Evaluation des enseignants : de mauvaises solutions pour un bon problème 

A la suite des révélations du Café sur les projets de retirer l’évaluation des enseignants aux inspecteurs, Pierre Frackowiak revient sur le problème de l’évaluation, et analyse les dangers qu’une telle réforme ferait encourir à l’Education Nationale, et plaide pour un processus plus concerté et plus soucieux de faire progresser le système.

 

Les personnels concernés, aussi bien les évaluateurs que les évalués, l’ont appris par le café pédagogique de ce jeudi 3 février :

Fin janvier, dans une réunion interne de l'UMP, selon le blog de L Debril, Luc Chatel s'était laissé aller à dire que l'évaluation des enseignants devait échapper aux corps d'inspection. "Il faut revoir le fonctionnement du corps de l’inspection et créer des entretiens d’évaluation avec des personnalités indépendantes, qui ne soient ni des inspecteurs, ni des chefs d’établissement".

Comme d’habitude depuis 2007, le ministère annonce, teste, mesure l’impact, absorbe les réactions et ouvre la concertation non pas sur la décision mais sur les modalités de son application. Comme les partenaires acceptent nécessairement la discussion, on considère qu’ils sont d’accord sur le principe. Au prix de quelques concessions sur la mise en œuvre, on réussit ainsi à faire passer toutes les décisions prises avec un voile de bonne volonté et une apparence de démocratie. Les problèmes traités ne sont pas choisis par hasard, ils correspondent toujours soit à l’état de l’opinion publique soit à des aspects plus ou moins obsolètes du fonctionnement du système, ceux que les gouvernements précédents, et depuis un certain temps,  ont oublié ou  n’ont pas eu le courage de traiter, de crainte des corporatismes ou faute de réflexion suffisante sur l’évolution de l’école.

L’évaluation des enseignants est un vrai problème. Dans « La République des enseignants » (Editions Jacob Duvernet 2003), Emmanuel Davidenkoff et Brigitte Perucca écrivaient : « De tous les interlocuteurs des enseignants, les inspecteurs sont sans doute ceux qui font l’unanimité la plus évidente. Contre eux. », précisant ensuite « Leurs bâtons n’effrayent guère, faute de carotte à leur opposer ». Il est vrai que l’inspection demeure traumatisante malgré les efforts d’une partie des inspecteurs, malgré l’idée d’un code de déontologie pertinemment proposé par le SNPI, syndicat minoritaire. Mais les enseignants savaient et savent qu’une fois la porte fermée sur les talons de l’inspecteur, ils pouvaient et peuvent revenir à leurs conceptions et habitudes en attendant plusieurs années l’épreuve suivante. Les pratiques ont peu évolué depuis la nuit des temps, hormis dans le premier degré, l’obligation d’annoncer la date de l’inspection, obligation scandaleusement détournée sans révolte par le stratagème de l’annonce de l’inspection entre le 1er et le 8 ou le 15 du mois.

Le ministère joue sur du velours. Les enseignants sont favorables à la disparition de l’acte d’inspection tel qu’il était et les corps d’inspection n’étaient pas en capacité de faire des propositions de redéfinition de leurs missions au regard de l’évolution réelle ou  idéale  du système. Leur triptyque historique, « évaluation / formation / animation » a perdu ses fondements puisque l’inspection est devenu contrôle de l’application des mesures ministérielles, contrôle des résultats apparents des élèves, que la formation professionnelle a disparu, que l’animation pédagogique appelée à se substituer à la formation n’a guère de crédit auprès des enseignants. Il n’y a aucune proposition alternative, ni au niveau des syndicats d’enseignants dont ce n’est pas la préoccupation centrale sauf qu’ils préfèrent un mauvais système qu’une évaluation par les élus ou par les parents, ni au niveau des syndicats d’inspecteurs dont certains ont cru que les nouvelles orientations gouvernementales leur offraient des opportunités de redorer leur blason.

La décision d’imposer le développement du pilotage par les résultats, concept issu du monde de la finance et de l’industrie, sans la moindre concertation, sans réflexion collective, a pu séduire. C’est pourtant un concept stupide, comme je l’ai expliqué dans plusieurs tribunes depuis de nombreuses années. On ne peut piloter sans cap, et s’il ya un cap implicite évident, le choix d’une société ultra libérale, celui-ci n’est jamais formalisé, explicité dans la transparence. On ne peut piloter sans carburant, et hors l’injonction et l’incantation, les pseudos pilotes n’ont pas de crédits, pas de moyens humains, pour soutenir, accompagner, contractualiser des projets. On ne peut piloter sans outils, et les seuls outils sont des contrôles (ce qui n’est pas de l’évaluation) des performances des élèves dans deux domaines (maths et français) et de l’’application formelle, apparente des mesures gouvernementales (programmes, aide individualisée, etc). Les inspecteurs sont aujourd’hui dans l’incapacité de mettre les résultats des élèves en rapport avec les pratiques qui les produisent, ce qui est un énorme problème !

Mais le pilotage par les résultats facilitait la manœuvre, ouvrait la voie naturellement à la disparition de l’acte d’inspection honni et à son remplacement par un entretien comme celui conduit par les DRH des entreprises ou des banques. Cette avancée est parfaitement cohérente avec le déni systématique de la pédagogie, avec la technicisation et l’administratisation galopantes du système. L’inspecteur demande les résultats des évaluations. Fixé dur l’écran de son ordinateur, il compare, mesure, détecte, et donne la feuille de route. Nul besoin d’aller dans la classe puisque les pratiques ne sont pas analysées, seul le résultat apparent compte.

Ces nouvelles modalités ont des avantages évidents pour le ministère : on peut réduire le nombre d’inspecteurs et de secrétaires, supprimer leur territorialité, renforcer la priorité au contrôle et à la propagande, satisfaire, au moins provisoirement, les enseignants soulagés, inscrire les missions de l’encadrement intermédiaire dans la perspective de l’idéologie libérale…

Elles ont de graves inconvénients et même des dangers par rapport à une conception progressiste, humaniste, démocratique du système éducatif :

  • Elles occultent définitivement l’importance de la pédagogie. Si l’on n’observe pas sérieusement l’activité des élèves en situation d’apprentissage, si l’on n’analyse pas le choix des pratiques, des situations, de l’organisation des apprentissages, des représentations des enseignants et des raisons de leurs choix, on participe à la destruction de la pédagogie engagée déjà avec les nouveaux vieux programmes qui privilégiant la mécanique à l’intelligence confortent la pensée unique et le modèle de la transmission, avec la conception de l’aide individualisée sur le modèle réducteur de la panne/réparation, avec la mastérisation, etc
  • Elles réduisent la dimension du métier à la vie de la classe excluant les notions de projet d’école et de projet éducatif global
  • Elles aggravent les risques d’arbitraire et la tendance à l’autoritarisme. Chacun connaît le phénomène des petits chefs qui vont parfois au-delà des consignes et des attentes de leurs supérieurs. L’encouragement à l’autoritarisme est une réalité sans précédent dans l’histoire de l’école : sanctions, menaces, pressions. Les exemples de comportements aberrants se multiplient à propos de l’évaluation et des « désobéisseurs »
  • Elles s’inscrivent dans une perspective de développement de la compétition, des conflits entre les personnes, des tensions, de l’individualisme, du rejet de l’innovation qui est toujours susceptible de déranger
  • Etc.

Il était nécessaire et même urgent de réformer l’évaluation des enseignants. Il était nécessaire de redéfinir les missions des enseignants. Il est incontestable qu’il n’y a pas de projet alternatif sur ce problème complexe, ni dans les syndicats, ni dans les projets politiques (hors l’UMP). Il aurait été d’autant plus souhaitable d’engager une concertation, une réflexion collective avec des experts, avec les enseignants et avec les inspecteurs et chefs d’établissement. Il aurait été souhaitable de prendre le temps de mettre en œuvre l’intelligence collective, de consulter les parents et les partenaires de la communauté éducative. Une fois de plus, les choses se font dans la précipitation, dans la recherche d’effets d’annonces, dans le bricolage au coup par coup alors que notre pays a besoin d’un grand projet éducatif neuf, cohérent, réellement et clairement inscrit dans un projet de société lisible et mobilisateur.

Pierre Frackowiak

 

L’évaluation des enseignants et les résultats des élèves

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lesysteme/Pages/2009/1[...]

Les inspecteurs de l’Education Nationale : un grand corps malade

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/02/Frackowiak_i[...]



Par fjarraud , le vendredi 04 février 2011.

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