier 5 janvier 2013


 

Sur le site du Café

Par fjarraud , le mercredi 23 janvier 2013.

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