Mais pourquoi donc la Science n’arrive pas à penser comme nous ? 

L’association "Famille-Ecole-Education", acteur très actif dans la polémique pour le retour au B-A-BA pur, partisan d’une retour "à une école où les professeurs enseignent et où les élèves apprennent" comme le précise l’invitation, organisait le 26 avril un "colloque" parisien sur le "fonctionnement cérébral et l’apprentissage". Comme le Café ne recule devant rien pour informer ses lecteurs, c’était une occasion à ne pas manquer pour aller entendre de près ce courant qui a tant les faveurs de M.. le Ministre…

L’entrée dans la salle de l’Ecole Normale Supérieure est saisissante : "On sait depuis longtemps que les inspecteurs traquent les partisans de la méthode syllabique" explique Lucien Israël (de l’Institut !) avant de passer la parole au premier intervenant, le docteur Jean-François Demonet, neurologue de l’INSERM.

"La révolution des vingt dernières années, c’est la mise en évidence du "paradigme biologique de l’esprit" attaque bille en tête le professeur : tout stimulus entraîne une activité spécifique dans le cerveau. Voie d’assemblage, voie d’adressage, arbre synaptique sont passés en revue. Le propos scientifique est plus que sérieux, la cinquantaine de participants attentive… Changeux est même mis à contribution. On décrit les afflux de sang dans le cervelet, on passe en revue les différents types de mémoire en appelant Baddeley à la rescousse, et on détaille comment l’hippocampe des chauffeurs de taxis londoniens se développe avec l’expérience…

Passionnant. Mais rien sur l’apprentissage de la lecture, s’impatiente la salle. Concernant la "dyslexie de développement", on se réfère à l’anatomie, en citant les "troubles dans la migration des neurones" mise en évidence par Galaburda. Comme il y a beaucoup d’anglais sur les diapos, la salle fait confiance au professeur érudit lorsqu’il centre son propos sur l’origine biologique des dyslexies liées aux anomalies dans bas du lobe temporal gauche… Les hochements de tête songeurs s’amplifient… et les questions de la salle sont un indice immédiat  de compréhension: "est-ce que la dyslexie n’est pas provoquée par la sous-stimulation provoquée par les méthodes de lecture ?". Embarras manifeste de l’orateur honnête…

Mme Sprenger-Charolles, directrice de recherche au CNRS, renforce le trouble en commençant son intervention par un rappel des enquêtes internationales (IEA et PISA) sur la lecture des jeunes français : à 9 ans comme à 14 ans, les résultats des enfants français sont très supérieurs aux autres communautés francophones. Un vent de frayeur balaie la salle… "Quoi, la situation n’est pas désespérée ?". Le clou s’enfonce lorsqu’elle précise que plus d’un enfant sur deux est en difficulté… lorsque le français n’est pas la langue maternelle. "C’est donc les connaissances de l’enfant sur la langue orale qui sont déterminantes pour l’apprentissage de la lecture".

Heureusement, la salle soupire lorsque l’intervenante décrit les recherches montrant les "résultats catastrophiques" des méthodes globales idéovisuelles. Elle insiste sur l’importance fondamentale des correspondances grapho-phonétiques, montrée par ses recherches, en particulier pour l’écriture et l’orthographe. Mais là encore, trop de graphiques tuent le graphique, surtout lorsqu’elle détaille le "pattern de la lexicalité"…. Une bonne nouvelle cependant conclut le propos : les élèves apprennent plus vite à lire les mots réguliers, et les décodeurs précoces de pseudo-mots sont les futurs bons lecteurs.

Une seconde fois, les questions fusent : "Y a-t-il des périodes critiques pour apprendre ?" demande M. Sibieude, organisateur de la journée. M. Demonet ne sait pas, et Mme Sprenger-Charolles pense qu’il ne faut pas commencer avant 5-6 ans… précisant que la Finlande, qui réussit si bien, commence à 7 ans.

- "Y-a-t-il des études qui prédisent précocement les origines biologiques de la dyslexie ?" poursuit la salle.
- "Les études sont en cours et ne sont pas terminées… Mais elles posent des problèmes éthiques…" explique M. Demonnet.

- Y-a-t-il une incidence des méthodes mixtes de lecture sur le développement du cerveau ?
- Non.
- Est-ce qu’apprendre une langue difficile en orthographe et en grammaire n’aide pas pour l’avenir ?
- Je ne pense pas.
- Que pensez vous des écoles où on apprend le français par immersion ?
- Je n’ai aucun chiffre sur la question…

De cette échange bref, mais légèrement décevant (du point de vue de la salle, s’entend…) M. Israel conclut que l’importance et la finesse du vocabulaire est fondamentale dans le développement de l’individu, "qu’il faut connaître autrui et se connaître soi-même". Et donc, "la situation actuelle n’est pas tolérable, et il faut adopter de bonnes méthodes pour apprendre à lire". CQFD.

"Pour la suite de la campagne", c’est l’heure pour le très martial M. Sibieude de donner une heure et quart de "quartier libre…" avant de laisser la porte ouverte au doute : "Si nous partons ce soir avec deux ou trois questions, nous n’aurons pas perdu notre journée…" Pas gagné d’avance pour tout le monde…

Et le calcul ?

C’est Michel Fayol, directeur du Laboratoire de Psychologie sociale et cognitive de Clermont-Ferrand, qui attaque l’après-midi. La commande porte sur le calcul.

"Il faut bien voir que l’activité numérique est très complexe. Plusieurs phénomènes inter-agissent":
- L’analogique (capacité à évaluer le plus grand entre deux quantité) est présent très tôt chez le tout petit enfant. On peut considérer que c’est une capacité biologique.
- Le verbal s’acquiert : il apporte un plus grand degré de précision à travers un lexique, une base de comptage, une manière de combiner (additive pour trente-six, multiplicative pour quatre-vingt ou trois cents) qui vont chacun amener des difficultés dans l’apprentissage, plus ou moins spécifiques dans chaque langue ou culture (français, anglais, chinois), avec des écarts de performance très importants dès 5 ans entre un jeune chinois et un jeune américain. – et le code numérique, représenté par les chiffres arabes. Dans notre système (numérotation décimale), c’est la numérotation positionnelle qui est la principale source de difficultés. Il faut le travailler, l’entraîner par l’enseignement, d’autant plus que les difficultés vont être renforcées par les irrégularités (70 …) , le sens de lecture de droite à gauche en opposition avec l’habitude de lecture de gauche à droite… Les erreurs des enfants ne sont pas liées à une incompréhension, mais à une surcharge cognitive.

Et lorsqu’on voit un enfant de six ans faire une addition, on ne sait rien de ce qu’il fait exactement : est-il encore dans le stade des manipulations symboliques ? du surcomptage ? utilise-t-il déjà des résultats mis en mémoire ? Là encore, les différences sont grandes, et très corrélées au système numérique employé : les Chinois, utilisant un système très régulier, abandonnent plus vite le comptage pour aller chercher la récupération du résultat. Et il faut noter également les interférences : les erreurs sont souvent liées à la confusion dans la récupération en mémoire, soit entre les opérations (on confond 4x3 et 4+3), soit dans les tables (on confond 24 et 32 dans la récupération de la table des 4, des 6, des 8...)

Une fois de plus, la salle exprime ce qu’elle a entendu du propos :
"- Si les chinois sont meilleurs, c’est parce qu’ils travaillent plus…"
Une enseignante du SLEEC intervient sur l’urgence de "réintroduire les 4 opérations des le CP"
- "Je l’ai moi-même pratiqué quand j’étais instituteur, oppose Fayol, il y a… quelques années. Mais je ne sais rien de scientifiquement prouvé sur ce que seraient les performances des élèves. Au fait, savez-vous pourquoi on a changé les programmes ?
- "68 !" répond la salle en choeur.
- "Vous n’y êtes pas, il s’agissait à l’époque d’un mathématicien célèbre, médaille Fields lui aussi…"
La tribune :
- Mais ce chercheur a été abusé, ses propos déformés par des idéologues… !
- Eh oui… C’est le lot des chercheurs… Demandez ici à Ramus ou d’autres ce que les idéologues ont fait de leurs idées… et de leurs recherches…"
glisse malicieusement Fayol.

La salle repart à l’assaut : "Si on utilisait plus les méthodes syllabiques, on aurait moins de problème de calcul !"
- Là, madame, vous êtes très loin…

Salle : - Est-ce qu’il y a moins de dyscalculiques en Chine ?
Fayol : - Je ne sais déjà pas s’il y en a en Europe..
La tribune : - Est-ce qu’il y a un moyen de connaître précocement les génies mathématiques ?
Fayol : - Je ne sais pas…

Indiscutablement, le prestige de la science en prend immédiatement un coup, nombre de distingués membres de l’assistance ayant du mal à accepter que cette mer d’ignorance vienne attaquer la digue de leurs certitudes…

Ramus, le sauveur ?

L’intervention de Franck Ramus est évidemment attendue, après son "appel des scientifiques" sur la lecture. Centrant son propos sur "l’évaluation de l’efficacité des pratiques", il veut partir de la "guerre des philosophies  qui laisse prendre pour vraies des idées qu’on ne remet jamais en question", de "l’enfant construit don propre savoir" à "les méthodes mixtes sont nocives pour l’enfant". "Aucune n’est scientifiquement vraie tant qu’elle n’a pas été évaluée empiriquement".

Il entend tordre le cou à des idées qui devraient ne plus souffrir discussion avec les "avancées de la science": lorsque Freinet parlait de "méthode naturelle", il employait une correspondance non-fondée entre l’apprentissage de l’oral et l’apprentissage de l’écrit : si le cerveau est câblé pour apprendre à parler, il ne l’est pas pour apprendre à lire, parce que cette invention est beaucoup trop récente pour que le cerveau humain se spécialise en si peu de temps… même s’il a des potentialités cognitives dont l’Homme peut disposer pour construire un apprentissage de la lecture..

Le "tâtonnement expérimental"? "Je suis persuadé (mais c’est une croyance personnelle) qu’on ferait mieux de s’en inspirer pour la formation de la démarche scientifique. Mais l’enfant doit-il réinventer 3000 ans de culture seul ? Quand on dit que "l’enfant construit son propre savoir", à partir des théories de Piaget, on oublie que les fondements de cette pensée ont été balayés dans les 20 dernières années"... L’envoyé du Café ne put alors réprimer une pensée maligne, en pensant qu’il était évidemment plus facile d’allumer Piaget que Vygotsky ou Bruner…

Peut-on lire de manière globale ? Ca dépend de ce qu’on entend par l’idée… "Si on parle de "représentation visuelle", c’est évidemment faux. Quand on parle de la "représentation directe du mot" d’un bon lecteur, évidemment on accède au sens du mot en une seule saccade. Mais ça ne dit rien sur le moyen d’y parvenir…"

Mais comment mesurer l’efficacité des méthodes pédagogiques ?

Sa grande critique des "sciences de l’Education", c’est le manque d’évaluation scientifique. " Freinet se réclamait des méthodes scientifiques, mais il en a oublié une condition essentielle : valider les résultats des méthodes et des pratiques…"

Comme pour l’évaluation des traitements médicaux, il demande que soient construites des études contrôlées, randomisées, en double aveugle…

Pour Franck Ramus, ce travail a été fait "presque partout, sauf en France  où seules deux études sont disponibles". Seul travail trouvant grâce à ses yeux, celui du National Reading Panel, à la demande du Congrès américain. 75 études ont été croisées, 38 ont été retenues scientifiquement. "Le résultat a été clair : enseignement de la conscience phonémique, habiletés phoniques, fluence, compréhension". Avec avantage aux méthodes qui enseignent systématiquement le décodage, pour tous les publics, et spécifiquement les enfants "à risque". Le NRP renvoie cependant dos à dos méthodes analytiques ou synthétiques. Bien avant le CP, le NRP repère des effets bénéfiques pour les classes qui entraînent la conscience phonologique à la maternelle.

A peine interrompu par le président de séance qui montre l’étendue de ses savoirs sur la question ("la conscience phonémique, ça veut dire B+A=BA ?"), il réfute l’argument que les études anglo-saxonnes n’aient qu’une valeur limitée pour l’apprentissage de la lecture en français : "les méthodes scientifiques américaines sont aussi valides que les nôtres, et généralisables, puisque c’est la langue du monde qui a la plus faible régularité grapho-phonétique… Si ça marche en anglais, ça doit encore mieux marcher dans d’autres langues…"

Mais la fin de son propos va à nouveau faire monter l’hostilité de la salle…
"Ne faisons pas de diabolisation de ces résultats. En Nouvelle Zelande, où les méthodes sont obligatoirement globales, ils apprennent à lire, et apprennent même à reconnaître les unités sous-lexicales ou les pseudo-mots, quand on ne leur a jamais enseigné… Et vers 10 ans, leurs performances sont comparables aux résultats des anglais ou des américains…"
Il entend donc "rester prudent": les études ne couvrent pas l’ensemble des méthodes utilisées en France. Il se pourrait que certaines méthodes n’enseignant pas explicitement le décodage soient aussi efficaces. Personne ne l’a prouvé, c’est tout.

Peut-on attendre d’une méthode de lecture l’éradication de l’illettrisme ? Il répond non : "Lorsque Gombert montre que les résultats aux JAPD identifient 14% des garçons en échec pour seulement 8% des filles, ça montre que tout ne se résume évidemment pas à la méthode…"

Pour Ramus, les facteurs sont multiples… "Seule une petite partie de la variance vient des méthodes pédagogiques… Il n’est pas exclu que telle ou telle méthode soit plus efficace pour tel ou tel enfant… même si elle est idéovisuelle… Mais notre problème est de travailler pour la plupart des enfants…". Il demande donc de creuser les recherches dans plusieurs domaines :
- Y-a-til des différences d’efficacité entre les approches synthétiques et analytiques ?
- les pratiques d’écriture peuvent-elles se substituer à l’enseignement du décodage dans l’enseignement des relations graphèmes-phonèmes ?
- l’exposition "globale" aux mots pendant la maternelle est-elle nuisible ou bénéfique ?
- faut-il évaluer régulièrement les enfants ? leur donner des notes ?
"Sur toutes ces questions, en ce qui me concerne, je ne sais rien…" conclut-il, au grand dam des auditeurs, ulcérés qu’on "n’avance pas" pour imposer LA bonne méthode dans toutes les classes. "Faut-il être très dirigiste ou tolérer la "liberté pédagogique  ? réplique Ramus. Il faut surtout combler notre ignorance…"

Mais la salle n’en démord pas. L’enseignante du SLEEC intervient à nouveau pour réclamer la fin des programmes de 2002 qui "interdisent l’enseignement du code". "Les programmes de 2002 n’ont jamais dit cela", tente d’expliquer l’orateur…

La conclusion sera pour une intervenante anonyme, pour un vibrant témoignage applaudi :
"Ma fille est enseignante dans une ZEP très dure avec des enfants noirs ou arabes dont certains ne se lavaient même pas. Au bout d’un trimestre, elle s’arrachait les cheveux parce qu’aucun enfant n’arrivait à lire avec sa méthode. Je lui ai offert sur mes deniers 18 exemplaires de Léo et Lea, et maintenant, tous lisent parfaitement, sauf une qui est un peu débile mentale…"

Ah, j’oubliais. Un nouveau colloque est organisé par "Famille-Ecole-Education", sur le thème de la "finalité de l’Ecole". Parmi les invités :
- M. Lafforgue, démissionné du Haut Conseil de l’Evaluation pour avoir prôné ouvertement que toute l’institution scolaire était aux mains de totalitaires idéologues proches des Khmers rouges
- Liliane Lurçat, auteur de "Vers une école totalitaire"
- Marc Le Bris, auteur de "Et vos enfants ne sauront pas lire"
- Isabelle Weiss, auteur de "Ignare Académy"
Bref, du "haut niveau, vantent les organisateurs… A ne pas manquer."
S’ils le disent !...
Le Café s’en dispensera, histoire de ne pas risquer l’indigestion…

 

 

Patrick Picard, 26 avril 2006

 

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