Numérique : Un bilan en demi-teinte 

"Finalement, tout le monde trouve un intérêt à cette demi-teinte, à cette absence de décision qui se confirme chaque jour à propos du numérique en éducation". Bruno Devauchelle fait un bilan de l'année scolaire. "Ce qui manque, essentiellement, c'est une vision plus globale, non pas du numérique mais d'une société qui évolue dans un cadre numérique... On va continuer d'installer des matériels, développer des environnements logiciels, parler de pédagogie sans jamais en faire, mais surtout ne pas toucher à l'école et à tout ce qui la rend de plus en plus imperméable au numérique."

 

Les sujets récurrents, marronniers pour les spécialistes, nous avaient attirés vers les vacances numériques. Mais un petit coup d'œil dans le rétroviseur nous a ramené à des réalités plus simples mais aussi plus cruelles. Un autre marronnier a émergé, celui du bilan de fin d'année, sorte d'examen de passage : vais-je avoir le droit de revenir l'année prochaine dans la classe supérieure ? Fort heureusement nous n'avons pas cédé à la traditionnelle remise des prix et autre cérémonies commémoratives et évocatrice d'un rite de passage. Finalement c'est entre les deux que nous allons essayer d'avancer pour ce dernier billet de l'année scolaire 2013 - 2014.

 

Premier point : le changement de ministre. Bof ! Le développement des Moocs, oui mais Bof ! Les classes inversées, bon mais Bof ! Les tablettes, alors là carrément Bof ! Quant aux TBI et autres VNI, ENT, CTN et tous les acronymes qui ont succédé aux précédents, Bof !

 

Deuxième point : Les changements en pédagogie. Bof ! L’évolution de l'organisation de la scolarité, Bof ! Le B2i, Le C2i2e, Bof !

 

On pourrait continuer à citer toutes ces "demi teintes" qui peuplent l'univers scolaire face au numérique. En fait il semble bien que les masques soient en voie de tomber : sauter sur toutes les nouveautés technologiques pour faire croire aux nouveautés pédagogiques ne marche pas ou plus. Penser que le numérique suffira pour "révolutionner" l'enseignement est une belle illusion. Penser qu'il suffira d'introduire l'enseignement du code pour résoudre tous les problèmes posés par la généralisation du numérique dans la vie quotidienne est bien évidemment un leurre. Penser aussi que cela va sauver l'industrie du secteur en est un autre.

 

Et il y a cette sourde résistance, ô combien efficace et redoutable, des acteurs du quotidien : de l'enseignant au personnel de direction; de l'inspecteur à sa hiérarchie; du parent à l'élève; du constructeur au commerçant : finalement, tout le monde trouve un intérêt à cette demi-teinte, à cette absence de décision qui se confirme chaque jour à propos du numérique en éducation. Et cet intérêt, c'est de maintenir une sorte de non décision permanente, un flou politique et stratégique qui finalement permet au numérique de continuer à se déployer avec les logiques propres de ses concepteurs et promoteurs, empêchant toute parole forte qui viserait à mettre ces acteurs sous contrôles d'une vraie vision de l'humain dans un monde numérique.

 

Car ce qui manque, essentiellement, c'est une vision plus globale, non pas du numérique mais d'une société qui évolue dans un cadre numérique. Et dans cette société il y aurait des lieux qui permettraient à chacun, jeunes et moins jeunes d'accéder aux savoirs, de pouvoir se les approprier et d'en faire "bon usage". Enfermées que nos sociétés sont dans une histoire scolaire issue des penseurs du XVIIIe siècle, elles ont du mal à entrer dans celle que le numérique, paradoxalement met à jour, celle de l'incertain et de l'incomplétude. Car le numérique, qui présente le summum du rationnel avec ses simples zéro et un, ses algorithmes que l'on croit implacables, de ces réseaux que l'on pense parfaits, de ces langages qui finalement ne parviennent pas à répondre réellement aux besoins de nos sociétés, le numérique révèle surtout l'incertain, le presque, l'incomplet, certain diraient aussi l'humain.

 

À croire que le numérique va faire changer la pédagogie et résoudre les problèmes de l'école, on a oublié de regarder ce qui se passe réellement. Le numérique a tellement amplifié la différence individuelle, tellement incité à la prise en compte de chacun, au nom d'un duo libéral libertaire, qu'il met en relief ce qui est un élément fondamental de la socialisation par la scolarisation : le passage de l'individuel au collectif. Certes le numérique n'est pas seul, il accompagne, encourage, amplifie ces mutations fondamentales de la famille (berceau de la transmission), du travail (berceau du partage d'activité), de l'urbanisation, déruralisation (berceau du bien commun). Mais il est là, en renfort, en soutien, en étayage, proposant aujourd’hui, grâce aux réseaux d'aller voir ailleurs. L'espace a changé de dimension en trente ou quarante ans.

 

Cette impression de demi-teinte est donc là. Des actions nombreuses et médiatisées, mais pas d'analyse globale. L'école est là et bien là. Qu'elle ne bouge pas. Chacun de nous est d'ailleurs complice de cette immobilité, élèves, parents, enseignants, institution, incapables, voire paralysés face aux enjeux pourtant perçus, mais pas travaillés. Alors on va continuer d'installer des matériels, développer des environnements logiciels, parler de pédagogie sans jamais en faire, mais surtout ne pas toucher à l'école et à tout ce qui la rend de plus en plus imperméable au numérique. Il faut espérer que l'on va pouvoir engager sur une durée suffisamment longue des états généraux, sans complaisance, de l'institution scolaire. Même le socle commun, pourtant voté par tous, n'a pas réussi à faire bouger les lignes. Peut-être un électrochoc lié au numérique peut-il amener les pouvoirs publics, à tous les niveaux, mais aussi les citoyens à, enfin, réfléchir au sens de leur école dans un monde numérisé.

 

Alors arrivent les vacances. Les élèves vont se dépêcher d'oublier ce qu'ils ont appris, car cela ne servira plus à grand-chose. Les enseignants vont déjà préparer l'année à venir et oublier celle-ci pour mieux la reproduire. Les innovateurs de toutes sortes vont aller à la pèche aux innovations en espérant pouvoir poursuivre leur quête du graal de la reconnaissance. Les personnels de direction et les cadres vont s'empresser de remettre de l'ordre dans la machine. Quant à leur hiérarchie elle va se contenter, qu'une année de plus, le numérique n'ait pas mis l'institution "cul par-dessus tête" et que même parfois il ait servi les desseins du statu quo, de la moyennisation scolaire.

 

Bonnes vacances à tous

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le vendredi 11 juillet 2014.

Commentaires

  • david100, le 13/07/2014 à 09:23
    Heureusement que Bruno est là, lui sait tout ce qui se passe dans les classes, LE ou THE spécialiste.

    Bien évidemment que les collègues utilisent le numérique mais pas du matin au soir comme le voudrait THE spécialiste.

    L'administration et les collègues utilisent le numérique depuis fort longtemps mais THE spécialiste ne le sait pas.

    Mais THE spécialiste justifie ses missions par ce genre de discours.

    On pourrait ajouter que THE spécialiste est dans le tout commercial : les dernières tablettes, les smartphones derniers cris....un peu de pondération et de recul : http://www.lemonde.fr/economie/article/2014/07/10/apres-deux-ans-de-chute-les-ventes-de-pc-repartent_4454645_3234.html
    et
    http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/12/11122013Article635223436445505123.aspx

    sans parler du ministre qui donne maintenant le programme pédagogique aux communes. "en primaire une initiation au code informatique, de manière facultative et sur le temps périscolaire. Nous avons lancé le 19 juin un appel aux associations pour structurer une offre nationale " (SES AMIS). De plus en plus fort

     http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/07/13/l-apprentissage-du-code-informatique-sera-propose-au-primaire-en-septembre_4456197_3224.html
    • cdivoux1, le 18/07/2014 à 18:58

      L'analyse de Bruno Devauchelle est toujours pertinente et je ne connais rien de ses missions.
      Mais, effectivement, les "enjeux pourtant perçus, mais pas travaillés"  ne font pas avancer le schmilblick.
      J'avais déjà posé la question sur son site : et maintenant, comment fait-on ?

      Autre réaction

      "Les innovateurs de toutes sortes vont aller à la pèche aux innovations en espérant pouvoir poursuivre leur quête du Graal de la reconnaissance."

      C'est un raccourci un peu rapide et c'est mettre tout le monde dans le même sac.

      1. Encore une fois ça ne fait pas avancer le schmilblick

      2. La reconnaissance est souvent bien modeste et tardive au regard du travail que peut nécessiter une innovation

      3. Pour une bonne part d'innovateurs, on pourrait, je pense, plutôt parler de Graal d'une pédagogie réussie. C'est évidemment oublié que nous faisons un métier impossible.

      4. Il faudrait plutôt dénoncer le cadre trop rigide et frileux des innovations et expérimentations et le manque d'appuis et non de médiatisation.


  • Michel MATEAU, le 11/07/2014 à 11:34
    Désespérément vrai et juste.....
    Et pendant ce temps, la pédagogie du XIX ème ne pourvoit plus en profs de maths, d'histoire ... dans certaines régions, pendant ce temps 150 000 élèves sortent sans qualification faute d'intérêt pour ce qu'ils font, pendant ce temps les inégalités scolaires se creusent...etc.

    Mais ça va encore, le système tient toujours, "ça va pas si mal"
    On a même un peu d'espoir, une prise de conscience semble naître : les syndicats enseignants se mobilisent, se battent pour que la rentrée ait lieu en septembre et non pas, quelle horreur, le 31 août...
    • Delafontorse, le 11/07/2014 à 12:11
      Notez qu'on pourrait remarquer tout à fait à l'inverse de ce que vous dites que depuis qu'on prône l'extension du numérique à l'école, les recrutements en enseignants diminuent...
      • Michel MATEAU, le 11/07/2014 à 15:00
        Vous voulez sans doute dire que le nombre de candidats diminue....
        et sans doute suggérer que le numérique les fait fuir...
        • Delafontorse, le 11/07/2014 à 18:50
          C'est tout à fait cela. Le professeur de mathématiques n'entend pas que les machines démontrent à sa place et à la place du cerveau de ses élèves. Le grand art, c'est quand un tableau et une craie leur suffisent. Le professeur de physique ou celui de SVT n'entendent pas qu'au nom des économies budgétaires et du renflouement d'on ne sait quelle entreprise de tablettes et unités centrales, les expériences qui nécessitent une paillasse se déroulent dorénavant virtuellement sur un écran. Etc, etc. 
          Je pense que vous n'avez aucune idée de l'ignorance où sont cantonnés les élèves qui jusqu'en Terminale ignorent tout à fait ce qu'est un phénomène, cela dans tous les ordres d'étude et d'observation. Vous seriez surpris de leur incapacité à simplement définir : ils confondent définition et exemple. L'analytique de la conception suivie de réalisation est pour eux une découverte. Les opérations intellectuelles les plus simples leur sont en un mot INCONNUES. Vous pensez bien qu'à ce compte, aucun professeur ne se laissera impressionner par le fait qu'ils tapuscrivent 100 fois plus vite qu'ils ne manuscrivent. Le jour de la grande panne électrique, il sera pathétique de les observer se demander quel usage faire du papier et du crayon.
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