Denis Meuret :
gouverner l'Ecole
![Vygotski](../PublishingImages/vygoAlbi.jpg)
Vygotski ! Qui n'a pas déjà entendu au moins une
fois le nom du psychologue russe, devenu tellement prisé dans
les discours de formation qu'on n'en n'oublie parfois la lecture à la
source... Alors, quand le Café a reçu l'invitation à un colloque de
chercheurs spécialistes du grand homme, il a sauté sur l'occasion...
D'abord, les voir en vrai, les Schneuwly, Bronckart, Rochex et autres
experts. Avec une petite arrière-pensée : ce qu'ils se disent entre
eux, entre chercheurs, dans ces fameux colloques scientifiques, peut-il
être entendable par les béotiens que nous sommes, chargés de faire
apprendre, au quotidien, à des hordes "d'apprenants" parfois bien
rétifs aux lumières du savoir ?
Après deux
jours de
communications intenses, au cours desquelles l'envoyé du Café a souvent
dû faire appel à son dictionnaire, et une semaine de relecture de
notes, nous tentons le défi : donner à lire (et à entendre) aux
lecteurs du Café ce que nous avons pu attraper de la pensée des équipes
de recherche.
Attention : ce que nous en écrivons
n'a pas été relu par les auteurs, et ne saurait donc être la traduction
exacte de ce qu'ils ont dit. Mais après tout, pour les prendre au pied
de la lettre, c'est bien le moins : d'un discours savant, on ne saurait
se faire qu'une "représentation", en fonction de notre propre "zone de
développement proche" (ou "zone proximale de développement", selon les finesses des traductions... Assumons donc, cette douce incertitude...
Dans
les instances de formation, l'influence de Vygotski est réelle, mais souvent contestée. Elle est même parfois à l'origine de violentes
polémiques entre tenants de différents courants pédagogiques : les accusations pleuvent, de mettre en péril l'avenir des élèves.
Pour tenter
un raccourci simpliste, on ramène souvent la bataille à deux camps
caricaturaux :
- les uns tenant de "l'élève au centre, pour
qui l'apprentissage ne se déconnecte pas des relations sociales, du
travail par groupe, de la liberté de l'individu, voire de la
spontanéité...
- les autres, défenseurs des "savoirs", pour
qui l'Ecole est d'abord discipline (aux deux sens du terme),
répétition, effort, traitement de l'information, dans l'espoir
d'arriver ultérieurement à "sortir de soi" par la maîtrise des
différentes grammaires disciplinaires...
Dans ce
contexte, et en fonction de l'influence idéologique dominante, ces
dernières années ont vu se développer deux types de critiques sur
l'Ecole et les instances de formation, qui paradoxalement se rejoignent
parfois :
- une critique du laxisme post-soixante-huitard,
rendue plus forte par l'arrivée en force des neuro-sciences (voir
l'analyse de Jacques Fijalkow )
- une critique
"anti-libérale" pour qui le développement des thématiques autour des
pédagogies centrées sur l'Enfant, l'évaluation ou de
l'enseignement par "compétences" ne seraient que la dérive libérale par
laquelle les orientations internationales (Processus de Nice, de
Lisbonne...) souhaiteraient remettre en cause le cadre national de
l'Ecole pour mieux l'ouvrir à la concurrence. Ils reprochent donc, en
quelque sorte, aux "pédagogistes" de n'être que les otages des
libéraux...
![salle](../PublishingImages/salle.JPG)
Plusieurs intervenants du
colloque d'Albi évoquèrent en filigrane cette question, notamment
Bernard
Schneuwly, qui insista sur l'impérieuse nécessité de tenir
les deux "filons" de la pensée de Vygotski : si le
"socio-constructivisme", issu du courant anglo-saxon, s'intéresse aux
relations, au contexte, aux compétences, le courant
"historico-culturel" se centre sur l'acte d'enseignement,
l'indispensable rapport aux savoirs et aux disciplines comme moyen de
penser progressivement le monde.
"La
régulation des rapports avec l'élève, l'intérêt, les relations se font
à travers les contenus, les œuvres, et pas l'inverse. C'est l'activité
de l'élève qui fait naître l'intérêt, et pas l'intérêt qui fait naître
l'activité".Et c'est sans doute une
des principales leçons qu'on peut dégager à la lecture des différentes
interventions des chercheurs : pour être efficace, l'Ecole ne doit pas
se laisser enfermer dans deux positions extrêmes qui la menacent. Elle
ne saurait être efficace sans asseoir fondamentalement sa réflexion sur
l'histoire des savoirs, progressivement construits par l'Humanité pour
résoudre les problèmes qui se posaient à elle. C'est notamment le point
de vue de
Jacques
Bernardin. Elle ne doit pas se centrer sur une didactique
exclusive, qui oublierait que le rapport au savoir n'est pas identique
pour tous les élèves, selon leur culture familiale.
Jean-Yves
Rocheix expose notamment comment les "pédagogies invisibles"
à l'oeuvre dès la maternelle peuvent mettre à distance certains élèves
en renforçant les "malentendus scolaires".
Bref,
pour reprendre les mots d'un intervenant,
"la psychologie et la sociologie
sont dans un bateau, condamnées à ramer ensemble pour comprendre ce que
l'élève apprend, et comment il apprend". « Il ne faudrait pas
instrumentaliser Vygotski !... » dit une autre...
« Si on prend Vygotski, il faut
prendre tout. On fait dire à Vygotski des choses contradictoires,
surtout dans l'enseignement primaire… »...![salle](../PublishingImages/salle2.JPG)
Laissons la conclusion
à J.-P. Bronckart, appelant à ne pas jeter les découvertes de chaque
courant de la psychologie, mais au contraire à s'en nourrir pour éviter
les raccourcis et les instrumentalisations :
« La spécificité de l'espèce
humaine, c'est l'importance du pouvoir des groupes (et des individus)
sur leur propre développement, contrairement aux autres espèces »Après
tout,
« Enseigner,
c'est faire signe, dans tous les sens du terme ».
Reprenant à leur compte l'origine latine du mot (insignare, insignire :
«signaler, désigner»), le colloque invite en filligrane les enseignants
à prendre toute leur place dans la classe, pas à disparaître. Tout un
programme...