Qu’enseigne-t-on au juste sous le nom de Français ? Entretien avec Nathalie Denizot 

« Mon objectif en tant que didacticienne est d’essayer de décrire et d’analyser le plus précisément possible les contenus disciplinaires, la manière dont ils sont transposés ou construits par l’institution scolaire, et de comprendre ce qui se passe entre les savoirs, l’enseignant et les élèves… » Nathalie Denizot est maitre de  conférences en sciences de l'éducation, elle consacre ses recherches à la  didactique du français (1). Ses travaux concernent  particulièrement l'enseignement de la littérature. Par ailleurs, elle est  secrétaire générale de l’Association Internationale pour des recherches en didactique du français (2), et membre du comité de rédaction de la revue "Recherches" (3).

 

Qu’enseigne-t-on au juste sous le nom de Français ou de Littérature ?

 

Dans les collèges et lycées français, on enseigne actuellement beaucoup de choses en « français » ! Mais on peut dire qu’il y a essentiellement trois grandes composantes, qui ne sont pas autonomes mais qui s’articulent les unes aux autres : langue, littérature et pratiques langagières (écrites ou orales). À ces composantes correspondent des exercices spécifiques, dont certains sont eux aussi enseignés (on peut apprendre à faire des exposés, des rédactions, des dissertations, etc.), des modes d’évaluation, des pratiques, etc. Quant à l’appellation « littérature », elle a fait une réapparition ces dernières années pour désigner la discipline enseignée plus spécifiquement dans les séries littéraires.

 

Pourquoi cette hésitation entre  français, littérature, lettres… ?

 

En fait, pour comprendre cette hésitation entre « français » et « littérature », ou « français » et « lettres », il faut replacer la discipline dans son histoire, relativement récente en réalité : sous la forme qu’on lui connait, elle est née à la fin du XIXe siècle, à la suite des réformes républicaines, même si elle est aussi le résultat d’un long processus qui a couru tout au long du XIXe siècle, au moins. Les historiens des disciplines (notamment André Chervel, au sein du regretté Service d’Histoire de l’éducation de l’ex-INRP) ont bien montré cela. Ce qui caractérise la discipline qui se met en place après 1880 dans l’enseignement secondaire, c’est justement l’importance du « français », c’est-à-dire de la langue française (et non plus les langues « anciennes » que sont le latin et le grec), et de la littérature française (notamment après le traumatisme de la défaite de 1870…), ainsi qu’un nouveau rapport aux textes littéraires.

 

Quelles sont les caractéristiques de ce nouveau rapport aux textes après 1880  ?

 

En fait, on passe alors d’un enseignement de la rhétorique à un enseignement de la littérature : jusqu’en 1880, on demande aux élèves d’imiter des textes qu’on leur propose en modèles ; ensuite, on leur demande de lire des textes qui ne sont plus tant des modèles d’écriture que des textes à admirer et à commenter. Après 1880, on invente donc peu à peu de nouveaux exercices, comme la dissertation littéraire et l’explication de textes, qui existent encore dans l’école du XXIe siècle…

 

Est-ce à dire qu’aujourd’hui on enseigne le français  comme jadis   ?

 

Je ne veux pas dire qu’on enseigne encore comme il y a un siècle, loin de là ! D’ailleurs, il y a eu des réformes importantes depuis, et notamment dans les années 1980-1990, qui sont des années de grands changements dans les programmes : on introduit la littérature de jeunesse au collège, l’argumentation, la communication, un peu de narratologie aussi, etc. Mais ce qu’on enseigne aujourd’hui au collège et au lycée est aussi héritier de cette histoire-là, qui explique par exemple les tensions entre langue et littérature, entre tradition rhétorique et culture du commentaire, etc. En français, les didacticiens le montrent bien, on ne fait jamais table rase, et les nouveaux exercices coexistent avec les anciens, et même parfois se contaminent les uns les autres, comme la dissertation et l’écriture d’invention, par exemple : si l’on ne s’arrête pas aux formes de l’exercice, certains sujets d’écriture d’invention du bac ressemblent parfois à une dissertation indirecte.

 

Vos travaux sont consacrés essentiellement à la didactique. Quelle définition simplifiée peut-on en donner ?

 

Le terme de didactique est en effet très polysémique… Entre la didactique comme épreuve de concours (à l’agrégation, par exemple), la didactique comme matière de formation (dans les Espé (4)), les didactiques disciplinaires et la didactique professionnelle, il y aurait de quoi se perdre !  Dans le sens où je l’entends, il s’agit d’une discipline de recherche, qui analyse les objets d’enseignement et d’apprentissage de l’école (en ce qui me concerne, ceux de la discipline « français »). Dans ce sens-là, les didactiques sont liées aux disciplines scolaires (il y a des didacticiens du français, des maths, de l’histoire-géo, etc.). Mais elles n’ont pas à dire ce qu’il faut enseigner, même si les didacticiens ont pu parfois (et peuvent encore) être impliqués dans les réformes, aux côtés des acteurs institutionnels. Implication et prescription sont cependant deux choses assez différentes.

 

Dans ce contexte comment intervenez-vous en qualité de didacticienne ?

 

Mon objectif est d’essayer de décrire et d’analyser le plus précisément possible les contenus disciplinaires, la manière dont ils sont transposés ou construits par l’institution scolaire, et de comprendre ce qui se passe dans les situations didactiques, entre les savoirs, l’enseignant et les élèves. Mais il n’est pas de prescrire tel ou tel contenu ou telle ou telle pratique. Il me semble important en effet de ne pas mélanger la recherche et la prescription : en tant que chercheuse, je n’ai pas à dire ce qui doit être enseigné, ni comment.

 

Néanmoins la didacticienne devient parfois formatrice ?

 

C’est une autre casquette…  En tant que formatrice, je peux avoir un rôle de conseil (pas de prescription). Évidemment, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de liens possibles entre recherche et formation, bien au contraire. L’articulation entre les deux est essentielle, notamment dans le cadre des Espé. Mais former, ce n’est justement pas prescrire, mais aider à construire une professionnalité. Et la recherche est un des éléments importants de ces processus de professionnalisation.

 

Vous avez écrit sur la scolarisation des romans et plus largement sur la manière dont l’école fait de la littérature un objet disciplinaire, une matière d’enseignement… Pourriez-vous expliciter ce phénomène ?

 

Mes recherches, ancrées en didactique du français, visent notamment à mieux comprendre la construction des « enseignables », pour reprendre une expression que j’emprunte à l’historien des disciplines André Chervel. Elles interrogent particulièrement l’enseignement de la littérature, dans une double perspective épistémologique et historique. C’est dans ce cadre que je m’intéresse aux corpus littéraires scolaires : l’enseignement de la littérature au second degré étant organisé autour de textes, l’étude des corpus littéraires scolarisés est une entrée importante pour mieux comprendre cet enseignement, ses enjeux, ses finalités et son histoire.

 

Comment avez-vous procédé ?

 

J’ai travaillé sur les genres littéraires (le roman, le théâtre, mais aussi le biographique, par exemple), et sur la manière dont ces genres sont scolarisés, c’est-à-dire dont ils entrent à l’école, et y deviennent des objets d’enseignement. J’ai exploré cela à travers les manuels et les textes officiels, qui permettent d’interroger aussi les époques plus anciennes, ainsi que par des enquêtes auprès d’enseignants. Je me suis posée des questions comme : quels corpus de textes l’école privilégie-t-elle ? pour quelles finalités ? quelle est l’histoire de cette scolarisation ? comment fonctionne-t-elle ?

 

Qu’avez-vous  remarqué ?

 

Les corpus littéraires scolaires, loin d’être stables et figés, sont donc régulièrement (re)construits et (re)configurés selon les époques, les filières, les niveaux, etc. Leur étude permet d’approcher les fonctionnements disciplinaires et les processus de scolarisation et de mieux comprendre l’histoire de la discipline. Ce que je montre, c’est que les genres qui sont scolarisés sont ceux qui peuvent servir des visées disciplinaires, et pas seulement esthétiques, et que l’école adapte le corpus à ces visées. Le genre de la tragédie dite « classique » a par exemple beaucoup évolué depuis le XVIIIe siècle, tant dans sa définition que dans son corpus. Pendant longtemps, Voltaire était lu essentiellement comme un auteur de tragédies classiques ; mais lorsque l’histoire littéraire est devenue incontournable dans l’approche des textes, on a réduit la tragédie « classique » à une petite partie du XVIIe siècle, et ce d’autant plus après la recatégorisation de Corneille en auteur « baroque ». En même temps, le corpus des œuvres et des extraits a évolué, les tragédies pieuses de Racine laissant place par exemple à Phèdre, que son intrigue – trop scabreuse ! – a longtemps tenu éloignée de l’école, sinon par extraits décontextualisés.

 

Balzac à lui seul est un bon exemple de scolarisation…

 

Un romancier comme Balzac, auteur d’une œuvre importante, a aussi beaucoup évolué. Le père Goriot, par exemple, est devenu le classique balzacien par excellence depuis les années 1970, mais il a laissé dans l’ombre des romans pourtant longtemps très lus à l’école. C’est le cas d’Eugénie Grandet, dont la scolarisation dans la première moitié du XXe siècle a sans doute été portée par le fait qu’il s’agit là d’un roman susceptible de contribuer à l’éducation morale des élèves, notamment à travers des « types » humains comme on en trouve par exemple chez Molière (l’avare, l’épouse chrétienne, la fille dévouée, la servante, etc.). Au-delà du corpus des œuvres, c’est aussi le corpus des « extraits » qui évolue. Pour reprendre l’exemple du Père Goriot, les passages les plus édifiants, qui correspondaient aux finalités morales de la discipline (la mort de Goriot, par exemple), ont quasiment disparu après les années 1970 au profit d’autres passages, centrés sur des personnages, dont l’amoralité est devenue presque un atout : le personnage de Vautrin, l’ambition de Rastignac et son défi final à la société, etc. Quant à la description de la pension Vauquer, un passage souvent repris dans les manuels depuis la fin du XIXe siècle, c’est sa lecture même qui a changé : on a longtemps mis en avant le caractère « réaliste » de cette description, alors qu’on la lit actuellement comme une description symbolique et subjective.

 

Si vous aviez à recommander six morceaux choisis de littérature française  pour des élèves de sixième que proposeriez-vous ?

 

Je ne recommanderais pas des morceaux choisis ! D’autant que quand on voit la variété et la qualité des ouvrages proposés actuellement en littérature de jeunesse, on se dit qu’il serait dommage de ne pas donner à lire des livres entiers. Et puis, comme je le disais, ce n’est pas mon rôle de recommander, les enseignants sont bien mieux placés pour choisir les textes sur lesquels ils veulent travailler, en fonction de leur classe, de leurs objectifs, du moment de l’année, etc.

 

Propos recueillis par Gilbert Longhi

 

Notes :

http://www.u-cergy.fr/fr/_plugins/mypage/mypage/content/ndenizot.html  

http://www.airdf.net/    

http://www.recherches.lautre.net/    

4  Écoles supérieures du professorat et de l’éducation, qui ont succédé aux IUFM (Instituts universitaires de formation des maitres)

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 25 mars 2015.

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