PNF Lettres : Enseigner (enfin) l’oral grâce au numérique 

Dans notre système éducatif, graphocentriste, l’écrit dicte sa loi : l’oral y est réduit à la participation ou à des modalités d’évaluation (récitation, exposé, examen final). Peut-on imaginer que l’oral devienne enfin une réelle pratique de classe en tant qu’objet et modalité d’apprentissage ? Le numérique semble susceptible de nous y aider : le développement des possibilités d’enregistrement, de traitement et de diffusion du son permet aisément de travailler sa voix, d’enrichir sa parole, de développer sa capacité à écouter, argumenter, inventer, de s’approprier les œuvres de façon plus intime ou créative, d’aborder une littérature autre ou autrement la littérature, d’inventer de nouvelles formes scolaires comme l’oral d’invention. Lors du 5ème Rendez-vous des Lettres qui s’est déroulé les 17-18-19 novembre, de nombreux enseignants sont ainsi venus rendre compte d’activités orales et numériques particulièrement stimulantes, de l’école au lycée. Petit tour, non exhaustif, dans les ateliers pédagogiques : 10 activités orales et numériques pour donner bien des idées et des envies…

 

Des écoliers animateurs radio en éducation prioritaire

 

 « De tous les grands univers socialisateurs, l'univers scolaire est celui où s'opère le plus systématiquement et le plus durablement la rupture avec le sens pratique linguistique » (Bernard Lahire). C’est cette rupture que cherchent à combattre Claude Richerme-Manchet, professeure des écoles, et ses collèges de la circonscription de Toulon 2 dans l’académie de Nice. Le projet « Paroles d’école » consiste en une émission de radio préparée par les élèves de cette circonscription et du réseau d’éducation prioritaire « La Marquisanne ». Les classes engagées dans cette action ont la responsabilité d’une des rubriques de l’émission, de manière alternée, diffusée sur Radio Active 100.fm. À travers des productions diverses, soigneusement préparées en classe, les enseignants aident à travailler et penser différents types de discours (avec élaboration de critères d'évaluation adaptés) : chroniques, argumentations, recettes, horoscopes, poésie, reportages...

 

Le projet permet de lutter contre une certaine routine des contenus et modes de travail : « En français j'ai l'impression de faire toujours la même chose depuis le CP », déplore ainsi une élève démotivée lors d’une enquête. Claude Richerme-Manchet éclaire les principes qui sous-tendent le projet : il ne faut pas stigmatiser des manières de parler si on veut développer des compétences langagières, il faut éviter les replis, les risques d'insécurité linguistique (et le mutisme qui l’accompagne), les résistances à une langue normée autoritairement imposée, il faut développer les capacités pluristylistiques. Les jugements des enseignants engagés dans le projet sont éloquents : « enfin les élèves comprennent pourquoi ils apprennent »,  « les élèves sont  motivés, investis : l'élève repense son statut d'élève pour devenir pleinement acteur de son apprentissage », « on constate de gros progrès, particulièrement au niveau de la lecture : les élèves en difficulté ou timides se sont dépassés », « les élèves s'investissent parce qu'il y a un destinataire, parce qu'on sort du contexte de la classe, qu'on se place dans une situation de communication réelle, d'où une plus rigoureuse application des règles langagières », « un lien fructueux se fait entre le langage oral et la production écrite », « lors d'un débat, les élèves ont pris l'habitude d'exprimer leur avis, de l'expliquer, de donner des exemples, d'où des interactions devenues riches », « les enfants s'amusent avec la langue en en faisant un vrai objet d'étude », « des élèves longtemps en échec se sentent valorisés et sont portés par la dynamique du projet »… Le projet, insiste Claude Richerme-Manchet, aide les élèves « petits parleurs » qui sont mis en confiance par le travail collaboratif. On sort du schéma QRE : question /réponse / évaluation pour développer en classe des interactions de qualité. Se construisent des apprentissages métalinguistiques et métadiscursifs, notamment la conscience et le respect de la diversité des usages de la langue. Il s’agit bien de combattre des assignations dans la langue où se jouent des déterministes sociaux : l’élève doit pour cela apprendre à « développer sa palette linguistique ». L’enseignante fait aussi remarquer la stratégie savoureuse travaillée dans la classe pour que l'écrit préparé apparaisse comme oralisé et spontané.

 

Zoom sur une rubrique originale : le phonorallye, défi d’écriture lancé de classe à classe. Chaque classe propose, à tour de rôle, trois ou quatre bruits qui doivent être mis en récit. Dans une phase augurale, l’enseignant fait écouter séparément quatre bruits aux élèves : un bruit qui renvoie au décor, un bruit d’action, un bruit humain et un bruit d’objet (ex. : tonnerre, cri, brouhahas, rires, clé ouvrant une serrure, moteur de voiture, horloge qui sonne 12 coups…). On demande aux élèves ce que ces bruits évoquent pour eux, ce qui permet un travail d’enrichissement du lexique, de la connaissance des objets ou des rituels du monde. Il est fait remarquer aux élèves que la perception du monde est différente pour chacun : tous n’entendent pas la même chose et chaque bruit n’évoque pas la même chose pour l’un ou l’autre. La classe réécoute les quatre bruits pour faire émerger une trame narrative et un sujet narrateur. La séquence se prolonge par des phases de rédaction en binômes, de mise en commun, de lectures susceptibles d’améliorer le récit, de mise en voix. Tous les textes sont ensuite enregistrés pour l’album numérique Didapages et la classe choisit un texte qui sera interprété à la radio. Les entraînements à la lecture vivante se font à la maison, dans les temps périscolaires, dans la salle informatique avec le logiciel Audacity qui permet de s’écouter soi-même et mutuellement. Le fait que les productions des élèves soient diffusées hors de la classe, grâce à la radio et aux albums numériques, apparait comme « un puissant facteur de motivation : les élèves deviennent extrêmement exigeants vis-à-vis de la qualité de ce qu’ils donnent à entendre et à voir d’eux (l’image de soi, corrélée à la qualité de l’expression, étant impliquée). L’investissement dans les activités est important : les échanges oraux sont nombreux et l’écoute réciproque se construit rapidement. »

L’émission « Parole d’écoles » en ligne.

 

Création orale et maîtrise de la langue en FLS

 

Sandrine Baud, professeure de Lettres à  Landerneau dans l’académie de Rennes présente un projet mené précédemment dans l’académie de Guyane en Français Langue Seconde : « le voyage d’Ulysse » ou  comment des élèves non francophones d’une classe d’accueil du collège Omeba Tobo de Kourou ont imaginé, dit et mis en images un conte, publié sur internet. Si les enseignants de langues vivantes étrangères ont l’habitude d’enregistrer leurs élèves, les enseignants de français le font rarement, souligne l’enseignante. En quoi l’enregistrement peut-il être « un véritable brouillon de la parole, c’est-à-dire un outil qui permet non seulement de retenir, d’organiser, d’enrichir ses idées, mais aussi de travailler la production orale dans toutes ses composantes : structure, morphosyntaxe, lexique, phonétique, prosodie » ?  Comment aussi aider les élèves à construire des stratégies d'apprentissage en autonomie ?

 

Le projet a été réalisé en mai 2014 avec un groupe d’élèves nouvellement arrivés (entre 6 et 8 mois de scolarisation en France), venus du Guyana, du Pérou, du Brésil ou de la Chine. Inspiré des kamishibaï japonais, il prolonge une séquence sur « L’Odyssée » et raconte les tribulations d’un adolescent qui, parti de chez lui, va traverser tous les pays dont sont originaires les élèves de la classe avant d’arriver au collège. Ce retour de chacun sur son origine a valorisé les cultures des élèves et a beaucoup joué sur leur investissement dans le projet. Le travail sur la carte permet de «  visualiser le trajet réalisé par chacun – et les liens qui nous unissent – convergeant vers la Guyane. L’histoire commune naît des histoires personnelles. » La dimension interculturelle est renforcée par une séance sur Google Earth qui permet de comprendre les différences d’environnement : « le zoom permet non seulement de voir le pont que Fazleema traversait pour aller à l’école, de s’approcher de la maison de la grand-mère de Jomeïka, mais aussi d’imaginer ce que peut être une mégapole chinoise… Ces moments riches en émotions ont permis aux élèves de s’ouvrir les uns aux autres, lors d’une séance aux objectifs disciplinaires très précis : se repérer sur une carte, connaître les lignes imaginaires, lire une latitude et une longitude, acquérir un lexique spécifique.» La séance a permis à chacun de retracer son chemin et de le partager avec les autres : il s'agit aussi d'apprendre à vivre ensemble.

 

Point de départ : Ulysse quitte sa maison un matin et n'arrive pas à rejoindre son collège ! La raison ? Elle est collectivement définie : il a jeté ses déchets dans la rivière, Poséidon va se venger… Chaque élève prend en charge un chapitre du voyage d’Ulysse : il se déroulera dans le pays ou la ville d’où il est originaire. Une réflexion sur les stéréotypes culturels est engagée à partir des symboles et des chansons censés incarner un pays. Il reste à imaginer ce qui se passe à chaque endroit et comment Ulysse va se déplacer d’un pays à un autre. L’élève responsable du chapitre propose une idée de péripétie. Les autres réagissent à cette idée : ils la valident, la refusent (en justifiant ce refus), la prolongent, l’enrichissent, proposent des alternatives… Le vocabulaire qui émerge lors des échanges est noté au tableau. La phase de préparation est comme on le voit particulièrement riche en formatrices interactions.

 

La production elle-même présente deux dimensions : une production orale enregistrée avec Audacity, et une illustration en deux volets (une image narrative et une carte). La majeure partie des élèves était mécontente du premier enregistrement, souligne Sandrine Baud : «  non seulement il peut être étrange, voire désagréable, d’entendre sa propre voix, mais les productions n’étaient pas très bonnes, amenant plusieurs élèves à conclure qu’ils ne parlaient pas assez bien le français pour ce travail. » Une fiche-outil réalisée avec l’enseignante permet à chacun d’améliorer sa production en fixant le lexique, des connecteurs logiques, certaines structures grammaticales… Les élèves peuvent alors retravailler leurs productions, seuls avec l’ordinateur et le micro-casque, s’enregistrant plusieurs fois de façon autonome, écoutant et validant ou non leur travail, jusqu’à ce qu’ils en soient suffisamment satisfaits pour le soumettre au professeur et au groupe : « l’écoute au casque permet une auto-évaluation très intime, qui peut même se passer du regard (de l’oreille) du professeur » ; « à aucun moment les élèves n’ont lu un texte. Ils s’appuient sur leur fiche-outil et sur les illustrations, mais leur production reste une parole naturelle, enrichie au fil des enregistrements, toujours authentique. » 

 

Pour le montage final réalisé par l’enseignante avec Windows Movie Maker, les élèves ont choisi les musiques et illustrations sonores. Chacun a été aussi invité à résumer son chapitre dans sa langue maternelle : « Les enregistrements et leur intégration dans le projet valorisent les langues maternelles des élèves et affirment leur statut de locuteurs plurilingues. » Sandrine Baud souligne la fierté de ses élèves qui pensaient au départ ne pas être en capacité de réaliser un projet et ont finalement souhaité visionner plusieurs fois leur travail, le montrer à certains de leurs camarades et le diffuser auprès de leurs professeurs. Il s'agit bien aussi d'un beau travail d’« abilitation », d'« empowerment ».

Le voyage d’Ulysse par les élèves de Kourou

 

Des audioguides du Louvre, réalisés par et pour les élèves

 

Quel enseignant, passionné, n’a pas emmené, plein d’entrain, ses élèves dans un musée, pour les voir subir plus ou moins passivement  cette sortie ? C’est fort de ce constat que Bruno Vergnes, enseignant au collège Vic-Bilhd’Othez a eu l’idée de proposer à ses élèves de 3ème de réaliser eux-mêmes les audioguides qui leur serviraient pour un voyage à Paris, et une visite du Louvre. Outre l’économie substantielle ainsi réalisée, il a impliqué dans ce projet les élèves, qui sont devenus acteurs de leur propre visite.

 

La première étape était d’écrire le texte. Et pour cela, si les sources étaient données par l’enseignant, si quelques contraintes d’écriture étaient imposées (quelques mots pour présenter le peintre, obligation faite de parler des lignes de force, couleur et autre caractéristique technique), il était surtout demandé aux élèves de produire un texte de deux minutes. Redoutable contrainte que d’écrire (unité de mots, de lignes, de phrases) pour une durée imposée. Obligation dès lors de reprendre son texte pour le corriger, afin que cette contrainte soit respectée. Développer une idée, ou au contraire la résumer, selon que l’on ait été trop disert ou pas assez.

 

Le numérique est dans ce projet un élément facilitateur : partage d’un même support d’écriture; possibilité de s’enregistrer autant que nécessaire ; partage des fichiers sons. Les  outils utilisés peuvent être très différents, mais Bruno Vergne a choisi de prendre celui qui est à la fois un appareil enregistreur, un appareil photo  et qui permet d’écouter des fichiers sons : le smartphone que beaucoup d’élèves ont dans leur poche. Il avait cependant mis à la disposition de ceux qui n’avaient pas de smartphone une tablette pour l’enregistrement, des appareils photo pour réaliser l’audioguide  puis des MP3 pour sur place profiter du travail final.

 

La visite s’est faite active, les élèves étaient enchantés de déambuler librement dans le Louvre, aidés du plan élaboré par leur enseignant, et les selfies réalisées devant les œuvres témoignent de leur enthousiasme.

Les audioguides des élèves en ligne

Diaporama de présentation

 

 

Réaliser un documentaire dans Toulouse sur l’affaire Calas

 

Enseignant au collège  Émile Zola de Toulouse, Jean-Luc Kpodar  a souhaité travailler sur un projet qui permettrait  d’aborder les difficiles questions du vivre ensemble et de la tolérance dans cet établissement où la mixité sociale et les différences sont parfois source d’incompréhension et de heurts.  La parole est donc au centre de ce projet  qui vise à parler et à faire parler de la tolérance au sein de la classe, au sein de l’établissement dans son ensemble (le projet est ainsi inscrit dans le contrat d’objectifs), au sein des familles, qui nombreuses, ignoraient tout de l’affaire Calas et enfin, plus largement, au sein de la communauté du web, puisque le documentaire est publié en ligne. Les élèves de 4ème sont partis enquêter dans les rues de Toulouse sur les lieux symboliques de l’affaire : la maison de la famille, les vestiges du parlement de Toulouse et la place où Jean Calas a été roué, puis étranglé et brûlé. Ils utilisent les archives de la ville ainsi que les textes littéraires pour améliorer leur connaissance de l’affaire.

 

Après avoir mené leur enquête pour obtenir le plus possible d’informations sur cette affaire, après avoir lu des extraits du manuscrit original du « Traité de la Tolérance » de Voltaire, les élèves ont eu à écrire des dialogues rendant compte de ce qu’était pour eux l’intolérance. Premier cri, première expression. Ils ont ensuite rédigé le commentaire du film qu’ils réalisaient pour rendre compte de tout ce travail.  Les formes d’écriture de l’oral ont ainsi été diverses : le dialogue fictif et la voix off d’un documentaire. Mais les capacités orales travaillées étaient aussi variées : poser sa voix pour accompagner une vidéo ou rendre une lecture expressive d’un texte de Voltaire.

 

Un travail riche mettant les élèves en situation de tâche complexe où la parole circule dans une ville pour mieux donner à entendre le cri de Voltaire contre l’intolérance. Le documentaire est disponible sur internet et doit être mis à disposition dans la ville (à travers des flashs codes). Il est le premier pas d’un « musée en ligne » visant à la communication des ressources du patrimoine local.

Le documentaire

 

 

Des audioguides augmentés autour de Maupassant

 

Tout part d’une errance : Marie Soulié, professeure au collège Daniel Argote de Toulouse, n’a pas le sens de l’orientation, et lors d’une excursion, se retrouve à errer, perdue. De là est née l’idée de faire réaliser des audioguides qui associeront carte et repérage spatial des lieux visités avec des éléments sonores et visuels rendant la visite plus interactive. Non seulement les élèves seront impliqués dans le voyage, mais ils compléteront leurs connaissances sur Maupassant, sur sa région, tout en développant des compétences techniques.

 

À raison d’une heure par semaine, en club, les élèves vont travailler la lecture expressive d’extraits d’œuvres de Maupassant. Les captations sont spontanées : l’objectif est que les élèves travaillent un oral plus naturel, moins « écrit » que ce à quoi on aboutit avec de trop nombreux enregistrements. Les compétences de recherche documentaire sont aussi travaillées puisque les élèves ont à sélectionner les informations qu’ils vont mettre en voix. Une véritable éducation aux médias s’est faite, allant jusqu’à amener les élèves à réfléchir aux questions juridiques (les images utilisées devant être libre de droits). Ils doivent enregistrer un commentaire bref sans trace écrite qui présente le lieu en lien avec l’œuvre, situer le lieu sur une carte et rentrer les données GPS dans l’application, sélectionner des cartes postales anciennes et les intégrer dans le parcours audioguidé, faire quelques vidéos en réalité augmentée. Les élèves téléchargent sur leur portable l’application et le parcours, qu’ils ouvrent le jour de la visite : le guidage GPS se déclenche lorsque les élèves arrivent à proximité des marques.

 

Si c’est un projet qui demande du temps, car mêlant écrit, oral et visuel, il ne suppose que peu de compétences techniques, car la plateforme choisie, Izi-travel, permet en créant gratuitement un compte, d’accéder à des fonctionnalités assez simples permettant la réalisation d’un audioguide. Ce projet a permis aux élèves et à leur enseignante de rencontrer Maupassant, de faire de lui un être de chair ; ils lui ont rendu sa voix ; il ne leur reste plus qu’à mettre leur pas dans les siens en juin 2015.

 

 

Lire - écrire - se dire

 

Carole Guérin-Callebout, professeure de Lettres au collège Mendes France à Tourcoing dans l’académie de Lille, présente un projet pédagogique qui relie « La place » d’Annie Ernaux et « Tramway » d’Alexandra Saemmer. Ces deux œuvres contemporaines interrogent le rapport au monde et à soi : la place qu'on peut se faire dans le monde après la mort du père. Le projet est mené avec des élèves qui ont un rapport à la lecture et à l'oral difficile. Or le récit d’Annie Ernaux pose la question de la confrontation de deux cultures différentes tandis que la création d’Alexandra Saemmer pose la question de la culture numérique : se confronter à ces deux œuvres, c’est affronter le problème de la culture comme rupture, c’est faire le pari que le numérique peut permettre de renouer une relation nouvelle avec lecture.

 

Le travail commence avec l’étude du récit d’Annie Ernaux, « La Place », dans sa version numérisée. Il s’agit d’inviter les élèves à entrer dans cette nouvelle culture numérique pour en faire le levier de leur appropriation personnelle de l’œuvre. Les élèves s’emparent des premières pages, numérisées et lues sur tablettes, en y insérant des commentaires personnels comme autant de marginalia. L’activité exploite un goût générationnel pour les « like », les « dislike », les « tweets », les « commentaires » de blogs… : autant de manières d’entrer dans la page du monde pour la commenter et l’enrichir,  une façon ici de fixer ses impressions et réactions pour construire une relation plus intime avec l’œuvre étudiée. Ces marginalia aident à construire l'étude des premières pages, ensuite transformée en commentaire oral. Un autre travail est mené sur un extrait de « La place » portant sur le fossé culturel se creusant au moment de l'adolescence entre l’auteur et son père. Les élèves sont conviés à un travail créatif : « traduire de façon numérique la lecture que nous avons faite du passage ». Les projets, par exemple un dialogue théâtral enregistré entre l’élève et sa « mère », sont présentés devant la classe et donnent lieu à débats sur leur pertinence. « La confrontation de tous ces travaux a permis de relancer l'étude ». On aboutit à une activité menée en collaboration avec le professeur de musique : il va s’agir de traduire par les sons de ce qui a été retenu de l'œuvre, une création vocale et sonore est ainsi réalisée qui donne à entendre et saisir l’interprétation de « La place » par les élèves.  Dans cette partition, les élèves introduisent par exemple des effets de dissonance pour montrer le décalage culturel et tentent de mettre en œuvre harmoniquement une finale réconciliation.

 

Ainsi armés, les élèves vont à la rencontre d’une véritable œuvre numérique, « Tramway » d’Alexandra Saemmer. L’œuvre surprenante dans ses modalités d’écriture et de lecture ne peut qu’interroger : que devient le texte au sein de l’espace numérique ? comment le lire ? est-on encore le même lecteur ?... Un débat s’instaure sur les intérêts respectifs des supports : papier ou numérique ? A la suite de ce débat, souligne Carole Guérin, « aucun élève n'a résisté à la lecture de l'œuvre d’Alexandra Saememer », aussi exigeante soit-elle. Les élèves sont alors invités à produire leur propre œuvre numérique, nourrie des lectures réalisées, mais fruit aussi de leur réflexion : « à eux surtout de s’emparer des outils et des espaces numériques pour donner chair et dynamisme à leur texte grâce à un travail de partage et de collaboration entre l’écrit, l’image, l’oral spontané et la parole retravaillée. » Le travail s’inspire d’un un atelier d'écriture numérique d'Alexandra Saemmer elle-même mené avec des élèves allophones et disponible sur You Tube. Un mur collaboratif Padlet est mis en place : il permet de prendre le temps de peser et poser les mots, de construire une posture moins impulsive et plus réflexive, la dimension collaborative permettant de faire résonner la parole des élèves et celle des auteurs. L’œuvre finale cherche à répondre aux questions suivantes : que retenez-vous de tout cela ? quelle place avez-vous décidé de vous donner. ? Les élèves donnent numériquement une dynamique à chacun des mots susceptibles selon eux de définir leur place. Le projet, conclut Carole Guérin, a libéré voix et parole, renoué un rapport à la lecture, développé de nouvelles capacités langagières et posturales.

Présentation Prezi du projet

 

 

Mettre en images, en musique et en voix un poème d’Aragon

 

Le contexte est essentiel dans ce projet. Nouvellement arrivée dans le collège-lycée Dupleix à Landrecies dans l’académie de Lille, Peggy Dumont se retrouve face à un groupe d’élèves en situation de difficulté scolaire, refusant de prendre la parole, car trouvant cela très « impudique ». Le défi était donc d’autant plus grand de leur proposer de s’exprimer et de traduire leurs émotions et leurs compréhensions d’un poème en le mettant en voix et en dessin.

 

La séquence portait sur « Aragon, un poète au cœur du conflit », et l’objectif était que les élèves s’emparent de sa poésie (et d’un corpus volontairement très restreint) pour débloquer la parole. Tout commence par une étude analytique suivie de l’écoute de 7 versions audio différentes du poème « La rose et le réséda ». Les élèves doivent ensuite remplir une fiche dans laquelle ils analysent chaque version, exprimer ce qu’ils ont ressenti, et justifier leur préférence pour telle ou telle version. Le résultat a été très pauvre, en particulier par manque de vocabulaire d’analyse et une séance de remédiation a consisté précisément à leur permettre de développer cette compétence.

 

Le poème « Les Ponts-de-Cé » leur a ensuite été proposé, sans explication. Les élèves ont eu une semaine pour l’apprendre, choisir une musique d’accompagnement,  l’illustrer de dessins personnels (un dessin par vers) en inscrivant sous le dessin le vers illustré (exercice de copie). La professeure profite des nombreuses fautes de copie (des « cadeaux » permettant la remédiation) pour discuter orthographe et grammaire, mais aussi significations du texte. Ainsi la confusion entre « armes » et « larmes » est-elle significative et fait sens. Un par un, les élèves doivent ensuite réciter le poème (ils sont alors enregistrés) et justifier leur choix de musique. Certains le font, d’autres non.

 

Commence alors le travail de l’enseignant qui scanne les dessins et à l’aide de logiciels simples les transforme en films. La récitation et la musique choisie  accompagnent ce film. Cette première version est retravaillée et les élèves doivent alors élaborer un story-board commun pour réaliser un nouveau film. Occasion de les obliger à se saisir de la parole pour discuter entre eux des choix. Deux interprétations du poème se font : espoir ou désespoir ? L’enseignant laisse le choix, et ainsi la polysémie du texte sa richesse, garde toute sa place. Les élèves refont des dessins, mettent de nouveau en voix ce poème, mais cette fois, tous sont capables de justifier leur choix.

 

La séquence, qui s’est poursuivie par d’autres exercices, permet de mesurer la différence, en quelques semaines, entre des élèves qui trouvaient la prise de parole impudique et ceux qui s’investissent dans des débats pour justifier leur point de vue sur une mise en voix lyrique du poème « Les Ponts-de-Cé ».

 

 

Oraliser l’expérience de la poésie

 

Un atelier cherche à explorer ce qui fait de la poésie une vivante aventure, celle non seulement des mots, mais du corps, de la voix, de l’écoute : « quelles situations d’enseignement construire pour faire surgir en classe la puissance du verbe poétique ? comment donner à entendre la matière vive de la poésie ? comment faire partager aux élèves l’enchantement de sa profération ? comment les amener à s’approprier puis à exprimer une poétique particulière ? » Claire Augé-Rabier, professeure de Lettres au lycée Charles Chaplin à Décines dans l’académie de Lyon, a travaillé en seconde autour du surréalisme. Pour susciter intimité et familiarité avec des textes a priori difficiles, il s’agit de se les approprier par l’oralisation : le poème est écouté avant d’être expliqué, l’analyse elle-même est faite à l’oral, en fin de parcours les élèves sont invités à une mise en voix. L’étude littéraire devient un parcours auditif, musical, mené par un élève toujours actif. Afin de donner une cohésion aux différents oraux, les élèves ont approché la photographie surréaliste. L’outil numérique Thinglink, qui permet d’annoter et animer une image, devient le carrefour des différents travaux d’élèves. Pour les enregistrements, les élèves ont utilisé le logiciel Audacity et le site Soundcloud. Le numérique offre à l’élève la possibilité d’avancer, en autonomie, à son propre rythme et même de se révéler. L’intérêt de cette pratique orale individuelle s’est avéré particulièrement bénéfique pour les élèves en difficulté ou en situation de handicap (dyslexie).

Une variation autour d’Eluard

 

 

Explications podcastées d’une œuvre sonore

 

Françoise Cahen est professeure de Lettres au lycée Maximilien Perret, d’Alfortville dans l’académie de Créteil. Le travail mené porte sur  une œuvre sonore réalisée par Jean-Charles Massera pour Arte Radio en 2012. Ce feuilleton original, composé de dix pièces de moins de 5 minutes, est conçu pour les nouveaux modes d’écoute (podcast, smartphone, écouteurs) et renouvelle la fiction radio. Trois de ces pièces sonores ont été travaillées avec des élèves de première dans le cadre de la préparation du bac de français. Il s’agit bien entendu d’une gageure : peut-on travailler sur la littérature numérique pour le bac de français ? Réaction d’élèves, eux-mêmes bousculés : « Mais pourquoi on n'étudie pas Candide, nous, comme tout le monde, Madame ? » Sans doute s’agit-il aussi de chercher l'effet de surprise, de déranger pour faire réagir.

 

Les élèves ont d’abord écouté les pièces, en faisant un repérage, au fil de leur écoute.  Une problématique commune aux 3 œuvres élues a été choisie pour les étudier (montrer le contraste entre le réalisme de la situation banale et la profondeur de la réflexion philosophique) ainsi qu’une trame de commentaire possible. En parallèle, deux documents complémentaires par pièce sonore ont été lus, la plupart issus de textes philosophiques, qui expliquent certaines notions sous-entendues dans ces œuvres. Puis, par groupes, avec une trame guidant le travail, les explications de textes ont été réalisées sous forme de podcasts puis déposées sur un blog. Certains ont mené des commentaires un peu décalés (traitement de la voix particulier, habillage sonore de l’étude, blagues…), d'autres ont réalisé des productions très académiques. L’auteur Jean-Charles Massera a ultérieurement rencontré la classe et pu écouter les commentaires enregistrés par les élèves sur ses œuvres. Cette séance d’échange de deux heures, très riche, s’est orientée notamment sur des réflexions esthétiques autour des buts de la création : l’'art est-il fait pour être beau ou pour déranger ?

 

Le bilan pour Françoise Cahen est très positif. Le podcast, en l’occurrence ici le commentaire enregistré, lui parait une excellente préparation au bac et un mode de révision très pratique. Elle soulève cependant quelques questions essentielles : comment mettre une œuvre sonore sur une liste de bac ? pourquoi les élèves sont ils très massivement interrogés sur les textes traditionnels ? autrement dit, comment intégrer la littérature d’aujourd’hui dans le format du bac tel qu'il existe aujourd'hui ?

Production d’élève 1

Production d’élève 2

Production d’élève 3

 

 

Faire advenir les voix de l’œuvre

 

Professeur au lycée de l’Iroise à Brest dans l’académie de Rennes, Jean-Michel Le Baut présente quelques activités menées dans le cadre du projet eTwinning i-voix, espace numérique de lecture et d’écriture, de création et d’échange, autour de la littérature. En lien avec la Renaissance, tous transférables, les exemples proposés cherchent à revitaliser la relation des élèves aux œuvres lues ou vues par le biais de créations sonores qui peuvent apparaître comme des formes modernes et pédagogiques de la prosopopée : qu’il s’agisse de parler à l’œuvre, de parler dans l’œuvre ou de parler de l’œuvre, il s’agit de ressusciter des voix absentes ou imaginaires, à travers une modalité de travail nouvelle qu’on pourrait appeler l’oral d’invention.

 

Des élèves décapitant des statues ! Dans le prolongement de l’étude de la pièce de Musset « Lorenzaccio » et dans le cadre d’un voyage chez les correspondants italiens du jumelage eTwinning, chaque élève est invité à choisir une statue parmi celles qui seront vues lors d’une journée passée à Florence. La mission est de produire sur le blog, au retour du voyage, un article réalisant trois objectifs : informer, analyser (expliquer en quoi cette ouvre paraît caractéristique de la Renaissance dans son contenu et/ou dans sa forme), créer (produire et enregistrer une tirade adressée à la statue par le héros de la pièce Lorenzaccio). L’enjeu pour le personnage est d’expliquer à la statue pourquoi il va ou non la décapiter. L’enjeu pour l’auteur de la tirade, l’élève, est de témoigner de sa connaissance de la sculpture et du personnage (biographie, caractère, valeurs, façon de parler).

 

Et si un tableau était à écouter autant qu’à regarder ? À l’occasion d’une visite d’un musée, les élèves sont invités à choisir un tableau. La mission est de produire sur le blog, au retour du voyage, un article réalisant les trois mêmes objectifs : informer, analyser, créer. Le sujet est le suivant : « il vous a suffi au musée de tendre l’oreille pour entendre parler un (des) personnage(s) du tableau ! Vous rapporterez ce que vous avez entendu à travers un texte d’au moins dix lignes et un enregistrement audio de 30 secondes à 1 minute. »  L’histoire des arts se fait ici ludique et jubilatoire. L’activité orale invite paradoxalement à développer la capacité des élèves à mieux regarder. La diversité des tâches permet de dépasser la tentation du copier-coller puisque les informations recueillies sur l’œuvre sont à sélectionner et transformer. La dimension créative favorise bien entendu une relation plus intime au tableau pour éclairer ses thèmes et enjeux propres.

 

Louise Labé à la radio ? La 3ème activité,  qui prend place dans le cadre de l’étude des Sonnets de Louise Labé,  repose sur un « fake pédagogique », une imposture :  « Scoop i-voix ! Louise Labé a écrit : nous l’avons rencontrée ! Les lycéens d’i-voix ont interviewé la Belle Cordière, celle qui, à Lyon en 1555, publia 24 sonnets, renouvela thèmes et formes de la tradition pétrarquiste, affirma la singularité d’une voix féminine et poétique parmi les plus originales et émouvantes que la littérature ait connues. Pour le projet i-voix, qui relie lui aussi la France et l’Italie autour de la poésie, Louise Labé a accepté de lire ses sonnets et de répondre à quelques questions… La preuve, s’il en était besoin, que contrairement aux rumeurs malveillantes, la Belle Cordière est bel et bien l’auteure de ces poèmes… » Chaque élève, via Audacity ou des outils mobiles, doit produire deux enregistrements audio distincts : une lecture à voix haute d’un sonnet ; une interview de Louise Labé (éventuellement à plusieurs voix et avec habillage sonore). Il est fascinant de voir des élèves de 2014 dévorer avec autant de passion des sonnets de 1555 : l’activité crée une vraie familiarité avec l’auteure, elle  favorise le traitement des informations et l’appropriation des connaissances, elle s’avère particulièrement motivante. Plusieurs élèves d’ailleurs vont au-delà des attentes et sortent du « cadre scolaire », faisant intervenir dans l’émission des parents ou des amis, composant spécialement des intermèdes musicaux ou des chansons…

Par-delà les connaissances développées, les capacités travaillées, les attitudes favorisées, il est manifeste que le numérique facilite la mise en activité orale des élèves, renforce le bonheur d’apprendre, permet non seulement de travailler sa voix, mais de faire vibrer en soi bien des voix nouvelles. Des défis essentiels ainsi sont tracés : apprendre à l’Ecole à dire je pour devenir autre, faire de la classe une expérience de la littérature et de la littérature une expérience du monde. L'oral d'invention en est une possible et fructueuse modalité : il invite à des exercices de la parole qui soient aussi des expérimentations de soi, et même, de façon ambitieuse, des expérimentations littéraires de soi.

Décapitations

Un tableau parle

Louise Labé à la radio

 

Delphine Barbirati et Jean-Michel Le Baut

 

 

 

Par fjarraud , le lundi 24 novembre 2014.

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