Langage et nouveaux programmes pour la maternelle 

On sait le niveau de langage atteint par les enfants au sortir de la maternelle, en syntaxe, en vocabulaire, décisif pour assurer ou non, ou plus ou moins bien, leur réussite scolaire. L'égalité des chances en France dépend en grande partie de la qualité de la pédagogie du langage en maternelle. Dans ce domaine, les restrictions de Sarkozy ont été catastrophiques : suppression massive de postes en maternelle, de la scolarisation des 2 ans, destruction du réseau d'aide aux enfants en difficulté... D'un point de vue quantitatif, les efforts engagés par Hollande devraient permettre de sortir de l'ornière où la droite a installé notre école. Mais ces efforts indispensables ne seront couronnés de succès que s'ils s'accompagnent de variations qualitatives auxquelles bien des pesanteurs s'opposent. L’élaboration de nouveaux programmes devrait y contribuer.

 

Concernant le langage, il est regrettable que les programmes actuels de la maternelle n'affirment pas plus clairement que l'apprentissage de l'oral ne se confond pas avec celui de l'écrit comme le faisaient, par exemple, les instructions de 1977 : "Ainsi s'élabore, sous l'impulsion dynamique de l'affectivité, un langage enfantin, à l'origine, qu'il faut éviter d'enfermer trop tôt dans des structures syntaxiques rigoureuses et définitives imposées par le code. Il est regrettable de constater que, trop souvent, on invite les enfants à s'exprimer oralement en leur imposant des formes qui relèvent du code écrit."

 

Faute d'une telle clarté, les expressions comme "modèles corrects" ou "phrases correctes même très courtes" ou "phrases complexes correctement construites" utilisées dans les programmes incitent les pédagogues à tenter d'inculquer à l'oral les formes de l'écrit, ce qui peut perturber considérablement la construction de son langage oral qu'opère naturellement l'enfant. C'est la conquête des phrases complexes du français : QUE complétif, PARCE QUE, POUR QUE, QUAND, SI, COMME, QUE et OU relatifs... qui mène à l'efficacité oratoire. Or cette conquête, quelle que soit l'origine sociolinguistique des enfants, se fait par addition de phrases commençant par un pronom-sujet : il, elle, je, tu, on (ou un présentatif comme y'a).

 

Les pronoms sont les pivots de la complexification.

J'veux QUE tu me donnes la voiture.

I veut QU'on joue au cheval.

Je tiens l'échelle POUR QU'il arrive à grimper, Alexandre.

J'vais arriver la première PARCE QU'elle passe par l'échelle, ma copine.

Il met les pieds sur les côtés PARCE QUE y'a des crocodiles.

J'arrive à la maison OU y'a mon copain qui s'cache.

 

Pousser les enfants à enlever leurs pronoms. Les inciter à ne pas dire :

Alexandre, il arrive à grimper.

mais :

Alexandre arrive à grimper.

Ne pas dire :

Elle passe par l'échelle, ma copine.

mais :

            Ma copine passe par l'échelle.

Les pousser à s'interdire les y'a ou les y'a...qui. Ne pas dire :

Y'a mon copain qui s'cache dans la maison.

mais :

            Mon copain se cache dans la maison.

autrement dit, inculquer la déclarative simple, l'atome de base de l'écrit, non de l'oral, est une erreur stratégique qui pour les enfants complique considérablement la complexification de leur syntaxe qui peut seule leur assurer l'efficacité oratoire. Ils sont capables de :

J'vais arriver la première PARCE QU'elle passe par l'échelle, ma copine.

J'arrive à la maison OU y'a mon copain qui s'cache.

bien avant d'être capables de :

J'vais arriver la première PARCE QUE ma copine passe par l'échelle.

J'arrive à la maison OU mon copain se cache.

 

Ce qui leur pose problème dans ces dernières formes, ce n'est pas le PARCE QUE ou le OU relatif, c'est le fait qu'elles exigent de basculer dans les formes de l'écrit. Les enfants peuvent apprendre à additionner des formes de l'oral avec leurs pronoms, leurs y'a, leur y'a...qui. Ils sont, à ce moment de leur développement langagier, incapables d'additionner des déclaratives simples privées de ces mots facilitants. Les i, les pronoms, les y'a, les ya...qui, c'est comme de l'huile dans les rouages de la complexification qui peut seule les mener à l'efficacité oratoire. Inculquer la déclarative simple de l'écrit dans l'oral enfantin, c'est substituer au matériau qui était disponible pour permettre dans les meilleures conditions la partie la plus importante de la construction qu'ils ont à réaliser un autre matériau dont ils sont incapables de se servir. Ne pas indiquer clairement que l'apprentissage de la syntaxe orale ne se confond pas avec celui de l'écrit est une erreur dramatique, notamment pour les enfants d'origine populaire qui ne peuvent compter que sur l'école pour apprendre les formes efficaces dont les milieux favorisés dotent massivement leurs enfants.

 

L'efficacité oratoire n'a rien à voir avec la mise en oeuvre des formes de base de l'écrit que l'académisme préconise comme la déclarative simple. Parler en une suite de déclaratives simples n'a jamais assuré à personne une quelconque efficacité à l'oral. Bentolila, dans son rapport sur la maternelle, préconisait l'inculcation massive des formes de l'écrit "aussi éloignées que possible de l'oral", deux fois par jour dès 3 ans. Mais, s'exprimant lui-même, dans telle émission sur RMC ("Le blog des grandes gueules") où il défendait son rapport, il se montrait efficace en utilisant comme phrases simples essentiellement des phrases de base de l'oral avec leurs pronoms-sujets :

            "Iz ont passé 14 ans dans les murs de notre école",

pas mal de détachements (avec ces mêmes pronoms) que l'académisme réprouve :

            "Ces enfants-là, iz apprennent très mal à lire.",

très peu de "déclaratives simples" :

            "La situation de la Finlande est très différente de la nôtre."

la plupart de ces phrases simples de l'oral étant additionnées en phrases très complexes en qui, de infinitif, parce que, que, pour qu'i, ce qui, gérondif, si, alors que, du genre :

            "Parce que je donne à l'école maternelle une mission fondamentale qui est de livrer au cours préparatoire des enfants qui ont une langue orale suffisamment "costaud" pour qu'i puissent entrer dans l'apprentissage de la lecture avec une chance de s'en sortir."

 

C'est-à-dire qu'il met en oeuvre la syntaxe orale efficace que je viens d'évoquer, pas du tout celle qu'il préconise à l'usage des enfants. Si la pédagogie de l'oral veut être efficace, il vaut mieux qu'elle fasse comme fait Bentolila quand il s'exprime lui-même que comme il dit de faire avec les enfants pour leur apprendre à s'exprimer.

 

Deux de mes propositions pédagogiques : les "albums-échos" montés sur les photos des enfants en action et qui leur apprennent à passer des formulations rustiques, dont ils sont d'emblée capables pour raconter leurs exploits, à des formulations un peu plus élaborée mais bien dans l'oral, et les "oralbums" qui entraînent les enfants dès 3 ans au récit oral autonome, ont vraiment le vent en poupe. Il n'est qu'à aller sur internet pour voir le nombre de sites qui en parlent. Ces outils cultivent évidemment l'oral pour lui-même, pas du tout l'inculcation de l'écrit dans l'oral, comme Bentolila, ou comme l'ambiguïté actuelle des programmes peut y inciter. Sur un forum d'institutices de maternelle où la plupart semblaient apprécier les oralbums, une conseillère pédagogique qui avait participé au briefing d'une l'inspectrice générale signalait cependant que celle-ci avait dit "ne pas comprendre l'engouement que provoquaient" les outils que je propose. Récemment, lors d'un stage, Bentolila, provoqué par des institutrices qui utilisaient les oralbums, les condamnait de la même façon.

 

Le meilleur soutien des oralbums (et des albums-échos), ce sont les enfants de 3 ans. Souvent quand on tente dans le coin bibliothèque de leur présenter un album habituel, ils ont du mal à s'y intéresser. Il faut sauter tel passage, changer ici un mot, là une formulation hors de portée, pour réussir à maintenir leur attention. Faute de quoi, ils s'en vont !! Ils écoutent par contre fascinés les oralbums, ils demandent et redemandent qu'on les raconte encore, très vite ils s'associent activement aux restitutions collectives. C'est eux qui convainquent les institutrices de l'excellence pédagogique de ces outils. Bentolila ou l'inspectice générale devrait essayer avant de dénigrer !

 

Il m'est arrivé d'animer la formation des maîtresses de français des cycles 1 et 2 des quatre campus du LILA, le lycée international de Los Angeles. Je ne suis pas allé là-bas par hasard. Ce sont les cadres du LILA qui en connaissance de cause m'ont fait venir parce qu'ils ont compris à quel point est dangereux l'académisme rétrograde qui trop souvent encore prévaut en France. Dans les lycées internationaux, on apprend le français, l'anglais et l'espagnol. On sait depuis longtemps qu'on réussit en pédagogie des langues que si on est clairement dans l'oral, si on ne tente pas d'inculquer directement les structures de l'écrit parce que c'est cette conception archaïque qui a échoué en pédagogie des langues en France. Ça serait bien qu'on en débarrasse la maternelle française quand il s'agit d'apprendre notre propre langue orale.

 

Philippe Boisseau

 

 

Par fjarraud , le jeudi 17 octobre 2013.

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